mercredi 28 octobre 2020

In memoriam: Jean Vezin

La conférence d’«Histoire et civilisation du livre» de l'École pratique des Hautes Études a appris avec une réelle tristesse la disparition de notre confrère et ami Monsieur Jean Vezin, disparition survenue à Thouars fin août dernier. Archiviste-paléographe (1958, avec une thèse sur les scriptoria d’Angers au XIe siècle), Jean Vezin avait fait son stage de bibliothécaire à Colmar, ce qui, même pour lui Ligérien, lui était resté un très bon souvenir. Il avait ensuite été nommé à la Casa Velázquez de Madrid, et ces années espagnoles étaient elles aussi restées marquées dans sa mémoire.
Ancien conservateur au Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale (1962-1974), Jean Vezin avait été élu en 1974 directeur d’études à la conférence de «Paléographie et codicologie» de l’EPHE. Mais il a aussi dirigé, pendant une grosse douzaine d’années (1985-1998), l’École des bibliothécaires-documentalistes de l’Institut catholique de Paris. Il était membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres depuis 1997, et docteur honoris causa de l’Université autonome de Barcelone (2010). Rappelons que, pour nous autres historiens du livre, il avait publié, avec Henri-Jean Martin, le premier des deux volumes fondateurs sur la mise en livre et sur la mise en texte.
Mais notre propos n’est pas celui d’une notice nécrologique officielle. Nous nous étions d'abord rapprochés, avec Jean Vezin, lorsque celui-ci avait très gentiment accepté de participer au colloque d’histoire du livre par nous organisé à Jérusalem (École biblique et archéologique française) en 1997. Par la suite, il nous a accompagnés plusieurs années durant dans nos «séances foraines» organisées régulièrement par la Conférence d’«Histoire et civilisation du livre» en mai/juin et qui nous conduisaient à la découverte des bibliothèques de province. Les auditeurs et participants se rappelleront en lui d'un savant tout à la fois modeste et sans failles, en même temps que d’un homme d’une urbanité parfaite et que d’un collègue entièrement dévoué à la mission qui était la sienne.


Dans le même temps, Jean Vezin était ce qu’il est convenu d’appeler un bon vivant, et les uns et les autres se rappelleront aussi, et avec plaisir, des déjeuners avec lui partagés, au cours desquels nous découvrions telle ou telle spécialité de telle ou telle région où nous avaient conduits nos périples bibliographiques. Nous avons ainsi visité, avec Jean Vezin et en partie sous sa houlette, bien des bibliothèques, dont celles de Chantilly, Compiègne, Laon, Saint-Omer, Valenciennes, Reims, Tours, Poitiers, Amiens, Bourges, Le Mans, Dole, et plusieurs autres. Henri-Jean Martin, Bruno Neveu, Madame Veyrin-Forrer et Madame Geneviève Hasenohr, mais aussi Pierre Aquilon ou encore Madame Anne-Marie Turcan nous ont fait l'amitié de participer à certaines de ces pérégrinations qui comptent parmi nos meilleurs souvenirs (Jean Vezin conduisant, «au débotté», sous des trombes d'eau et un jour de grève, un de nos deux minibus loués, faute d'autre solution, entre Arras et Saint-Omer...).
Nous serons toujours reconnaissants de ces moments si enrichissants passés dans une excellente compagnie, et nous nous inclinons avec tristesse et émotion sur la mémoire d’un savant d’une scrupuleuse honnêteté, d’une érudition sans failles et d'un parfait dévouement, un savant qui était aussi devenu un ami.


Les clichés illustrent certaines de nos séances à Amiens, à Poitiers et au Mans, auxquelles Jean Vezin a participé.

