Il y a presque un an, la conférence d’Histoire et civilisation du livre de l’École pratique des Hautes Études (année universitaire 2015-2016) s’ouvrait avec plusieurs séances consacrées à l’Espagne de la «légende noire». On ne peut en effet qu’être frappé par le décalage persistant entre le dynamisme et l’innovation qui caractérisent l’Espagne à la fin du Moyen Âge et dans les premières décennies du XVIe siècle, et l’image négative qui lui est le plus souvent attachée: l’Espagne serait de tout temps un espace d’arriération, de réaction et de censure, pour ne rien dire de l’omniprésence de superstitions si souvent dénoncées par les auteurs des Lumières…
Mais alors, que dire de l’essor démographique remarquable qui accompagne le Reconquista, de la conquête du monde par les Ibériques, de la domination politique de l'Espagne sur l'Europe au XVIe siècle, des premiers développements de l'imprimerie dans la péninsule… et des impressionnantes séries d’innovations dans le domaine de la culture écrite et imprimée? Pensons au chantier de la premier Bible polyglotte, celle du cardinal Ximénès, pensons encore à la plus riche bibliothèque de la première moitié du XVIe siècle, celle de Fernand Colomb à Séville, pensons enfin au caractère très novateur de la nouvelle bibliothèque de l’Escurial, première grande bibliothèque occidentale où le système des anciens pupitres est abandonné au profit des armoires et des rayonnages muraux (cf cliché ci-dessous).
L’Espagne, une géographie du déclin, à tout le moins de la «décadence», pour reprendre une problématique chère au très regretté Pierre Chaunu? Une importante conférence tout récemment prononcée par Jean-Marie Le Gall à l’École normale supérieure permet de revenir sur le sujet.
De fait, les historiens éprouvent des difficultés certaines à se déprendre d’un certain nombre de catégories à eux léguées par leurs prédécesseurs, et Jean-Marie Le Gall a raison de dire que le poids de l’historiographie des XIXe et XXe siècle est déterminant dans notre lecture du passé. Notre histoire a été écrite par les représentants des principales puissances du temps, ce qui explique des choix favorables au libéralisme, à la démocratie, et à la Réforme. Le même schéma sous-tend la lecture des chercheurs en sociologie: nous avions été frappés, il y a quelques années, par le fait que la trajectoire des libraires-éditeurs Baillière, personnalités pourtant très profondément catholiques, correspondait point par point au modèle défini par Max Weber pour caractériser son Éthique protestante…
Ces remarques n’enlèvent rien à la pertinence des analyses de Max Weber, mais elles invitent à les contextualiser. Elles attirent surtout l'attention sur les effets de ce que nous avons désigné comme «l’impérialisme communicationnel» (cf note infra), autrement dit comme la domination d’un certain discours en fonction, certes, de ses contenus, mais en fonction aussi (surtout?) de l’économie de sa médiatisation.
Un exemple que l’on pourrait dire idéaltypique nous est donné à cet égard par la publication récente d’un ouvrage consacré à l’histoire du livre vue à travers cent livres exemplaires, ouvrage traduit et publié dans un certain nombre de pays –cette diffusion même va à l’appui de la thèse ici présentée. Même si le projet des «cent livres» est banal, il n’en reste pas moins intéressant, ne serait-ce que pour sa dimension pédagogique. Et nous resterons reconnaissants à ceux qui se proposent d’intégrer les perspectives de la mondialisation à une tradition historique toujours marquée par la prégnance de l’Occident, voire par les horizons nationaux. De même, il est très intéressant de sortir du sempiternel modèle des «chefs d’œuvre» de l’édition (d’Alde Manuce à Bodoni, et à d’autres), pour réintroduire des données sur les géographies de l'Afrique (l'Éthiopie, etc.), entre autres (encore cela supposerait-il de disposer de connaissances assez particulières en vue de commenter et de mettre en perspective ce type de documents…).
Mais nous regrettons la perspective fondamentalement anglo-saxonne qui est celle de l’ouvrage, et l’ignorance d’un certain nombre de réalités de l’histoire européenne –donc de l’histoire du livre. Donnons quelques exemples: le livre occidental moderne n’a pas (même implicitement) sa source en Extrême-Orient (l’idée relève, au mieux, d’une simplification abusive, et au pire, d’un contresens scientifique); les premiers typographes anglais, à commencer par Caxton, n’ont qu’un rôle très marginal dans l’économie globale du livre, et le fait reste d'actualité jusque dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Pour en revenir à l’Espagne, on imprime à Mexico dans la décennie 1530 et à Lima en 1584, quand la première presse n’est débarquée à Cambridge (Mass.) qu’en 1638 –soit un retard de plus d’un siècle, et cela d'abord pour des publications à caractère religieux. Nous pourrions multiplier les exemples a contrario, l'un des plus frappants étant l'absence quasi-totale de toute référence à la Réforme luthérienne, quand bien même le rôle de celle-ci dans l'économie du média est souligné de toutes parts.
Il est paradoxal de voir un livre pétri de bonnes intentions aboutir pourtant à renforcer des logiques de domination –pour ne rien dire des concessions à la mode, lesquelles supposeraient que nous leur consacrions un billet en propre. Nous tombons dans une certaine forme de partialité probablement née moins de l’ignorance que du poids des médias dominants et du politiquement correct. Si nous sommes aujourd’hui immergés dans un environnement mondialisé, la compréhension de cet environnement supposerait d'autant plus de prendre un certain nombre de précautions liminaires avant que de prétendre donner à son propos un quelconque travail de synthèse.
Roderick Cave, Sara Ayad, A History of the book in 100 books. Mankind’s 5000 years thirst for knowledge,
London, Quarto Inc., 2014.
Frédéric Barbier, «L'impérialisme communicationnel: le commerce culturel des nations autour de la Méditerranée aux époques moderne et comtemporaine», postface de Des moulins à papier aux bibliothèques. Le livre dans la France méridionale et dans l'Europe méditerranéenne, Montpellier, Univ. de Montpellier III, 2003, 2 vol., ici t. II, p. 675-704.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire