vendredi 31 janvier 2020

Nouvelle publication

Histoire et civilisation du livre. Revue internationale,
Genève, Librairie Droz,
XV (2019), 393 p., ill.
ISBN 978-2-600-060000-4 

SOMMAIRE
L’histoire littéraire des bibliophiles (XIXe-XXe siècles)
M. Le Bail, « Introduction »
M. Le Bail, « Charles Nodier ou la "condition d’origine" comme condition d’une histoire littéraire des origines ? »
A.-C. Royère et J. Schuh, « Les éditeurs bibliophiles : l’amateur comme créateur de livres (1890-1914) »
M. Charreire, « L’œuvre "Doré" du bibliophile Jacob »
N. Pamart, « Jean de Tinan, ou la recherche d’une légitimité littéraire par le beau livre »
O. Bessard-Banquy, « Du luxe au semi-luxe »
F. Rouget, « Prosper Blanchemain, bibliophile et éditeur des poètes minores de la Renaissance française »
J.-L. Diaz, « Charles Asselineau face aux Minores du romantisme »
R.-J. Seckel, « Sade 1850-1909, début de reconnaissance ? »
P.-J. Dufief, « Octave Uzanne : de la bibliophilie à l’histoire littéraire »
J.-D. Wagneur, « Le Panthéon de papier de Firmin Maillard : Bohème et hémérophilie »
L. Portes, « Eugène Le Senne, bibliophile et collectionneur »
Études d’histoire du livre
G. Bischoff, « Libreria publica : la bibliothèque de Saint-Jean de Strasbourg au berceau de l’humanisme rhénan »
B. Delestre, « La bibliothèque de l’Académie royale d’architecture (1671-1793) »
A. Béhin, « Un imprimeur dijonnais à la Bastille : Louis Hucherot et l’affaire du Parlement outragé (1761) »
M.-D. Leclerc, « Pierre de Provence dans le papier bleu »
C.-É. Vial, « Louis-Philippe et les livres. De la collection familiale à la bibliothèque du musée de l’histoire de France »
J.-Y. Mollier, « Albert Demangeon, un géographe chez Armand Colin »
Livres, travaux et rencontres
Comptes rendus, par Catherine Rideau-Kikuchi, Jean-Yves Mollier, Marisa Midori Deaecto, Livia Castelli, Olivier Poncet, Florine Lévecque-Stankiewicz, Améie Ferigno, István Monok, Ilaria Pastrolin. 

Le lecteur qui souhaiterait disposer de renseignements complémentaires sur la Revue (notamment les livraisons antérieures) pourra se reporter au site de la Librairie Droz: https://www.droz.org/france/fr/80-histoire-et-civilisation-du-livre-revue-internationalehttps://www.droz.org/france/fr/80-histoire-et-civilisation-du-livre-revue-internationale
Attention : cette page est en cours d’aménagements en vue de la pose d’une barrière mobile de trois ans.

Derniers billets publiéssur ce blog
Annonce d’un colloque d’histoire du livre
À propos de L’École d’Athènes, de Raphaël (attention: trois billets publiés successivement) 
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samedi 25 janvier 2020

Annonce de colloque

Appel à communications

Colloque
La théologie par ordre alphabétique
Le dispositif éditorial du dictionnaire à l’âge de l’imprimé et ses effets
sur la disciplinarisation et la polémique théologiques (XVIe-XXIe siècle)

18-19 juin 2020
École nationale supérieure
des sciences de l’information et des bibliothèques
(Lyon)