Quelques billets récents
Conférence d'Histoire et civilisation du livre, calendrier de l'année 2020-2021.
L'Égypte, Rome, l'Arménie: les mythes de l'invention de l'écriture.
Les escaliers dans les bibliothèques.
La bibliothèque de Saint-Bertin au XVe siècle.
Vient de paraître: Histoire du livre en Occident.

vendredi 23 octobre 2020

Conférences d'"Histoire et civilisation du livre"

Reprise de la conférence d’«Histoire et civilisation du livre» à l’École pratique des Hautes Études
2020-2021

Chères auditrices, chers auditeurs,
J'espère que vous allez toutes et tous bien, en cette rentrée un peu particulière. Je me réjouis de vous retrouver pour la reprise de la conférence «Histoire et civilisation du livre» qui aura lieu, comme les années précédentes, à raison d'une séance par mois, le vendredi de 14h à 18h, sur le site Raspail, salle 26, à partir du vendredi 30 octobre.
Vous pouvez en consulter le calendrier sur mon carnet:
https://archivbib.hypotheses.org/1121
Les dates sont fixées mais le contenu pourra encore évoluer.
Pour le moment, il est prévu que nous puissions assurer nos séances presque normalement, quoique tous masqués. Je peux prévoir une retransmission synchrone pour ceux et celles qui, pour des raisons légitimes, préfèreraient ne pas se déplacer sur site: signalez-vous à moi, très simplement, pour que je pense à planifier une réunion Zoom et à vous en communiquer le lien (courriel: emmanuelle.chapron-lebianic@ephe.psl.eu).
Vous pouvez transmettre ces informations autour de vous ou me demander de vous retirer de la liste de diffusion.
Très cordialement
Emmanuelle Chapron

NB- Les personnes intéressées sont invitées à consulter le site hypotheses.org (référence ci-dessus) pour les annonces, informations ou modifications éventuelles concernant la conférence et son programme. FB

dimanche 18 octobre 2020

Des écritures... et des mythes

Dans son Histoire et pouvoirs de l’écrit, Henri-Jean Martin envisage le problème de ce qu’il est convenu de désigner comme la «naissance de l’écriture» (p. 24 et suiv.). Pour autant, cette formule pourra paraître inappropriée. Fondamentalement, l’écriture désigne la «représentation graphique d’une langue»; par suite, accompagné d’un épithète, le terme définira l’«ensemble des caractères d’un système de représentation graphique» (par ex., l'écriture cunéiforme). Mais on discute aujourd’hui sur la possibilité d’une notation graphique à l’époque préhistorique, tandis que la typologie des écritures (idéographique, alphabétique, etc.) se révèle beaucoup moins nette que ce qu’en imagine le sens commun. .
Dans la chronologie des systèmes d’écriture, les hiéroglyphes égyptiens et les tablettes cunéiformes de Mésopotamie occupent traditionnellement une place privilégiée, avant les premières écritures européennes. L’Annuaire des conférences de l’EPHE pour 2018-2019 attire notre attention sur un autre point, présenté dans le «Rapport» de Monsieur Jean-Pierre Mahé: il s’agit des mythes au travers desquels les différentes civilisations ont cherché à rendre compte de l’invention de l’écriture. Dévidons la chronologie. On sait que le panthéon égyptien réserve en l'occurrence le premier rôle à Theuth, le dieu ibiocéphale. Theuth (Thot) est qualifié de «maître de la parole divine», alias «maître des hiéroglyphes», comme l'explique Youri Volokhine: «Selon leur désignation égyptienne [entendons, dans la langue égyptienne ancienne], ces hiéroglyphes, dont Thot est le pourvoyeur, sont (…) une parole divine et non pas un écrit (p. 134).
Plus précisément, Thot, dieu de la parole et de la connaissance, est «la langue» du dieu créateur, Ptah: Volokhine ajoute en effet que, en ancien égyptien (comme en français), le terme de «langue» désigne à la fois l’organe, et la faculté du langage. Thot acquiert ainsi une fonction quasi-démiurgique, en ce que sa parole se réalise immédiatement. De même, c'est lui qui sera à l’origine de la variété des langues distinguant les différents peuples les uns par rapport aux autres. Ces deux exemples, celui de la parole comme créatrice et ordonnatrice du monde, et celui de la division des langues sont pour nous connectés à deux passages du livre de la Genèse. Enfin, dans son dialogue de Phèdre, Platon détaille le mythe, en mettant en scène Thot qui présente au roi Thamous les principales inventions qu’il veut transmettre aux Égyptiens, au premier chef l’écriture. Scribe des dieux, Thot est aussi le patron protecteur des scribes et des lettrés. Il sera assimilé à Hermès/ Mercure dans le panthéon gréco-romain (cliché 1, et légende infra).
La représentation de l’invention de l’écriture par les mythes est systématiquement reprise, à la fin du XVIe siècle, en tant que constituant le thème iconographique principal de la nouvelle grande salle de bibliothèque (56m sur 17) voulue par Sixte Quint au Vatican (le Salone sistino). Le plan est l’œuvre de Domenico Fontana, qui prévoit une double série de voûtes quadripartites reposant sur six piliers médians. La salle est éclairée par sept grandes fenêtres percées dans les murs nord et sud, et le sol est en marbre. Angelo Rocca explique que la décoration est l’œuvre du custode Federico Ranaldi, mais que lui-même a collaboré à la conception..
Ranaldi propose de reprendre le programme de la bibliothèque de Sixte IV, en l’élargissant aux papes ayant à faire avec le livre (soit qu’ils écrivent, soit qu’ils conservent, soit qu’ils condamnent et fassent détruire) Les inscriptions sont quant à elles l’œuvre de Pietro Galesini, notaire apostolique, et de Silvio Antoniano, secrétaire du Sacré Collège. Le thème est celui de l’écriture: la découverte de l’alphabet, les Sept Sages, les Sybilles et les Muses, puis les papes qui ont joué un rôle soit en rédigeant des traités, soit en fondant des bibliothèques, soit en réunissant des conciles, toujours dans l’optique de la défense et de l’illustration de l’Église contre les hérétiques (depuis le concile de Nicée). Les artistes sont Cesare Nebbiai et Giovanni Guerra.
Sur les murs, (…) deux séries de compositions [sont] relatives aux grandes bibliothèques du monde et aux conciles généraux, et, sur les quatre face des six piliers qui supportent les voûtes, [on trouve] les « inventeurs d’alphabets » depuis Adam, « premier inventeur des lettres », Moïse avec les tables de la Loi, Mercure adossé à l’obélisque sur lequel il a dessiné les premiers hiéroglyphes, Hercule en sa qualité de Musagète, protecteur des Lettres, Pythagore avec le livre de la sagesse et saint Jérôme, jusqu’à Jésus Christ, qui est l’alpha et l’oméga, le principe et la fin de toute chose (André Masson).

