jeudi 27 avril 2017

Le temps caractéristique (4)

Poursuivons un instant sur le «temps caractéristique», pour attirer l’attention sur un phénomène apparemment contradictoire: le raccourcissement du temps caractéristique a pour effet, paradoxalement, de renforcer les inégalités spatiales –et sociales.
Nous avons évoqué dans le dernier billet les transformations qui se produisent dans l’Allemagne de la Réforme où, en quelques semaine, il est devenu possible non seulement de rédiger et de diffuser un texte imprimé, mais aussi d’y répondre et d’engager éventuellement une polémique par le biais du média. Lorsque le libraire-imprimeur de Bâle, Adam Petri, publie, sans doute dans les premiers mois de 1518, une édition des 95 Thèses innovant radicalement sur la forme (il s’agit non plus d’un placard, comme à Leipzig et à Nuremberg, mais d’un petit quarto de quelques feuillets), il précise, en tête du texte, l’objet qui est le sien :
Quare petit ut qui non possunt verbis praesentes nobiscum disceptare, agant id literis absentes [= C’est pourquoi il demande à ceux qui ne peuvent pas discuter directement en paroles avec nous, de le faire de loin, par le biais de l’écrit].
La circulation est très facilitée dans deux cas de figures et, d’abord, par la proximité des grands routes et des principaux itinéraires: c’est par leur biais que transitent les voyageurs, diplomates, négociants, étudiants et autres, c'est eux que suivent les correspondances et les nouvelles, mais aussi les marchandises (dont les livres) à travers l’Europe, par voie de terre ou de mer. Au début du XVIe siècle, la traversée de la côte espagnole à Naples peut ne demander que quatre jours, et les 600 km de la route postale de Malines à Augsbourg représentent vingt-trois relais, soit une distance qui peut être parcourue en moins d’une semaine.
Le second dispositif, évidemment lié au premier, distingue les géographies les plus avancées, celles où la densité de population est supérieure, où la richesse est plus grande et où le maillage du réseau des petites villes et des villes moyennes est plus serré –au premier chef, la géographie de la grande dorsale européenne conduisant des Pays-Bas à l’Italie du Nord par la vallée du Rhin et les cols des Alpes. Les échanges y sont renforcées, de nouvelles pratiques sont rendues possible, par ex. le développement des correspondances privées.
La nouvelle de la mort de Claude de France à Blois le 26 juillet 1524 arrive à Paris dès le 28 (190km: 95km/jour). De même, le désastre de Pavie (24 février 1525) est-il connu dans la capitale dès le 7 mars, soit onze jours après l’événement, pour un peu moins de 900km (82km/jour, malgré la traversée des Alpes).
A contrario, nous voici dans la géographie de l’écart, un mot digne d'être médité: la distance Paris-Cherbourg représente quelque 350km, qui peuvent être parcourus en quatre jours. Le sire de Gouberville, dans son manoir du Mesnil-au-Val, n’est guère éloigné que d’une douzaine de kilomètres de la capitale du Cotentin: pourtant, lorsque Henri II meurt brutalement à Paris, le 30 juin 1559, il n’apprend la nouvelle que fortuitement, par un proche allé à Cherbourg, le 17 juillet (les 350km ont donc été parcourus en 17 jours, soit à peine une vingtaine de kilomètres par jour, et un décrochage radical entre la ville centre et le plat-pays).
Bien évidemment, il faut prendre en considération le décalage entre le courrier le plus rapide (un courrier annonçant la défaite et la capture eu roi…) et le rythme des échanges ordinaires: pour autant, l’opposition entre géographies plus ou moins favorisées n’en reste pas moins très profonde. Cette opposition reste encore d’actualité en France à partir des années 1740, lorsque s’engage la «grande mutation» des routes avec la construction du réseau des nouvelles routes royales: en 1776, on a construit 14 000km de «nouvelles chaussées», qui rejoignent la capitale aux frontières du royaume et aux chefs-lieux des différentes généralités, mais aussi entre elles les grandes villes de province.
Le résultat est une accélération et une densification très sensibles des échanges, phénomène qui accompagne, pour Guy Arbellot, «le processus de libération physique et intellectuelle qui devait amener les Français au seuil de la Révolution». Si les échanges ordinaires suivent les rythmes anciens, soit au plus une cinquantaine de kilomètres par jour, les cartes isochrones publiées par Guy Arbellot montrent que, sur une période de quinze ans, les nouvelles diligences ont divisé par deux les durées des grands trajets et abouti à une intégration bien plus grande de la géographie du royaume (cf cliché).
Cartes isochrones des grandes routes du royaume, 1765 et 1780 (© Guy Arbellot, sur le site Persée)
Les changements sont immenses. Dans sa bourgade de La Fontaine-Saint-Martin, Louis Simon date la mutation du moment où il a «vu aligner la grande route du Mans à La Flèche à travers les champs les prés et les landes». Et d’ajouter :
Avant que les routes fussent faites, le peuple n’était habillé que de serge sur fil, encore les plus aisés. Les autres n’étaient habillés que de toile barrée noir et blanc et quelques uns de breluche. Ce sont les grandes routes qui ont facilité le commerce et qui nous ont procuré les marchandises étrangères attendu, que les transports n’étaient [plus] si chers…
P. A. Demachy, Vue de Tours depuis le pont de la Loire, 1787 (© Musée des Beaux-Arts)
La rupture est encore plus sensible dans les centre principaux, dont la configuration est fréquemment bouleversée par l’arrivée de la route. Celle-ci déboule en tranchée au-dessus de Tours, sur la rive droite de la Loire, en 1757, le pont sur le fleuve est achevé en 1779, et le nouvel axe majeur de la ville, la rue Royale, a été ouvert dans son prolongement dès 1777. En quelques années, l’urbanisation, jusque-là orientée sur le quai de Loire, pivote de 90°, l’axe de référence devenant celui de la route de Paris. On entre désormais en ville par le nord, où une  place monumentale est aménagée, avec le nouvel Hôtel-de-Ville élevé en 1776.
Pourtant, dès que l’on s’écarte des grands itinéraires, la situation change du tout au tout, quand nous quittons l’espace des échanges et de l’information modernes pour celui de l’oralité, de la rumeur, des fake news et des «peurs». La rupture est celle de la géographie: même si Arthur Young s'étonnera du «manque de circulation» qu'il observe en France par rapport à l'Angleterre, l'espace moderne fonctionne d'abord comme un système en réseau, quand l'espace traditionnel reste constitué par un emboîtement de surfaces plus ou moins fermées.

Guy Arbellot, « La grande mutation des routes de France au XVIIIe siècle », dans AESC, 1973 (28), p. 765-791.

vendredi 21 avril 2017

Conférence d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation
du livre 

Lundi 24 avril 2017
16h-18h
En France: les bibliothèques en Révolution
(1789-années 1830)
par
Monsieur Frédéric Barbier,
directeur d'études 

NB: ATTENTION! voir ci-dessous la NOUVELLE ADRESSE DE LA CONFÉRENCE!

Abolition des privilèges (4 août 1789)
S’il est une période qui a très profondément marqué l’histoire des bibliothèques, non seulement en France, mais aussi dans une tout une partie de l’Europe, c’est bien évidemment le temps de la Révolution de 1789.Depuis le premier tiers du XVIIe siècle et la publication par Gabriel Naudé du premier classique de bibliothéconomie,le livre et l’imprimé sont très étroitement articulés avec le processus de construction de la rationalité et avec la catégorie même de progrès.
Les bibliothèques sont le laboratoire du savant, encore plus quand elles deviennent accessibles au public, à Milan et à Rome d’abord, plus tard à Paris (avec la bibliothèque du cardinal Mazarin) et dans un certain nombre de grandes villes européennes. Au XVIIIe siècle, cette fonction prend une dimension plus « politique », cet épithète étant pris au sens le plus large: les bibliothèques, mais aussi les nouveaux cabinets de lecture, s’imposent comme un lieu clé de l’espace public, notamment parce que l’on pourra y prendre connaissance des gazettes et autres périodiques, qu’on y aura parfois à disposition une collection d’usuels, dictionnaires, etc., qu’on y fera sa correspondance et qu’on s’y rencontrera pour discuter…
L’imprimé et les bibliothèques sont désormais théorisés comme les vecteurs d’une occidentalisation qui se s’identifie elle-même au progrès: en 1703, le tsar fonde sa nouvelle capitale de Saint-Pétersbourg, et organise systématiquement, par le biais des livres, le transfert des connaissances modernes vers la Russie. À la veille de la Révolution, le voyageur, médecin et philologue smyrniote Adamantos Koraïs visite Paris, et il admire les possibilités incroyables qu’il y découvre de s’informer et de s’instruire. Dans une lettre du 15 septembre 1788, il décrit ce qui peut s’apparenter à un véritable hub d'échanges et de culture: 
Représentez-vous à l’esprit une ville plus grande que Constantinople, renfermant 800000 habitants, une multitude d’académies diverses, une foule de bibliothèques publiques, toutes les sciences et tous les arts dans la perfection, une foule d’homme savants répandus par toute la ville, sur les places publiques, dans les marchés, dans les cafés où l’on trouve toutes les nouvelles politiques et littéraires, des journaux en allemand, en anglais, en français, en un mot, dans toutes les langues (…). Ajoutez à cela une foule de piétons, une autre foule portée dans des voitures et courant de tous côtés(…), telle est la ville de Paris!
Au même moment, la tête de file de ceux que l’on désignera bientôt comme les «Idéologues», le marquis de Condorcet, théorise lui aussi le rôle du média dans l’histoire. Dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, il organise l’histoire de l’humanité en neuf époques successives. L’invention de l’imprimerie par Gutenberg marque la transition de la septième à la huitième époque, et constitue l’agent décisif du progrès et des lumières: 
L’imprimerie multiplie indéfiniment et à peu de frais les exemplaires d’un même ouvrage. (…) Ces copies multipliées se répandant avec une rapidité plus grande, non seulement les faits, les découvertes, acquièrent une publicité plus étendue, mais elles l’acquièrent avec une plus grande promptitude. Les lumières sont devenues l’objet d’un commerce actif, universel... 
Dans cette conjoncture intellectuelle, on comprend que les législateurs de la période révolutionnaire accordent dans le principe toute leur attention au traitement des collections de livres et à leur mise à la disposition du public. Pour autant, les malentendus sont réels, dont le traitement des collections souffrira parfois de manière sensible  et, dans ces événements, le choix d’un bâtiment susceptible d’abriter la bibliothèque prend une dimension tout particulièrement révélatrice.

Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a désormais lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (54 boulevard Raspail, 75006 Paris, salle 26, 1er sous-sol).

Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).



mardi 18 avril 2017

Le temps caractéristique (3)

Les pièces et autres feuilles volantes imprimées existent certes plus d’une génération avant la Réforme, élargissant peu à peu le champ de la «publicité». Rappelons que la première affiche imprimée en France et que nous conservions est le placard anopisthographe du Grand pardon de Notre-Dame de Reims, donné à Paris par Guy Marchant vers 1492 (Bibliothèque de Reims, Inc. 2). Le nombre de ces pièces est impossible à préciser, parce qu’il s'agit de documents qui ne sont pas destinés à être conservés et dont la production a certainement été bien supérieure à ce que nous pouvons en connaître à partir des seuls exemplaires conservés.Dans le même temps, le pouvoir s’empare du procédé, avec la multiplication des éphémères relatant des événements relatifs à la vie collective (sacres, naissances et baptêmes, entrées royales et récits de fêtes, funérailles, etc.), ou rapportant, notamment en France, des nouvelles relatives aux campagnes militaires en Italie.
Mais l’événement de 1517 et l’irruption des Flugschriften donne au phénomène une dimension complètement inédite. Nous ne revenons pas sur la statistique de la production: 10 000 pièces ont pu sortir entre 1501 et 1530 (estimation basse), sur un total de 21 000 titres produits dans la même période (VD16). Sur le plan systémique, les conséquences de l’invention des Flugschriften sont de deux ordres.
1) Du fait que la Flugschrift se présente sous une forme plus légère, elle est fabriquée beaucoup plus rapidement et pour un coût moindre, sa reproduction par «contrefaçon» en est facilitée, donc sa diffusion accélérée et élargie d’autant. Le phénomène aboutit à déplacer la ligne de fracture entre temps caractéristique traditionnel et temps caractéristique moderne, en créant dans une partie du public un nouveau sentiment d’impatiente curiosité.
2) Par suite, une majorité plus grande de la population entre, par un biais ou par un autre, dans la logique de la communication partagée moderne: contrairement aux pièces purement informatives, du type du «canard», la Flugschrift est en effet un vecteur de participation. Des polémiques se développent, sur la base de publications s’enchaînant et se répondant les unes aux autres, et le simple fait de se procurer tel ou tel titre constitue un mode de participation.
Au cœur de ces phénomènes, la diminution du temps caractéristique au niveau de quelques semaines, voire de quelques jours: l’économie moderne du média s’appuie sur un temps caractéristique court, à partir duquel émerge la catégorie nouvelle de l’«événement» et, très vite, de sa manipulation.
Jérôme Aléandre, nonce pontifical à Worms
Voici un événement par excellence, celui de la Diète (Reichstag) de Worms, ouverte le 27 janvier 1521. Les positions de Luther ont été condamnées par la bulle «Decet Romanum Pontificem», mais l’application de ces décisions dans le Saint-Empire dépend de la Diète. Après quelques semaines de discussion, il est décidé de faire venir Luther à Worms pour qu’il puisse se justifier, et Charles Quint signe le 6 mars un sauf-conduit à cet effet.
Le document est reçu à Wittenberg autour du 23 et, après réflexion et consultations diverses, Luther quitte la ville le 2 avril, soit le mardi après Pâques. Passant par Erfurt (7 avril) et Gotha (8-10), il est successivement à Eisenach, Berka, Bad Hersfeld, Alsfeld, Grünberg et Friedberg, pour arriver à Francfort le 14. Il poursuit alors sa route par Oppenheim, et entre à Worms le 16 avril.