 «On a tout mis en Dictionnaire, excepté nos folies, parce qu’on sait qu’elles formeroient des in-folio, & que nous ne lisons plus que des brochures», peut-on lire dans L’Inoculation du bon sens, petite brochure satirique due à l’homme de lettres Nicolas-Joseph Sélis (1), qui souligne là deux faits conjoints: d’une part, l’importance grandissante d’un objet éditorial au XVIIIe siècle, le dictionnaire, et de l’autre, l’embarrassante question du lectorat de ces gros volumes à l’âge où triomphent les publications courtes et acérées. Les dictionnaires sont-ils faits pour être lus, ou au moins consultés, le temps d’une leçon, d’un exercice scolaire, d’un problème juridique ou d’un doute lexical? Leur grand format –tout relatif en réalité– ne masque-t-il pas la forme brève par excellence, celle de la notice parfaitement indépendante de celle qui précède et de celle qui suit?
C’est à cette double question, celle des conditions économiques et matérielles de l’émergence d’un nouveau produit éditorial à partir de la «révolution de l’imprimé» (Elisabeth Eisenstein), et celle des usages nouveaux ou traditionnels que ce produit permet, que voudrait se consacrer ce colloque, en appliquant ces problématiques au champ de la théologie.
En effet, l’historiographie a souligné combien cette révolution de l’imprimé avait été le moteur des réformes à partir de la fin du XVe siècle et avait favorisé l’émergence puis la stabilisation de deux Europe chrétiennes, l’une protestante et l’autre catholique. Cette donnée chronologique invite à repérer dans l’immense masse des imprimés, après les livres de piété, les vies des saints ou les ephemera (2), d’autres formes éditoriales susceptibles de soutenir l’une ou l’autre cause. Les dictionnaires et encyclopédies croisent en outre un fait social essentiel à l’époque moderne: la tension continue entre les efforts de normalisation des comportements et des croyances par les Églises , et l’émancipation des individus, y compris au sein de la plus stricte orthodoxie. Le dictionnaire est l’outil normatif par excellence –de la langue, du sens, des concepts, des usages lexicographiques–, mais il autorise aussi, par l’arbitraire de sa construction au fur et à mesure que s’impose l’ordre alphabétique, des digressions, des renvois, des rapprochements fortuits ou imposés qui ouvrent la porte à de nouvelles discussions. Enfin, le dictionnaire est le symptôme flagrant de la disciplinarisation des savoirs au fur et à mesure de leur reconnaissance dans le champ savant et social.
Or, l’âge moderne voit un mouvement contradictoire de professionnalisation progressive des théologiens reconnus par les instances ecclésiastiques (3), et de déspécialisation de la discipline dans l’ensemble de la société, alors que l’émergence de la critique invite tout un chacun à s’improviser théologien. L’abandon presque systématique, à partir de la fin du XVIIe siècle, de la langue latine pour cette catégorie d’ouvrages, alimente d’autant cette approche critique de la religion dans le champ social, et favorise le glissement de la théologie dans le champ culturel, voire littéraire (4).
Acte de naissance de Jacques Paul Migne, Saint-Flour, 18 fructidor VIII (© Ad15)
L’historiographie a privilégié jusqu’à présent une approche textuelle des dictionnaires de théologie, en recherchant dans leur contenu l’évolution de concepts dogmatiques ou l’appréciation par les élites ecclésiastiques de tel ou tel réalité sociale: la nature, la grâce (5), la femme (6) par exemple. Dans la même perspective, des travaux plus littéraires ont interrogé la perception de la théologie dans les dictionnaires profanes (7). L’historiographie s’est aussi penchée, avec succès, sur des périodes courtes estimées essentielles dans les mutations qui ont affecté le christianisme, telles le milieu du XIXe siècle (8) ou la première moitié du XXe (9). Sans occulter les innovations dogmatiques ou rituelles dont les dictionnaires témoignent, le présent colloque entend plutôt inscrire cet objet dans les questionnements de l’histoire du livre et de la lecture, en privilégiant trois pistes (non exclusivement): 
1) Quelles sont les conditions –matérielles, intellectuelles, censoriales…– nécessaires à l’édition d’un dictionnaire entre le XVIe et le XXIe siècles? Quelle est la rentabilité d’une telle entreprise? Y a-t-il un profil type de l’auteur de dictionnaires théologiques (on songe à Houdry, Pontas, Durand de Maillane, Migne, Mangenot, Vacant…)? Comment travaillent de concert l’auteur et l’éditeur / imprimeur / libraire ? Quelle est la diffusion espérée de ces produits? Quelle place occupent-ils dans l’histoire de la contrefaçon et de l’édition clandestine?
2) Quelle est la réception critique des dictionnaires de théologie? Quels échos en rendent les journaux bibliographiques et savants? Qu’en pense l’opinion?
3) Quel est le lectorat espéré? Quels sont les usages prescrits... et les usages réels? Les communicants pourront ici interroger la pratique de la constitution de dictionnaires à usage personnel, dans la veine des «lieux communs», ou des listes de lecture organisées alphabétiquement pour rafraîchir la mémoire du lecteur.

Notes 
(1) Londres, [s. n.], 1761, p. 9.
(2) Philippe Martin, Une Religion des livres (1640-1850), Paris, Ed. du Cerf, 2003. Éric Suire, Sainteté et Lumières: hagiographie, spiritualité et propagande religieuse dans la France du XVIIIe siècle, Paris, H. Champion, 2011. Ephemera catholiques: l’imprimé au service de la religion (XVIe-XXe siècles), dir. Philippe Martin, Paris, Beauchesne, 2012.
(3) Voir par exemple Fabienne Henryot, «Portrait du récollet en écrivain au XVIIe siècle», dans Les Récollets. En quête d’une identité franciscaine, dir. C. Galland [et al.], Tours, PUFR, 2014, p. 219-233.
(4) Voir, pour le XVIIe siècle, Jean-Pascal Gay, Le Dernier théologien? Théophile Raynaud (v. 1583-1663), histoire d’une obsolescence, Paris, Beauchesne, 2018; pour la période contemporaine, Stéphanie Dord-Crouslé, «Les entreprises encyclopédiques catholiques au XIXe siècle: quelques aspects liés à la construction du savoir littéraire », dans La Construction des savoirs (XVIIIe - XIXe siècles), dir. Lise Andriès, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2009, p. 77-196.
(5) Sylviane Albertan-Coppola, « Nature et grâce à travers les dictionnaires du 18e siècle: un débat philosophico-théologique», dans Dix-huitième siècle, 2013, n° 1, p. 61-78.
(6) Marcel Bernos, «La ‘femme’ dans le Dictionnaire théologique de Bergier», dans Clio. Femmes, Genre, Histoire, 1995, n° 2 [En ligne] : https://journals.openedition.org/clio/492
(7) Christiane Mervaud, «Quelques aperçus sur la théologie et les théologiens dans le Dictionnaire philosophique», dans Littératures, 1994, vol. 31, n° 1, p. 79-90 ; Sylviane Albertan-Coppola, «La spécialisation dans l’Encyclopédie méthodique. Le cas de la théologie», dans Panckoucke et l’Encyclopédie méthodique. Ordre de matières et transversalité, dir. Martine Groult, Luigi Delia, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 245-254.
(8) L’Encyclopédie théologique de Migne (1844-1873) entre apologétique et vulgarisation, dir. Claude Langlois, François Laplanche, Paris, Éd. du Cerf, 1992.
(9) Théologie et érudition de la crise moderniste à Vatican II. Autour du Dictionnaire de théologie catholique, dir. Sylvio Hermann de Franceschi, Limoges, PULIM, 2014.
(10) Élisabeth Décultot, Lire, écrire copier: les bibliothèques manuscrites et leurs usages au XVIIIe siècle, Paris, CNRS ed., 2003.