Alphonse Dupront a donné une analyse rapide de ce programme iconographique, analyse  à laquelle nous pouvons toujours nous référer. Vingt-six personnages principaux représentent les inventeurs d’écritures, avec un dispositif qui fait penser à celui des emblèmes: chaque figure est accompagnée d’une sentence explicative en latin, et de la représentation de son invention –de son écriture. Le premier personnage est Adam, qui, «instruit par Dieu, est le premier inventeur des lettres», et sa devise explicite ce choix: «Adam divinus edoctus primus scientiarum et litterarum inventor». Suivent un certain nombre d’autres personnages de l’Ancien Testament, jusqu’à Esdras (cf cliché 2  et légende infra).
Puis on passe à l’Antiquité égyptienne (et nous retrouvons Mercure / Toth comme inventeur des hiéroglyphes), avant que ne défilent les héros des mondes grec et romain. Enfin, ce sont les «inventeurs» chrétiens: Ulphilas pour l’alphabet gothique, Jean Chrysostome pour l’arménien, Jérôme et Cyrille pour le cyrillique. La série se referme avec la figure du Christ, Alpha et Oméga de toutes choses, représenté tenant le Livre ouvert. Le mur sud du Salone présente quant à lui la série des grandes bibliothèques, depuis la bibliothèque des Hébreux et ses multiples avatars, puis la bibliothèque du Musée d’Alexandrie, jusqu’aux bibliothèques chrétiennes et à la bibliothèque du pape à Rome: le premier évêque, Pierre, confie aux prêtres la garde des Livres sacrés, tandis que ses successeurs observent la scène en arrière-plan. Nous nous bornons à mentionner ici la décoration du mur nord, qui présente la succession des conciles généraux.
Jean-Pierre Mahé revient quant à lui sur la mise en place de l’alphabet arménien, au tout début du Ve siècle, et sur les gigantesques travaux de traduction qui sont dès lors très rapidement engagés –et qui se poursuivront pendant un millénaire. Ces travaux, dont l’initiative est rapportée aux «Saints Traducteurs», s’insèrent dans «un mythe intemporel, récit métaphorique de la construction de la science». L’écriture permet de fixer les pensées invisibles, mais les premiers hommes ont une durée de vie telle que la question de l’oubli ne se pose pas à eux –rappelons qu’Adam aurait vécu 929 ans, l’histoire humaine commençant à la date où Adam et Ève sont chassés du jardin d’Éden. Le péché originel entraîne l’irruption du mal, mais aussi le passage de l'homme au statut de mortel et la réduction progressive de sa durée de vie, donc la montée inexorable de l’oubli.
Tandis que les descendants de Caïn se détourneront de Dieu pour fonder les nations païennes, ceux de Seth s’efforceront de conserver «les grâces et les sages pensées que Dieu avait accordées au premier homme». À la septième génération, nous rapporte le mythe arménien, Énoch invente la première écriture, de manière à conserver «le souvenir des prodiges divins». Noé sera son arrière-petit-fils, pendant la vie duquel le Déluge fait perdre toute connaissance de cette écriture…