Il quittera la ville le 28: nous le retrouvons à Francfort, puis il prêche à Hersfeld le 1er mai, passe à Eisenach le 2 et arrive à la Wartburg le 4. Quelques semaines plus tard, le 28, Charles Quint signe le célèbre édit de Worms, par lequel Luther est mis au ban de l’Empire: il n’est pas anodin que l’édit ait été antidaté au 8 mai, de manière à lui apporter la caution indispensable, avoir été pris avec l’assentiment de la diète. La manipulation fine des dates (au jour le jour) devient un argument politique.
La succession des dates montre comment le temps caractéristique est réduit à quelques semaines, et comment le média moderne s’impose en tant qu’acteur-clé de la crise. Les échanges de correspondance sont constants, et le nonce pontifical est tout particulièrement attentif à informer Rome du devenir du dossier. En quelques jours, les décisions sont prises, les correspondances envoyées et reçues, les événements s’enchaînent –et les plaquettes imprimées se multiplient.  
En arrière-plan, un autre acteur intervient aussi, en l’espèce du retentissement médiatique. L’enthousiasme que soulève Luther dans les différentes villes où il passe, et où parfois il prêche, sur la route de Wittenberg à Worms, est connu des princes, qui répugnent dès lors d’autant plus à faire condamner un sujet de l’électeur de Saxe au risque de voir provoquer des troubles. À Worms même, on a ouvert une imprimerie, et surtout les textes du Réformateur sont diffusés largement, au grand dépit des partisans de Rome. Pour Alfondo de Valdés, l’édit impérial ne pourra pas être appliqué, parce qu’il est impossible de mettre des barrières au déferlement du média – on croyait avoir fermé le dossier, quand celui-ci ne fait que s’ouvrir:
Ainsi se termine cette tragédie, comme certains voudraient le croire; mais moi, je suis persuadé que ce n’en est pas la fin, mais el commencement. (…) Les édits de l’empereur ne feront pas beaucoup d’effet, étant donné que les écrits de Luther se vendent, à peine sortis, à tous les coins de rue…
Il ne s'agit déjà plus des seules Flugschriften: avec les polémiques alimentées par les partisans des deux camps qui s'opposent (comme dans le cas de Thomas Murner), l'économie du livre lui-même est aussi touchée. Le dernier pan de l’innovation induite par l’invention de la typographie en caractères mobiles au milieu du XVe siècle est désromais engagé: pour la première fois, c’est une société entière qui se trouve confrontée au phénomène de la médiatisation, et impliquée dans une série de processus modernes dont on découvre peu à peu les conséquences. Paul Virilio a théorisé le principe du «krach des images» s'agissant de l’époque actuelle, et nous avons repris l’idée sous la forme du «krach des médias» au tournant des XVe-XVIe siècles.
Nul doute que la société allemande n’ait été la première confrontée au krach des médias, dans ces années cruciales de l’invention de la modernité.

vendredi 14 avril 2017

Une exposition commémorative à Strasbourg

Nous interrompons un instant notre série sur le «temps caractéristique» pour signaler la riche exposition présentée à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg sur «Le vent de la Réforme. Luther, 1517» (11 mars- 5 août 2017). L’exposition a été organisée en collaboration entre la BNU, la Faculté de Théologie protestante et les Archives de Strasbourg, la Württenbergische Landesbibliothek (Stuttgart) et la Bibliothèque nationale de Lettonie (Riga). Elle est accompagnée d’un catalogue imprimé, qui constitue un très bel instrument de références en notre année de commémoration:
Le Vent de la Réforme. Luther, 1517,
dir. Madeleine Zeller, Matthieu Arnold, Benoît Jordan,
Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, 2017,
191 p., ill.
ISBN : 978-2-8592307-0-8