Les propositions de communication, d’une demi-page environ, seront adressées à Amance Flichy (amance.flichy@enssib.fr), Marie Servillat (marie.servillat@enssib.fr) et Fabienne Henryot (fabienne.henryot@enssib.fr) avant le 29 février 2020.
Le programme définitif sera élaboré en mars 2020.

Ce colloque est organisé par les étudiants du Master 1 & 2 «Cultures et l’écrit et de l’image» Enssib/Université Lumière Lyon 2, sous la direction scientifique de Fabienne Henryot (Enssib) et de Philippe Martin (Université Lyon 2), avec le soutien de l’Enssib, du Centre Gabriel Naudé (EA 7286) et du LabEx Comod.
Communiqué par Amance Flichy

dimanche 19 janvier 2020

Conférence d'histoire du livre

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES
Sciences historiques et philologiques
Conférence d’«Histoire et civilisation du livre» 

Madame Emmanuelle Chapron,
directrice d’études, professeur à l’université d’Aix-Marseille 

Vendredi 31 janvier 2020, 14h.

Des «papiers» dans les bibliothèques
En poursuivant la réflexion initiée dans la séance précédente, nous observerons comment, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les grands commis de l'État royal ont transformé leurs papiers administratifs en manuscrits de bibliothèque. Nous suivrons aussi l'apparition, au XVIIIe siècle, d'un "marché des papiers" tenu en main par les libraires parisiens à l'occasion des grandes ventes aux enchères de bibliothèques privées. Nous verrons enfin l'émergence d'un milieu de professionnels des papiers, secrétaires, généalogistes, dont certains fondent de petites officines fructueuses en collectant toutes sortes d'archives en déshérence et en les revendant à la Bibliothèque royale.`
Une bibliothèque aux archives: la Bibliothèque de la Ville de Versailles, dans l'ancien hôtel des Affaires Étrangères et de la Marine (voir détails ici)
NB- La séance du séminaire initialement prévue le vendredi 24 janvier aura lieu la semaine suivante, le vendredi 31 janvier, aux mêmes horaires (14-18h), au même endroit (MSH Raspail), mais dans une salle différente (salle 5). Il n'y aura donc pas cours le 24 janvier. 

La conférence aura lieu tous les 4e vendredis du mois (sauf en décembre et en mai, où elle aura lieu plus tôt dans le mois), de 14h à 18h, au 54 boulevard Raspail, salle 26.

Communiqué par Madame Emmanuelle Chapron 

dimanche 12 janvier 2020

L'année Raphaël (3)

Comme annoncé, nous revenons aujourd’hui une dernière fois sur l’héritage de l’École d’Athènes, sur la médiatisation de l’artiste comme héros… et sur la pérennité du motif dans la décoration des bibliothèques.
Nous l'avons dit, la célébrité de Raphaël est telle que ses fresques du Vatican deviennent très vite une œuvre emblématique reproduite notamment par le biais de la gravure. Or, par extraordinaire, le carton préparatoire de l’École d’Athènes a été conservé à Rome. Il s’agit d’une pièce très impressionnante, de fait le plus grand dessin de la Renaissance qui nous soit parvenu, et dont l’étude attentive permet de préciser un certain nombre de points quant à la conception de l’œuvre et à la manière de travailler de l’artiste (1): nous avons déjà signalé que le cadre architectural encadrant la fresque ne figurait pas sur le carton, non plus que la silhouette d’Épicure, introduite plus tard au premier plan de la composition.
Ce carton est acquis par le cardinal archevêque Federico Borromeo (1564-1631) à Milan au tout début du XVIIe siècle, et il entre dans les collections léguées par lui à l’Ambrosiana: le complexe élevé par le cardinal comprend en effet, comme on le sait, une bibliothèque de travail et une Académie (présidée par Crespi), mais aussi une école et un ensemble de collections précieuses destinées à servir de matériau à l’enseignement des Beaux-Arts. Aujourd’hui, le carton, admiré par Joseph de Lalande (voir son Voyage en Italie), est toujours conservé et présenté au public dans une salle spéciale de la superbe Pinacoteca Ambrosiana (cliché 1).
Pourtant, l’œuvre de Raphaël a quitté Milan pour quelques années. Cent soixante-dix ans en effet après son entrée à l’Ambrosiana, voici que la victoire de Lodi contre les Autrichiens (11 mai 1796) ouvre à Bonaparte les portes de la capitale lombarde. Reprenant la politique des «Agences d’évacuation» (sic) de 1794, une «Commission des sciences et des arts» est très vite instituée par le Directoire, qui effectuera le choix et supervisera l’expédition des pièces exceptionnelles que l’on saisira en Italie pour les rassembler à Paris: la capitale de la République, qui donne au reste du monde le modèle de la régénération politique, doit aussi s’imposer comme la capitale des arts et des sciences, «de l’excellence et du progrès». Dès le 7 mai, le Directoire écrit au général en chef :
Le Directoire est persuadé que vous regardez la gloire des beaux-arts comme attachée à celle de l’armée que vous commandez. (…) Le Muséum national [le Louvre] doit renfermer les monuments les plus célèbres de tous les arts, et vous ne négligerez pas de l’enrichir…
L’arrivée des «chefs d’œuvre» (dont des livres, ne l'oublions pas) d’Italie à Paris fera l’objet d’une mise en scène grandiose. Le Directoire en effet,
considérant que les chefs d’œuvre recueillis en Italie sont les fruits les plus précieux de nos conquêtes, et l’éternel témoignage de la puissance de la République française; que le Gouvernement à l’époque de leur arrivée à Paris doit manifester son intention constante de servir et de protéger les sciences et les arts; arrête ce qui suit: Article premier- Les objets des sciences et des arts recueillis en Italie seront reçus dans Paris avec pompe et solennité (26 avril 1798).
Nous n’avons pas à présenter ici le détail de la cérémonie, à la suite de laquelle le carton est versé au nouveau Museum (le Musée du Louvre), sinon pour souligner la prégnance du modèle d’Athènes et d’Alexandrie, dont Paris devra être reconnue comme le successeur. L’œuvre de Raphaël sera restituée à la chute du Premier Empire, comme le regrette implicitement Stendhal, pourtant «Milanais» de cœur:
Nous avons vu longtemps au Louvre, dans la galerie d’Apollon, le carton de l’École d’Athènes. Le passage du pont de Lodi nous l’avait donné, Waterloo nous l’a ravi, et il faut maintenant le chercher à la Bibliothèque Ambrosienne, à Milan (2).

