mardi 25 octobre 2016

Transferts culturels triangulaires

Nous avons à plusieurs reprises employé ici même le concept de «paysage culturel», à propos de la vallée de la Moselle, de l’Allemagne moyenne ou encore de la côte de la Baltique. Le terme de «culture» est évidemment à prendre dans son acception la plus large, de sorte que de tels «paysages» peuvent avoir une extension très grande, à l’image des réseaux négociants de la Hanse au XVe siècle: de Tallinn / Reval à Danzig, à Lübeck, à Bergen, à Bruges et à Londres, ce ne sont pas seulement des marchandises qui circulent et qui s’échangent, mais aussi des valeurs, des informations, des pratiques de toutes sortes, des hommes, des savoirs, voire des modèles de sensibilité artistique ou encore religieuse. Le voyageur qui, aujourd’hui encore, découvre certaines de ces villes leur trouve comme un certain «air de ressemblance», qu’il s’agisse de la topographie ou de l’architecture, sans oublier le sentiment d’identité, voire d’indépendance. Au cœur de la ville, la place du marché, avec les bâtiments emblématiques de la collectivité urbaine que sont la maison commune, le cas échéant la grande halle de la bourse et l’église principale. 
D’autres géographies doivent aussi être prises en considération. Nous voici, cette fois, entre la péninsule italienne et l’Espagne: la mer Tyrrhénienne est la plus fermée qui s’étend de la côte italienne aux grandes îles de Corse, de Sardaigne et de Sicile, tandis que, au-delà, c’est l’espace de la Méditerranée occidentale, avec les Baléares. 

De la fin du Moyen Âge au XVIe siècle, les solidarités y sont d’abord d’ordre politique: le royaume d’Aragon, à l'origine petit État montagneux des Pyrénées centrales, progresse vers le sud jusqu’à l’Èbre et transporte sa capitale de Jaca à Saragosse. Quelques grandes étapes en feront la puissance majeure de la Méditerranée occidentale: l’intégration du comté de Barcelone (1151), l’implantation au nord des Pyrénées (Roussillon, partie du Languedoc et de la Provence), puis la reconquête des Baléares (1229) et du royaume de Valence (1238), avant l’installation en Sicile à la suite des «Vêpres siciliennes» de 1282, et la prise de la Sardaigne contre Gênes (1329). Enfin, Alphonse le Magnanime s’empare du royaume de Naples, et fait une entrée spectaculaire dans la ville en 1443…
Dans le même temps, la montée en puissance de Rome, où les papes se réinstallent définitivement en 1420 et à laquelle ils cherchent à rendre son statut de capitale du monde chrétien, dynamise encore les échanges: de fait, prélats et clercs espagnols sont bien évidemment en nombre à Rome –un cas emblématique étant celui des Torquemada, dont on sait le rôle dans le transfert de l'imprimerie vers l'Italie. La Ville de Rome fonctionne ainsi comme un pôle de première importance, mais aussi, nous allons le voir, comme une ville étape sur la route du sud.
Arrêterons-nous maintenant sur la première diffusion de la typographie en caractères mobiles, et sur le rôle qu’y a joué l’espace de la Méditerranée occidentale. Les premières presses italiennes apparaissent, comme on sait, dans la décennie 1460: on connaît une société fondée à cet effet à Rome autour de 1465, mais les premiers titres connus qui aient été conservés sont ceux donnés cette même année par Sweynheim et Pannartz à Subiaco. Comme c’est le cas général, les émigrés allemands jouent le rôle de passeurs, notamment, à Rome, avec Ulrich Hahn et son fils, Heinrich. Sixtus Riessinger est un clerc, ancien étudiant de l’université de Fribourg et qui s’est formé à Strasbourg: nous le rencontrons d’abord à Rome, où il est venu en 1465 pour solliciter une charge canoniale, et où il se rapproche de son compatriote Hahn. Il aurait peut-être collaboré à la première édition des Œuvres de saint Jérôme (GW 12420), à moins qu’il ne les ait imprimées lui-même.
Or, Riessinger est le prototypographe de Naples, à partir de 1470/1471, et son matériel provient apparemment de chez Hahn. Dans les années qui suivent, d’autres villes des «Deux-Siciles» accueillent à leur tour des presses, même si le plus souvent de manière temporaire: Messine (± 1474) et Reggio de Calabre (1475), puis Cosenza et Palerme (1478) et enfin, dans la décennie 1480, Gaète et Capoue. Une place à part doit être faite à Cagliari, en 1493. Notons que la typographie hébraïque est particulièrement active en Italie méridionale, surtout à Messine.
D’Italie, les réseaux s’étendent à la péninsule ibérique. Les «compagnons allemands» appelés par la reine Isabelle à Séville en 1490 viennent précisément de Naples: Paul (de Cologne), Johann Pegnitzer (de Nuremberg, † 1501), Magnus Herbst (de Vils ?) et Thomas Glockner. Tous ces techniciens restent souvent des itinérants, et Riessinger lui-même retournera à Rome, avant de rentrer finalement à Strasbourg.
Les transferts d’Allemagne vers ou par l’Italie du Sud et la Méditerranée occidentale ne se limitent pourtant pas à l’espace privilégié de la région rhénane, et nous assistons à la montée très rapide en puissance d’un autre espace géographique, celui de l’Europe centrale, dominé notamment, mais pas uniquement, par la maison de Habsbourg. Les principaux itinéraires alpins débouchent sur Venise ou, par le Brenner et l’Adige, sur Vérone. Un Saxon, Johann Luschner, exerce un temps à Barcelone, de même que son compatriote Heinrich Botel à Saragosse, sans cependant que nous puissions préciser leur itinéraire. De même, nous ne savons pratiquement rien de Johann Adam «de Polonia», un temps typographe à Naples.
Mais, parmi les successeurs de Riessinger à Naples, voici Mathias de Moravie (Moravus), lequel vient d’Olmütz, et a exercé comme scribe dans la région de Trente, avant de s’orienter vers l’art nouveau de la typographie, d’abord à Gênes, puis à Naples. Deux de ses compagnons retiennent encore l’attention en ce qu’ils disposent d’une partie de son matériel quant ils passent la mer et s’installent à leur tour en Espagne. Nous retrouvons en effet Meinard Ungut et Stanislas «le Polonais» (Polonus) à Séville en 1491, avant que Pegnitzer et Ungut ne se transportent ensuite à Grenade tout juste reconquise. Ungut s’est apparemment marié à Naples, et on sait que sa veuve, en épousant Jakob Cromberger, est à l’origine d’une des plus importantes dynasties en Espagne au début du XVIe siècle.
La conjoncture est alors très profondément renouvelée: le rapprochement de l’Aragon et de la Castille, et la fin de la Reconquista, favorisent le glissement du pôle politique principal de l’Espagne vers l’ouest. Dans le même temps, les routes maritimes occidentales sont de longue date en cours d’exploration le long des côtes d’Afrique, mais la découverte de l’Amérique est à l’origine d’un renversement décisif de la géographie commerciale au profit de l’Atlantique. Le nouvel empire espagnol se développera désormais outre-mer. 

NB- Nous avons privilégié ici la construction des «transferts triangulaires», entre l’Europe du nord, l’Italie et la péninsule ibérique. Il ne faut pourtant pas oublier qu’un certain nombre des premiers typographes espagnols vient des pays germanophones par d’autres voies –à l'image de Paul Hurus, qui passe de Constance aux Pays-Bas, avant de travailler en Espagne et de se lancer dans la branche de la librairie.

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