L’exposition traite pour avant tout de la période conduisant de l’affichage des 95 thèses (1517) à la célébration de la dernière messe à Strasbourg (1560): on comprend par là que, même si ce n’est pas précisé au titre, l’attention sera avant tout portée sur la situation à Strasbourg et dans la région du Rhin supérieur. L’ouvrage s’ouvre, après les différentes préfaces officielles, par une série de documents qui permettent de fixer le paysage: une chronologie sommaire, la célébrissime vue de Strasbourg dans les Chroniques de 1493 (voir l'illustration), la carte du Rhin supérieur par Specklin en 1584, puis une vue de Riga et une carte de l’ancienne Livonie au XVIe siècle.
Les organisateurs ont fait le choix d’une organisation thématique en cinq parties, chacune introduite par un «chapeau» de présentation puis donnant les notices catalographiques elles-mêmes (notices signées, mais peut-être un petit peu brèves pour certaines…).
La première section, sous le titre «Croire et prier vers 1517», est introduite par Benoît Jordan («Contenus et expressions de la foi à la veille de la Réforme: Strasbourg et le Rhin supérieur») et présente dix-sept pièces ou reproductions, mettant surtout l’accent sur le sentiment de la piété individuelle, sur le rôle des intercesseurs (les saints et la Vierge), sur le déroulement de la messe et sur la question de la réforme de l’Église. La Bibliothèque du Grand Séminaire de Strasbourg conserve un document exceptionnel, en l’espèce de la plus ancienne image de pèlerinage imprimée produite en Alsace, image à l’effigie de la Vierge et l’Enfant, mais la notice (1.13) ne propose pas de datation. La section se referme par trois pièces relatives à la grande figure de Jean Geiler de Kaysersberg, prédicateur à la cathédrale de Strasbourg, mis en scène en tête de l’édition d’un sermon en 1513 (n° 1.15).
La deuxième partie présente «Les 95 thèses de Luther et leurs répercussions», et le texte de Matthieu Arnold rappelle la concomitance entre l’affichage (supposé) de ses Thèses par Luther, le 31 octobre 1517, et l’ouverture au public de l’incroyable collection de reliques par l’électeur Frédéric le Sage, le lendemain, jour de la Toussaint: si a posteriori, les choix et les positions des uns et des autres semblent tout naturellement tranchés, ce n’est certainement pas le cas sur le moment. Les pièces présentées s’ouvrent par l’évocation des nouveaux procédés de reproduction, la typographie et la xylographie (exceptionnel bois gravé de Jost Amman, ayant appartenu à la collection Heitz). L’exemplaire présenté des 95 thèses vient de Berlin et est celui d’une édition nurembergeoise (n° 2.6). Deux exemplaires très remarquables proviennent de la  Bibliothèque humaniste de Sélestat: le De libertate christiana (Wittenberg, 1520) porte des notes manuscrites de Beatus Rhenanus et de Luther (n° 2.22); et, dans la section consacrée à l’iconographie du Réformateur, le portrait figurant dans l’exemplaire du De captivitate babylonica ecclesiae (Strasbourg, 1520) est couvert d’insultes en latin (n° 2.35).
C’est peut-être dans la troisième partie, «Diffusion de la Réforme: Strasbourg et Riga», que le projet implicitement comparatiste fonctionne le mieux, même si le rôle des deux villes dans l’économie du média se situe à un niveau très différent: un coup d’œil sur le VD16 nous donne, par exemple, 294 éditions de Luther en 1520, dont 25 à Strasbourg, alors que Riga ne possède pas encore d’imprimerie. Le texte de Gustavs Strenga sur «Foi, politique, langues et livres: la Réforme à Riga (1522-1525)» offre aux lecteurs francophones une très bonne introduction à une histoire sur laquelle les usuels dans notre langue font largement défaut –il est vrai que Luther lui-même était mal informé sur la situation de la Livonie. La notice 3.10 présente un étonnant exemple de traité de théologie publié à Tübingen en 1578 et dont les tranches dorées sont décorées des deux portraits peints de Luther et de sa femme, Catharina von Bora. 
Bible de Luther, 1543 (WLB), la Création (Lucas Cranach)
La question de la musique est à juste titre au cœur de la quatrième partie, «Psaumes et cantiques de la Réforme», le chant en langue vernaculaire étant «une composante fondamentale» du mouvement lancé par Luther (Beat Föllmi): la parole sera rendue au peuple des fidèles, et celui-ci chantera dans sa langue, tandis que les imprimeurs innovent en publiant, à partir de 1523-1524, les premiers recueils de cantiques et de psaumes. Le document n° 4.3, emprunté à Saint-Gall, illustre à nouveau le fait que la rupture est antérieure, puisqu’il s’agit d’un manuscrit (antérieur à 1507) présentant une séquence mariale traduite en allemand par Sébastien Brant, et accompagnée de sa notation musicale. Le n° 4.12 met en scène, en 1562, le maître d’école en train de conduire le chant des Psaumes. Le n° 4.22 fait découvrir un ensemble exceptionnel de fontes typographiques du XVIe siècle destinées à l’impression musicale et conservées à Halle, tandis que le passage de Calvin à Strasbourg est marqué par la publication du premier recueil de Psaumes publié en français (1539: n° 4.25).
Enfin, la cinquième et dernière section se présente sous le titre «Traduire et enseigner la Bible» et fait notamment appel à des exemplaires de la magnifique collection de Bibles conservée à Stuttgart, dont une Bible à 42 lignes (n° 5.1) provenant d’Offenbourg, non loin de Strasbourg mais sur la rive droite du Rhin. La première Bible allemande imprimée est celle de Mentelin à Strasbourg (1466: n° 5.4), tandis que l’édition strasbourgeoise du September Testament (Nouveau Testament) de Luther en 1522 témoigne à la fois de la vigueur de la demande et de l’importance d’une activité que l’on pourrait assimiler à la contrefaçon dans l’économie générale du média (n° 5.10). L’exemplaire de la Bible latine donnée par Jacques Maréchal à Lyon en 1523 et lui aussi conservé à Stuttgart présente une reliure à la double effigie de Luther et de Mélanchthon et témoigne de la précocité de la diffusion des idées de Luther en France (n° 5.19, 32 et 33). L'exemplaire a été acquis par Josias Lorck (1723-1785), qui exerça comme pasteur à Copenhague et dont la collection de Bibles est achetée par le duc de Wurtemberg en 1784. 
L’ouvrage se ferme par une brève série de biographies, par quelques définitions («Empereur», «Réforme», «Indulgences»…) et par une bibliographie abrégée.