Les institutions savantes antiques associaient formation intellectuelle, éducation politique et recherche scientifique –ainsi de l’Académie de Platon, du Lycée d’Aristote et, bien sûr, du Musée d’Alexandrie. Rien de surprenant si leur modèle est réanimé au cœur de certaines institutions modernes: à une centaine de kilomètres à l’est de Lisbonne, Évora est la capitale intellectuelle et artistique du Portugal aux XVe et XVIe siècles. En 1551 y est fondé le Collège du Saint Esprit, confié aux Jésuites, et qui recevra en 1559 le statut d’université, la seconde du royaume après Coimbra. Les bâtiments se déploient autour d’un grand cloître à arcades, sur lequel donnent la salle des Actes et les différentes salles de cours, elles-mêmes décorées de carreaux de céramique (azulejos) des XVIIe et XVIIIe siècles. Parmi les scènes représentées, deux intéressent tout particulièrement notre thématique, à savoir l’enseignement à l’Académie de Platon et au Lycée d’Aristote – pour autant, le modèle de la fresque raphaëlienne n’y apparaît pas (cliché 2).
Il n’en va pas de même dans un autre établissement jésuite, appartenant en l’occurrence à la géographie des anciens Pays-Bas. À Valenciennes en effet, la capitale du Hainaut français, le recteur du puissant collège, le P Cordier, paie de ses propres deniers la décoration de la nouvelle bibliothèque, en trace le programme iconographique et en confie la réalisation au peintre lillois Bernard Joseph Wamps. Sur les longues parois au-dessus des rayonnages, on mettra en place une succession de portraits de Pères de la Compagnie ayant tout particulièrement illustré celle-ci par leurs travaux dans les différents domaines de la connaissance. Sur les petits côtés, deux compositions allégoriques se feront face, inspirées de la Stanza de Raphaël. Elles illustrent de manière libre, la première, l’École d’Athènes, et la seconde, la Dispute du Saint Sacrement. Cette dernière, accompagnée du cartouche «Scrutamini Scripturas», est placée du côté de l’église Saint-Nicolas, à la tribune de laquelle un étroit passage donne directement accès (3). 
Parce qu’ils se plaçaient dans cette continuité, les savants jésuites avaient conservé la structure iconographique de la Renaissance, avec les deux motifs qui se font face. Il n’en va plus de même à la nouvelle Bibliothèque Sainte-Geneviève, héritière à Paris de la bibliothèque de l’abbaye éponyme. Le programme iconographique défini par Jules II et par ceux qui l’entourent semble désormais inintelligible et probablement inadéquat, surtout dans le cadre non plus d'une institution d'enseignement destiné à une minorité de jeunes gens, mais d'une institution qui doit devenir la première grande bibliothèque publique parisienne. Le double motif (l'École et la Dispute) est désormais abandonné, au profit de la seule représentation de l’École d’Athènes traité par deux élèves d'Ingres, les frères Raymond et Paul Bayze, et symbolisant la progression des connaissances humaines. Nous sommes au milieu du XIXe siècle, à  l’ère du positivisme d’Auguste Comte, et l’architecte Henri Labrouste veut faire de sa bibliothèque un modèle de modernité pour le futur:
À l’entrée, les lumières du savoir accueillent le lecteur, sous forme de deux torches encadrant la lourde porte de bronze. [Puis c’est] le vestibule, sombre, [qui] conduit vers le grand escalier qui permet au lecteur de monter vers la connaissance. (…) Une immense copie de l’École d’Athènes de Raphaël décore le mur de l’escalier, lui-même éclairé d’imposants candélabres (4).

