lundi 31 décembre 2018

L'économie des "industries polygraphiques" (2)

Pour le dernier jour de l’année 2018, nous poursuivons notre précédent billet consacré aux lignes de force de la géographie des activités polygraphiques à l’époque de la «librairie d’Ancien Régime». Ces lignes de force sont déterminées par des caractéristiques relevant de la géographie générale, mais aussi de l’histoire, et des différentes fonctions à l’œuvre au sein de la branche. Les ateliers typographiques y tiennent bien évidemment une place, moins pourtant que les structures assurant la diffusion et, à terme, moins que la branche de l'édition.
Dans un premier temps, au XVe siècle, les ateliers typographiques essaiment largement à travers l’Europe, mais, après trois ou quatre décennies, le processus de concentration est déjà engagé: un certain nombre de très grands ateliers concentre en effet une proportion croissante des opérations, et ils sont localisés dans quelques centres de premier plan. Parallèlement, le rôle des investisseurs et des capitalistes tend à monter en puissance, notamment à Venise: on rappellera, à titre d'exemple, le nom de Johann von Köln (Johannes de Colonia).
Le rôle de ces investisseurs peut parfois être assimilé à celui des libraires de fonds, comme le montre le cas de Johann Bergmann à Bâle à la fin du siècle. Bergmann, de fait, n’a jamais imprimé lui-même, mais il est à l’initiative de la publication de plusieurs titres novateurs et qui portent sa marque typographique: le plus célèbre est bien évidemment celui de la Nef des fous. Désormais, l’activité d’imprimerie relèvera souvent du travail à façon, tandis que le détaillant écoulera des publications qui ne sont pas les siennes. Au milieu du XIXe siècle, le grand éditeur Joseph Meyer ne fait pas autre chose que souligner la supériorité du statut et du rôle de l'éditeur, lorsqu’il avertit son fils, Hermann (1826-1909), lequel s’établit un temps à New York après les événements de 1848:
«La librairie d’assortiment (…) ferait de toi un détaillant, et userait tes forces dans de petites affaires et des soucis mesquins, qui devraient bientôt dégoûter un homme ayant ton ambition et tes capacités. C’est comme éditeur, comme commerçant en gros de livres, que tu te créeras un cercle d’activités, et c’est seulement de cette manière que tu pourras en trouver un qui te suffise et qui te satisfasse. Tu ne dois pas charrier des pierres comme journalier pour construire la tour de Babylone, (…) non! Tu dois être chef des travaux et architecte, et élever un temple pour l’ennoblissement et l’amélioration de cette fraction de l’humanité à laquelle est dévolue la mission de faire progresser et de défendre la civilisation.»
Hermann reviendra en définitive en Allemagne pour prendre la succession de son père, et c'est lui qui transportera l'entreprise familiale à Leipzig. Le monument funéraire élevé pour la famille  est à la gloire de l'édition: le profil du défunt surmonte la devise de sa Maison (Bildung macht frei = l'instruction rend libre) et, abritée par une grande palme, la mention de l'activité professionnelle (Verlagsbuchhaendler = éditeur).
Tombe de Hermann Meyer, Leipzig, Südfriedhof (détail)
Même si la modélisation suppose nécessairement de simplifier, essayons-nous maintenant à l’exercice consistant à proposer une typologie, même très sommaire, des villes d’imprimerie dans la période qui nous intéresse, celle des XVe-XIXe siècles –les éléments de statistique ne pourront se fonder que sur le nombre des titres publiés dans les différentes villes.