mardi 11 avril 2017

Le 700e billet. Comment fonctionne le temps caractéristique?

Dans notre dernier billet, nous avons proposé d’articuler les différents systèmes des médias ayant fonctionné à travers l’histoire occidentale (du Moyen Âge à la révolution gutenbergienne, à la librairie d’Ancien Régime, à la librairie de masse puis aux médias contemporains et enfin aux nouveaux médias) par leurs rapports différents avec le temps. La catégorie du «temps caractéristique» désigne, pour chaque stade d’évolution, le délai nécessaire à l’accomplissement d’un cycle conduisant de l’élaboration du message à son appropriation. Et nous avons posé comme axiome que ce délai diminuait progressivement, selon que passait d’un système à l’autre.
Cette perspective amène à faire un certain nombre d’observations, dont la première porte sur le fait que chaque époque voit se juxtaposer des temps caractéristiques différents (nous l'avons déjà signalé), et que cette juxtaposition se complexifie au fil des siècles. Dans la société d’Ancien Régime, le monde rural rassemble la grande majorité de la population, et cette société, pratiquement exclue des médias écrits, fonctionne dans un «temps» que l’on décrira comme traditionnel –le temps du jour et de la nuit, celui des saisons et celui de l’année liturgique (éventuellement traduit sous la forme d’un calendrier, éventuellement dans un almanach). Encore à la fin du XVIIIe siècle, et alors que l’économie globale des médias a profondément évolué, cette géographie est encore celle de la Grande Peur, des bruits incontrôlés qui se propagent, désormais en quelques semaines ou en quelques jours, d’une communauté à l’autre, et qui partout sèment l’effroi.
Horloge de St-Sébald, Nuremberg, 1ère moitié du XVe s.
 (2)
Revenons au XVe siècle, mais en ville. L’échelle du temps caractéristique change déjà profondément: les correspondances se multiplient et s’accélèrent, les informations circulent plus facilement, tandis que les fonds de bibliothèques y sont le cas échéant plus accessibles, d’abord dans les écoles, collèges et universités, puis progressivement aussi auprès des personnes privées. Dans certains cas privilégiés, nous connaissons l’existence de structures de fabrication et de distribution des livres, les ateliers de scribes et les librairies. Selon les niveaux (qui renvoient aussi à la hiérarchie sociale), le temps caractéristique change, de quelques semaines (voire quelques jours) pour la circulation des nouvelles à quelques mois ou, souvent, quelques années, pour celle des textes nouveaux. De manière symbolique, les premières horloges publiques sont mises en place dans certaines villes particulièrement avancées (1).