Notes
(1) Konrad Oberhuber, Lamberto Vitali, Raffaello : il cartone per la Scuola di Atene, Milano, Silvana Editoriale, 1972. Outre la gravure de Ghisi (signalée par ex. dans la collection du banquier Winckler à Leipzig en 1803, n° 3851 et 3852), plusieurs cabinets de l’époque des Lumières signalent des dessins de Raphaël préparatoires à l’École d’Athènes.
(2) Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Paris, Gallimard, 1996, p. 827 («Bibliothèque de la Pléiade»).
(3) Plutôt qu’aux plaquettes récemment publiées, et qui se signalent surtout par l’indigence de leur information, on se reportera à l’article classique de Paul Lefrancq, «La Bibliothèque municipale de Valenciennes», dans Bulletin des bibliothèques de France, 1962, n° 9-10, p. 517-519. Voir aussi: Marie-Pierre Dion, «Image et mémoire: les catalogues en images de la bibliothèques de jésuites de Valenciennes», dans Arts de la mémoire et nouvelles technologies, Valenciennes, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, 2012, p. 33-42.
(4) Jean-François Foucaud, «De la Bibliothèque Sainte-Geneviève à la Bibliothèque impériale », dans Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, dir. Jean-Michel Leniaud, Paris, Bibl. Ste-Geneviève, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 36-47, ici p. 43. C'est la position de la peinture en retrait du grand escalier qui interdit d'en avoir une représentation photographique adéquate.

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L'année Raphaël (1)
L'année Raphaël (2)

mardi 7 janvier 2020

L'année Raphaël (2)