1) La première catégorie sera, bien évidemment, celle des centres principaux, véritables têtes de réseaux cumulant les avantages: l’Église et l’administration, l’université et les écoles, les hommes et les institutions du pouvoir, la disponibilité des capitaux, le contrôle de réseaux commerciaux étendus, etc. Le niveau global de population est évidemment un élément-clé, mais dont l’importance doit être relativisée: autour de 1500, Paris est une très grande ville au niveau européen, quand les centres allemands sont bien moins peuplés mais bénéficient d’une géographie plus favorable, et quand Naples, ville très peuplée mais située dans une géographie plus marginale, ne s’inscrit qu’à un niveau d’activité bien inférieur pour les presses typographiques. Cette géographie se déplace suivant les déplacements mêmes de la géographie économique d’ensemble, avec l’émergence des Provinces Unies à partir de la fin du XVIe siècle, puis celle de la capitale anglaise, Londres, au cours du XVIIIe siècle: rappelons que Londres s’inscrit au premier rang mondial pour les activités liées à l'imprimé en 1800.
2) Voici maintenant les centres plus secondaires, surtout présents en Allemagne et en Italie, beaucoup moins en France, où la concentration parisienne (et, dans une moindre mesure, lyonnaise), écrasera longtemps le paysage. En suivant Philippe Niéto, nous voyons surgir, après les quatre capitales de la librairie européenne des presses en 1500 (Paris, Venise, Leipzig et Lyon), une quinzaine d’autres villes, notamment dans la vallée du Rhin (Cologne, Spire, Strasbourg, Bâle), en Allemagne du sud (Augsbourg, Nuremberg) et en Italie septentrionale (Florence Milan, etc.). Dès lors que les échanges peuvent se faire assez rapidement, certaines de ces villes se font une spécialité de l’activité de contrefaçon, à l’image d’Augsbourg au XVe siècle, ou encore à l’image des «presses périphériques» qui encadrent le royaume de France au XVIIIe siècle.
3) Ce sont, enfin, les centres typographiques d’importance purement locale, dans lesquels l’activité des presses pourra être liée à une commande ponctuelle ou bien relever pour l’essentiel des travaux de ville et de la demande locale (les livres pour le collège, etc.). Dans certains cas, l’éloignement même explique leur installation, comme le montre l’exemple de Honter à la frontière de Transylvanie (Kronstadt) en 1539.
4) Enfin, voici les villes qui, paradoxalement, peuvent être les plus révélatrices, ces villes riches et actives, mais où il n’y a pas de presses avant le XVIe, voire avant le XVIIe siècle: dans le nord de la France actuelle, voire en Picardie, les presses ne s’implantent qu’à partir du XVIe siècle, alors même que l’Europe du Nord-Ouest est l’une des régions les plus développées du continent européen. C’est qu'il ne sert de rien d'imprimer, quand l’on se procure avec une grande facilité et rapidité les publications des ateliers rhénans, ou celles de Paris et de Lyon, voire de l’Italie. Il n’est que de rappeler ici que les bénédictins de Saint-Bertin de Saint-Omer se procurent, probablement dès le XVe siècle, leur exemplaire de la Bible à 42 lignes dont un volume est toujours conservé sur place aujourd’hui (2).
Bref, dans un nombre non négligeable de cas, les villes sans presses ne sont pas, bien au contraire, des villes sans livres. Répétons-le: la géographie du livre et de l'imprimé ne se résout pas dans une géographie des presses typographiques. Terminons en soulignant l'importance de la ligne de fracture qui fera passer d’une géographie (celle des coûts et des délais de transport) à une autre (celle des coûts d’exploitation): il s'agit de la révolution ferroviaire engagée à partir des décennies 1830-1840.
Notre troisième et dernier billet de cette série traitera de la topographie du livre dans la ville, à travers notamment l’exemple de Leipzig.

Notes
(1) Philippe Niéto, «Géographie des impressions européennes du XVe siècle», dans Le Berceau du livre : autour des incunables. Mélanges offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses collègues, ses élèves et ses amis, Genève, Librairie Droz, 2003, p. 125-174.
(2) Frédéric Barbier, «Saint-Bertin et Gutenberg», dans Mélanges Aquilon, ouvr. cité, p. 55-78.

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