Une des conséquences les plus évidentes réside dans le rôle de la structure démographique par rapport à l’économie des médias: là où la densité de population est plus forte, là où le réseau des villes petites ou moyennes est plus serré (par exemple, dans la vallée du Rhin, ou encore dans les «anciens Pays-Bas», etc.), l’ampleur du temps caractéristique tend à diminuer. Le développement de réseaux de communication plus efficaces joue aussi un rôle décisif, à une époque où la circulation des contenus (textes, images) est nécessairement corrélée avec le déplacement physique des hommes, à pied, à cheval ou par voie de mer. Conséquemment, la maîtrise d’un temps caractéristique plus étroit apparaît comme un élément du pouvoir, de la distinction ou plus généralement de la domination (de la richesse).
Bien évidemment, l’irruption de la typographie en caractères mobiles déplace les conditions de fonctionnement de l’ensemble du système. Les délais de fabrication sont diminués, alors même que le nombre d’exemplaires produits change radicalement d’échelle. Plus encore, la mise en place rapide de nouvelles procédures de distribution accélère la vitesse de circulation: en quelques mois, les «voyageurs» de Mentelin ou de Schoeffer font circuler l’information concernant les nouveaux titres, que les acheteurs éloignés de plusieurs centaines de kilomètres peuvent se procurer –et se procurent effectivement, comme le montre l’étude des particularités d’exemplaires des incunables et post-incunables.
De même, la multiplication des contrefaçons, qui sortent parfois à échéance de quelques mois seulement après l’original, accélère encore le rythme, puisque le texte est déjà écrit, puisque son calibrage a été effectué, et puisque l’on peut toucher une autre population, dans une autre géographie. Johann Bergmann donne le Narrenschiff à Bâle en mars 1494 (la date précise est sans doute fictive), et le livre est reproduit dès le 1er juillet suivant par Peter Wagner à Nuremberg. Un exemple célèbre de la réduction du temps caractéristique nous est encore donné par l’édition du Novum Instrumentum d’Érasme, terminée par Froben à Bâle le 25 février 1516. Six mois plus tard, fin août, Budé reçoit un exemplaire de l’ouvrage, qu’il dévore d’une traite, fasciné qu’il est par la nouveauté du projet.
Dans ce tournant des XVe-XVIe siècle, alors que nous avons déjà clairement changé de rythme, l’invention de l’économie des Flugschriften impulse à la mutation une dynamique encore plus forte, et décisive. Notre prochain billet reviendra sur ce phénomène fondateur, et sur ses conséquences. 

1) Gerhard Dohrn van Rossum, «The diffusion of the public clocks in the cities of late medieval Europe, 1300-1500», dans La Ville et l’innovation en Europe, 14e-19e siècles, Paris, 1987, p. 29-43.
2) GNM, Wl 999. Le musée présente aussi un certain nombre d'horloges de table ayant appartenu à des personnalités de premier plan, dont l'Empereur lui-même.

samedi 8 avril 2017

Les médias et le "temps caractéristique"