Pour inaugurer l’«Année Raphaël», nous avons présenté, dans notre premier billet de 2020, la fresque de L’École d’Athènes, en rappelant l’articulation étroite qui existe sur le plan idéologique, entre le motif même choisi par le souverain pontife et par ses proches, et la symbolique du lieu, à savoir la «Chambre» abritant la bibliothèque privée du pape Jules II. Nous poursuivrons aujourd’hui, en examinant la présence de l’écrit et du livre dans le détail de la fresque, et la diffusion du motif de celle-ci, par le biais, d’abord, des descriptions et des récits de voyage, et bientôt par celui des estampes.
Que l’École d’Athènes soit intimement liée au monde de l’écrit, la présence en nombre de personnages occupés à e lire ou à écrire en témoignera suffisamment. Outre les deux figures centrales de la scène, Platon et Aristote, qui tiennent chacune un codex, voici Pythagore et son groupe, dont un jeune putto dressant un tableau de l’harmonie musicale. De l’autre côté de la fresque, Euclide fait une démonstration de géométrie en s’aidant d’une ardoise sur laquelle il trace ses figures. Les deux groupes réunis chacun autour d’un maître symbolisent deux des arts libéraux, à savoir d'une part la musique, de l'autre la géométrie. 
Mais voici encore, aux pieds de Minerve, un jeune homme assis, comme les cheveux au vent, et qui est en train de prendre fiévreusement des notes en s’appuyant sur son genou (cliché 1). Diogène quant à lui prend connaissance d’une note, ou d’une lettre, qu’il tient de la main gauche, tandis qu’Épicure / Michel Ange, la plume à la main, semble plongé dans ses pensées (cliché 2).
Un personnage retient plus particulièrement l’attention, un jeune homme, habillé de bleu, à l’avant-plan à gauche de la fresque : d’après Brock (p. 146), il s’agit de Tommaso, dit Fedra Inghirami (1470-1516), nommé en 1505 prévôt à la Bibliotheca Vaticana, puis préfet de celle-ci en 1510 (cf DBI, LXII). Inghirami, qui descend d’une famille proche des Médicis, a accompagné le légat a latere Bernardino Lopez de Carvajal auprès de Maximilien (1496), et a reçu de ce dernier le titre de poeta laureatus (1497) –et, de fait, son ami Raphaël le représente ici portant une couronne de lauriers, dans la position classique de l’historiographe prenant en notes les hauts faits de la cour où il est employé (cliché 3). 
L’invention de Raphaël tient dans la «naturalisation» de l'ensemble de la scène: il n’est plus nécessaire d’insérer des banderoles ou des phylactères pour identifier le personnage ou pour préciser le propos. Certes, ce qu’écrivent les uns et les autres reste illisible pour le spectateur, mais, à l’exception des deux inscriptions présentées à l’avant-plan sur des ardoises et des titres du Timée et de l’Éthique,
tout ce qui a trait à l’écriture est finalement naturalisé en geste de lire, décrire, de dessiner, de recopier, de montrer dans un livre ou de regarder écrire, voire d’apporter des volumes (Brock, p. 146).
Paradoxalement, une autre manifestation de l’écrit apparaît dans la Stanza della Segnatura: le 6 mai 1527 en effet, les troupes impériales conduites par le connétable de Bourbon, forcent la porte de Santo Spirito, et s’emparent sans coup férir de Rome. Pendant plusieurs mois (en fait, jusqu’en février 1528…), la Ville est livré au pillage, auquel les Stanze de Raphaël n’échappent pas. Une partie des troupes impériales est constituée de lansquenets protestants et, dix ans après les Thèses de Luther contre les Indulgences, la révolution des médias de masse est un fait: les canards et des pamphlets imprimés (les Flugschriften) contre le pape et contre l’Église de Rome circulent très largement en terre de Réforme, et ils sont parfois d’une extrême violence. Rien de surprenant si, partout dans la Ville soumise an pillage, un premier saccage des «images» se produise (Bildsturm), et si les reliques, assimilées à des objets de charlatanerie, soient profanées. Dans la Stanza della Segnatura comme dans un certain nombre de lieux symboliques, des graffiti tracés à la pointe de l’épée témoignent du passage des lansquenets de Georg von Frundsberg… avec en l’occurrence l’inscription «Luther», sur la fresque de la Dispute (cf Chastel (1), p. 121 et suiv.: cliché 4). Ici l'historien n'est plus confronté à une perspective d’histoire de l’art, mais bien d’anthropologie, pour laquelle les graffiti luthériens s’introduisent au cœur même du modèle intellectuel pontifical tel que mis en scène par Raphaël, pour le subvertir – en substituant le nom du Réformateur à celui du pape. Au passage, on remarquera que le vandale lansquenet est bel et bien alphabétisé...
Mais revenons à la fresque pour elle-même. Le travail de Raphaël est aussitôt célèbre, même si sa citation par Paolo Giovo (dans la «Vie de Raphaël», Raphaelis Urbinatis vita) reste elliptique. Vasari en donnera une description plus circonstanciée, mais non exempte d’erreurs factuelles (au point que Brock suggère qu’il n’a peut-être pas vu lui-même les fresques). Surtout, le motif de l’École d’Athènes est bientôt diffusé par la gravure, mais selon une voie a priori inattendue, puisqu’elle nous conduira de Mantoue à Rome… et à Anvers.
C’est en effet de Mantoue qu’est originaire le dessinateur et graveur Giorgio Ghisi, né en 1520 et dont nous ne savons pratiquement rien de la formation artistique mais qui a manifestement subi l’influence de Giulio Romano. Les premiers travaux que nous connaissions de lui, dessins et gravures, datent de la décennie 1540, d’abord à Mantoue, puis à Rome. Il entre alors en relations avec le Flamand Hieronymus Cock (1518-1570), lequel séjourne précisément un temps à Rome. Rentré à Anvers en 1548, Cock se lance dans l’édition et la diffusion des estampes, à l’adresse bientôt célèbre des «Quatre vents». La conjoncture exceptionnelle qui est celle d’Anvers au milieu du XVIe siècle, et que nous évoquions tout récemment à propos de Christophe Plantin, assurera le succès de l’entreprise:
Dès ses premières années d’activité comme éditeur, [Cock] a formé le projet de présenter au public néerlandais les œuvres de Raphaël et de son école, alors seulement connues de quelques privilégiés. Son principal atout pour y parvenir fut d’avoir réussi à faire venir à Anvers le célèbre graveur italien Giorgio Ghisi, qui exécuta pour [lui] deux gravures monumentales d’après les fameuses fresques de Raphaël au Vatican, rapidement objets de tous les regards.
Le «public néerlandais», certes, mais pas seulement lui: les réseaux commerciaux de la métropole de l’Escaut permettent une diffusion pratiquement européenne des produits anversois ou transitant par Anvers. Quoi qu’il en soit, Ghisi rejoint bientôt son ami. Sa reproduction de l’École d’Athènes est la première à être gravée, en deux planches, et à sortir à l’adresse de Cocq en 1550 (cliché 5). Le bloc sur lequel Épicure s’appuie pour écrire porte désormais la signature: «Raphael Urb[inensis] inv[enit] Georgius M[a]t[uanus] fec[it]». Mais, de manière a priori surprenante, l’image est identifiée au titre, non pas comme L’École d’Athènes de Raphaël, mais comme le prêche de l’apôtre Paul devant une assemblée de philosophes à l’aréopage d’Athènes (cf Actes, XVII, 18 et suiv.). L’inscription épigraphique est portée à l’avant-scène à gauche:
Pavlvs Athenis per Epicvraeos et Stoicos qvosdam philoso phos addvctvs in Martiv Vicv. Stans in medio vico. Svmpta occasione ab inspecta a se ara. Docet vnum illvm, vervm, ipsis ignotvm Devm. Reprehendit idololatriam, svadet resipiscentiā incvlcat et Vniversalis Ivdicii diem et mortvorvm per redivivvm Christvm Resvrrectionem. Act. // XVII.
D’où provient la réinterprétation, nous l’ignorons, mais de toute évidence, il s’agit de faciliter la diffusion de la gravure, dans un environnement tout autre que celui de la capitale pontificale, et où les thèses de la Réforme sont largement reçues. L’année suivante, Ghisi s’inscrit à la Guilde Saint Luc, sous le nom de Joorgen Mantewaen: il est probable qu’il quitte cependant Anvers vers 1554, sans doute d’abord pour la France, puis pour l’Italie.
La réception de la fresque de l’École d’Athènes est ainsi considérablement élargie mais, si le motif reste le même, son interprétation en est déplacée en profondeur: l’humanisme néo-platonicien n’est plus d’actualité, non plus que la théorie des bibliothèques. Signe de la conjoncture nouvelle, c'est la problématique économique qui s'impose en ce mitan du XVIe siècle, à travers le recours à la gravure, et à travers le choix de ce que nous pourrions presque appeler une «scène de genre» illustrant la rencontre de l’apôtre (dont la figure se substitue à celle de Platon!) avec les représentants les plus notables de la culture antique.
Nous reviendrons, dans notre troisième et dernier billet à propos de l'École d'Athènes, sur l’héritage d’Athènes… et sur le retour du motif raphaëlien dans les bibliothèques.

Notes
(1) André Chastel, Le Sac de Rome, 1527. Du premier maniérisme à la contre-Réforme, Paris, Gallimard, 1984, («Bibliothèque des histoires»).
(2) Hieronymus Cock, La gravure à la Renaissance, dir. Joris Van Grieken, Ger Luijten, Jan Van der Stock, Bruxelles, Fonds Mercator, 2013.

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jeudi 2 janvier 2020

Ouverture de l'Année Raphaël (1)

À l'occasion de la nouvelle année, notre petit blog va s'offrir un luxe étonnant, à savoir celui d'être tout simplement le premier à ouvrir l'Année Raphaël! Bien sûr, il s'agira aussi de livres... et de bibliothèques. Une manière, pour nous, de renouveler à tous nos lecteurs nos vœux les plus cordiaux.
Entrons maintenant dans une ancienne bibliothèque tout particulièrement célèbre: au Palais du Vatican, la pièce servant, selon la tradition, de bibliothèque privée et de cabinet de travail à Jules II (1503-1513) est la troisième d’une enfilade de Chambres (Stanze) dont la décoration à fresque a été confiée au tout jeune Raphaël (1487-1520…), alors âgé de vingt-cinq ans (1). Imprégné par les doctrines néo-platoniciennes, le choix des motifs de cette Stanza della Signatura a été fait par le pape et quelques-uns de ses familiers:
Voici les célèbres chambres vaticannes, où l’on peut assurer qu’est placé le trône de la peinture, trône que les étrangers viennent admirer de tous les endroits du monde. (…) Par le moyen de Bramante d’Urbin, [Jules II] fit venir de Florence le grand Raphaël, pour en peindre (…) un mur, où il lui ordonna de représenter l’École des anciens philosophes. Lorsque cet ouvrage fut exécuté, le pape en fut si surpris et si satisfait qu’il fit suspendre tous les travaux des autres peintres (Marien Vasi, Itinéraire instructif de Rome, Roma, Pagliarini, 1792, t. I, p. 643 (1)).
Nous sommes en 1508, et le projet a une vocation démonstrative: il s’agit de mettre en scène la cosmogonie humaniste et chrétienne, en articulant l’ordre de la métaphysique, celui de la connaissance empirique (l’ordre du monde physique) et celui de la Révélation. Sur les deux grandes parois, deux fresques se font face: d’un côté, L’École d’Athènes (mais cette appellation est plus tardive) symbolise la culture (παιδεία, humanitas) léguée par l’Antiquité classique et ranimée par le mouvement de l’humanisme; en regard, la Dispute du Saint Sacrement célèbre le mystère de l’Eucharistie. Dans cette perspective, la connaissance scientifique est couronnée par la théologie.
Laissons de côté l’organisation de l’ensemble du programme iconographique mis en œuvre dans la Chambre, pour nous arrêter brièvement sur cette École d’Athènes, thème qui sera repris plusieurs fois pour la décoration des bibliothèques –pour ne pas quitter la France, on pense aux Jésuites de Valenciennes, ou encore à la nouvelle Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris. Une cinquantaine de philosophes et de savants se rassemble sur les gradins qui introduisent à un bâtiment monumental de style antique: peut-être celui-ci est-il inspiré du projet de Bramante pour le nouvelle basilique de Saint-Pierre de Rome? L’hypothèse, en tous les cas, cadre bien avec le programme politico-idéologique de Jules II, visant à faire de la Ville la capitale du monde chrétien et de sa culture.
Le modèle est celui d’une réunion savante, une «académie»: les humanistes italiens du temps et leurs mécènes ne rêvent-ils pas de faire renaître l’âge d’or de l’Antiquité classique, en fondant des académies réunissant savants et artistes –on pense à l’Académie néo-platonicienne de Cosme de Médicis dans sa villa florentine de Careggi, ou à l’Académie aldine au Campo Sant’Agostin de Venise. Chez Raphaël, les personnages de la fresque sont bien individualisés, qui symbolisent le legs de la culture classique –le modèle de la «clé» a cependant trop fasciné les spectateurs, de sorte que la plupart des identifications proposées ne seraient en définitive pas fondées.
Deux figures centrales organisent la perspective: Platon, le disciple de Socrate, représente l’idéalisme; face à lui, Aristote est le fondateur d’une philosophie de l’expérience, et il a été à Miéza (auj. Naoussa) le maître d’Alexandre de Macédoine et du jeune Ptolémée Sôter, probable initiateur de la Bibliothèque d’Alexandrie. Si Aristote se place dans la filiation de Platon dont il a fréquenté l’Académie, il renoncera à l’idéalisme: son projet devient celui d’«organiser rationnellement les objets d’expérience et de savoir, construisant à partir d’observations détaillées des explications formelles visant à l’universel» (Alexandrie, I, p. 152). Il existait certes déjà des collections de livres à Athènes, mais c’est Aristote qui le premier institue le modèle de la constitution et de l’utilisation raisonnée de la bibliothèque, modèle plus tard transposé à Alexandrie. Il est un homme de l’écrit et du livre (on le surnommait d’ailleurs «le Liseur» à l’Académie), pour lequel la parole se transmue en discours, puis en discours écrit (2).
Platon et Aristote tiennent chacun un livre sous le bras, en l’occurrence le dialogue du Timée et l’Éthique. Le Timée, probablement l’une des dernières œuvres de Platon, fait référence à un démiurge comme créateur du monde physique et de l’âme humaine. Le dialogue constitue l’un des éléments principaux de la construction théorique de la figure centrale de l’Académie néo-platonicienne, à savoir Marsile Ficin, lequel rédige un Commentaire du Timée dans les années 1456-1457. En définitive, l’École d’Athènes constitue ainsi le premier volet de la synthèse élaborée entre le platonisme antique, l’héritage de la pensée médiévale, et la Révélation chrétienne –à laquelle est consacré le deuxième volet, celui de la Dispute (3).
Mais revenons aux détails de la fresque: Socrate lui-même est en haut des gradins sur la gauche, en train de discuter avec un certain nombre d’auditeurs. Comme son disciple Platon, il obéit à une gestuelle qui fait référence à la disputatio académique: là où Platon pointe le doigt vers le ciel, Socrate développe les points successifs de son argumentation en les décomptant sur les doigts de sa main gauche (c’est le geste du «comput digital» (4)). Parmi les autres protagonistes, des scientifiques: Pythagore figure au premier plan sur la gauche, en train d’écrire, entouré d’élèves penchés vers lui et qui cherchent à suivre son texte (cliché 2): pour Marsile Ficin, Platon serait l’héritier intellectuel de Pythagore, disparu plusieurs générations avant lui. À droite, Euclide explicite une démonstration géométrique à un autre petit groupe d’élèves. Ptolémée est présenté de dos: il tient dans la main une sphère terrestre, tandis que Zoroastre a quant à lui une sphère céleste.
Au centre, allongé sur les marches, Diogène. Enfin, un personnage figure au premier plan, assis en train d’écrire en s’appuyant sur un bloc de marbre: c’est Héraclite, qui présente la particularité de ne pas apparaître sur le carton préparatoire de Raphaël et d’avoir été ajouté plus tard directement sur la fresque. Sa silhouette, à laquelle on identifie Michel-Ange, préfigure comme en miroir celle de la célébrissime Melancholia d’Albrecht Dürer.
Sans entrer plus avant dans des détails par ailleurs bien connus, arrêtons-nous pourtant sur les deux statues qui dominent la scène, en arrière plan: à gauche, en retrait du groupe qui entoure Socrate, se dresse l'effigie d'Apollon et, lui faisant face en regard, celle de Minerve. Pour le souverain pontife, comme pour son entourage et pour les artistes qu’ils commanditent, la bibliothèque fonctionne comme le réceptacle du savoir: elle substitue l’ordre au chaos, sous la figure tutélaire du dieu de la lumière et de la beauté, des arts et des sciences, Apollon Musagète. Nous retrouvons en effet celui-ci dans la troisième fresque réalisée par Raphaël dans cette même Chambre, la fresque du Parnasse, qui symbolise la Beauté et au centre de laquelle le dieu trône, entouré de ses filles les Muses et accompagné des figures de grands auteurs de l’Antiquité ou de l’humanisme. Quant à Minerve, le pendant romain d’Athéna, elle est la déesse des activités intellectuelles: rien de surprenant si l’effigie de la déesse entre, jusqu’au XXe siècle, dans l’iconographie de nombreuses bibliothèques, académies et autres institutions savantes, sous sa propre figure, ou sous celle de son animal symbolique, la chouette (cliché 3: le porche principal de la Bibliotheca Alberftina, Leipzig).
Notre prochain billet traitera de la diffusion du modèle de l'École d'Athènes, avant d'aborder son utilisation dans les bibliothèques de l'époque moderne et contemporaine.