Que nous soyons entrés aujourd’hui dans l’«ère de l’information», nul n’en doutera a priori: les conditions de fonctionnement de ce qu’il est convenu d’appeler les «nouveaux médias» aboutissent à reconfigurer très profondément non seulement les modes d’accès à l’information, mais aussi les pratiques mêmes par lesquelles celle-ci fait l’objet d’une appropriation, sans parler du fonctionnement de la majorité des institutions qui constituent et qui organisent nos sociétés. Le phénomène est en effet nouveau, si nous considérons les formes qu’il prend aujourd’hui, et les opportunités qu’il offre.
Une incise s’impose: les «nouveaux médias» étaient en effet nouveaux lorsqu’ils sont apparus, il y a maintenant plus d’une génération, et les innovations techniques dont il font constamment l’objet entretiennent cette image de nouveauté. Pour autant, nous retrouvons dans l’expérience quotidienne qui est la nôtre une logique bien connue des historiens des techniques, et dont nous avons à plusieurs reprises parlé ici même. La première étape de l’innovation concerne l’innovation de procédé, autrement dit la mise en place d’une technique nouvelle dans un certain domaine. La théorie des «révolutions du livre» a pris le parti de «caler» l’histoire des médias sur la chronologie de l’innovation technique.
Mais il faut aussi rendre la technique viable (en d’autres termes, rentable), en développant un tout autre type d’innovation, que nous désignerons comme l’innovation organisationnelle: il s’agit des conditions de fonctionnement, des pratiques de diffusion des produits, des modes de travail, de rémunération et de paiement, etc. Enfin, à chaque étape de la chronologie, nous nous trouvons devant un marché lui-même nouveau, et soumis à une conjoncture à la fois spécifique et de plus en plus complexe. Ce marché est soutenu par un troisième modèle d’innovation, à savoir l’innovation de produit: à partir d’un certain système technique, on invente et on réinvente les produits qui permettront d'impulser de nouvelles pratiques et qui favoriseront l’élargissement même du marché.
L’historien du livre sait que, dans les phénomènes liés aux «nouveaux médias», il n’y a, du point de vue théorique, pas de nouveauté systémique: le schéma déroulé à la suite de l’invention de Gutenberg est déjà pratiquement le même, et nous pourrions dire la même chose à propos de l’industrialisation et de la mise en place de la librairie de masse. Ce qui nous intéressera en revanche, à ce stade de la réflexion, c’est le rapport induit dans le fonctionnement du média par l’articulation de ces différents niveaux selon un rythme qui tend lui-même à s’accélérer. Nous dirons que, s’agissant des médias (alias, de la communication sociale), le procédé, l’environnement large, le produit et ses pratiques d'usage et d’appropriation constituent un système cohérent, et que ce système fonctionne selon des échéances qui lui sont propres: il s’agit du délai nécessaire à la production du contenu (textuel ou autre), à sa circulation et à son appropriation, et que nous désignerons ici comme le «temps caractéristique».
Le temps caractéristique du média se compte d’abord par années, mais, dans la première moitié du XVe siècle, nous sommes déjà sur des délais qui peuvent être de l’ordre de quelques mois, voire de quelques semaines.
L’innovation constituée par les Flugschriften et par l’essor de la controverse imprimée, en Allemagne à compter de 1517 constitue un facteur de changement dans l’échelle du temps caractéristique dont on ne saurait surestimer l’importance: nous descendons en effet au niveau de quelques semaines, et ce délai reste de règle jusqu’à la Révolution industrielle.
Le temps du journal illustré, et la foule qui se rue aux nouvelles
Les innovations les plus radicales sont induites plusieurs siècles plus tard, lors du passage à la librairie de masse (le temps caractéristique du quotidien n'est plus celui des Flugschriften), et surtout aux médias de la communication à distante: la transmission se fait en quelques heures (déjà avec le télégraphe Chappe), puis de manière pratiquement instantanée, lorsque les réseaux téléphoniques et autres (radio, télévision) commencent à s’étendre.
Le paysage des médias n’a jamais été aussi varié qu’il ne l’est devenu, en notre début du XXIe siècle. Si nous suivons une typologie fondée sur la technique, voici, d’abord, l’imprimé sous ses multiples formes, livre, quotidien, périodique, simple feuille, etc). Viennent ensuite les médias de l’époque industrielle, du téléphone à la radio et à la télévision. Enfin, voici les «nouveaux médias» de l’informatique, lesquels évoluent eux-mêmes très rapidement. Par voie de conséquence, les relations d’un sous-sytème à l’autre se complexifient considérablement, tandis que se juxtaposent des temps caractéristiques différents, correspondant à des pratiques d’utilisation elles aussi différentes.
Les nouveaux médias sont caractérisés notamment par la possibilité théorique de l’instantanéité pour tous, un argument présentant des avantages infinis, mais qui inversement est source de désordres potentiels difficilement mesurables. La puissance de l’outil donne en effet une force inédite à la désinformation, quand la «calomnie» chère à Beaumarchais se mue en cette économie des fake news que nous découvrons peu à peu, en même temps que nous découvrons avec consternation son poids économique et l’étendue de sa puissance.Ajoutons que le paradigme des temps caractéristiques se décline bien évidemment –dans le temps, mais qu'il se décline aussi dans l'espace: le temps caractéristique n'est pas le même d'un lieu à l'autre, par exemple entre la ville et le plat-pays, de sorte qu'il fonctionne comme l'un des facteurs les plus profonds des distorsions que l'historien peut observer. Mais ceci est un autre problème, sur lequel nous nous réservons de revenir.