Notes
(1) Léon Dorez a contesté la localisation de la bibliothèque privée du pape dans la Stanza della Signatura («La bibliothèque privée du pape Jules II», dans Rev. des bibl., 6 (1896), p. 97-124). Maurice Brock, «La Chambre de la Signature, ou la naturalisation de la culture», dans Symboles de la Renaissance. Second volume, Paris, ENS, 1982, p. 135-159: «Il est maintenant admis (…) que la Chambre de la Signature était la bibliothèque personnelle de Jules II et son lieu de travail privé» (p. 138).
(2) Soit les trois premières catégories de la médiatisation: la parole oralisée entre deux interlocuteurs, et dont la première unité est la phrase. Le discours, soit un ensemble structuré de paroles, mais dont la signification excède celle du total des paroles qui le constituent. Enfin, le discours mis par écrit, et devenu par là-même autonome par rapport au locuteur initial.
(3) Contre Vasari, Stendhal identifie la première commande du pape à la fresque de la Dispute du Saint Sacrement: cf Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Paris, Gallimard, 1996, p. 818 («Bibliothèque de la Pléiade»). Cette hypothèse est celle généralement admise aujourd’hui.
(4) Gérard Minaud, «Des doigts pour le dire. Le comput digital et ses symboles dans l'iconographie romaine», dans Histoire & Mesure, 21/1 (2006), p. 3-34.

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