L’invention d’une nouvelle écriture est liée à l’épisode de la Tour de Babel: «les Chaldéens s’en emparèrent, et la notèrent sur des tablettes d’argile arrachées à la terre encore tout humide du Déluge». Le départ d’Abraham pour le pays de Canaan permettra aux Hébreux de se distinguer des peuples nouvellement païens, mais il ne recevront leur alphabet divin que plus tard, par l’intermédiaire du premier prophète, Moïse, auquel Dieu transmet directement les Tables de la Loi (Exode, 31, 18 et 34, 1). Par la suite, l’Incarnation du Verbe ouvre une nouvelle ère, mais le Nouveau Testament est rédigé et copié dans l’écriture la plus courante du temps, à savoir le grec, que l’on emprunte par conséquent aux Païens. Les Arméniens seraient donc, avec les Hébreux, les seuls à pouvoir échapper aux compromissions, en ce qu'ils auraient reçu leur alphabet des mains de Dieu par l’intermédiaire des Saints Traducteurs.
L’objet du mythe est d’intégrer dans un récit (ce qui correspond à l’étymologie du terme) une succession de phénomènes majeurs ou événements particulièrement marquant, de manière à en rendre compte: la cosmogonie, l’émergence du bien et du mal, la nature et le développement de la connaissance humaine, etc. Le mythe ne fait pas appel à la raison, mais trouve sa justification dans sa double fonction, de rendre possible la compréhension du monde, et de justifier comme étant naturel l’ordre qui en découle, y compris s’agissant d’organiser la société. Sa fonction parénétique apparaît ainsi comme fondamentale.
Dans l’ordre des mythes, l’invention (ou la ré-invention) de l’écriture occupe souvent une place essentielle. Il s’agira, à travers nos exemples, de la cosmogonie égyptienne, de l’apologétique pontificale, ou de l’identité collective du peuple arménien. Et, derrière l’invention, se profile un certain nombre d’interrogations, par exemple sur le rapport de l’oral et de l’écrit (cf Platon), ou encore sur la diversité des langues –et des écritures.
Notre dernier point nous ramène à l’histoire des Arméniens: la construction du mythe des «Saints Traducteurs» définit le peuple arménien comme un peuple élu de Dieu. Mais, encore plus intéressant pour l’historien, le travail de ces intellectuels attachés d’abord à la traduction des Livres saints (la Bible et les Pères de l’Église), puis des «livres extérieurs», autrement dit des livres traitant des arts libéraux, pose la question du transfert, de l’acculturation et de l’appropriation de l’héritage occidental...

Cliché 1: Le scribe royal et prêtre-lecteur en chef Nebméroute (© Musée du Louvre). Cliché 2: le Salone Sistino. Sur les piliers, Isis (à gauche) et les fils de Seth (à droite); sur le mur du fond, la théorie des conciles: à droite, le premier concile de Constantinople, à gauche, celui d’Éphèse. Cliché 3: l'Arche de Noé, San Maurizio, Milan.

Bibliographie.
Youri Volokhine, «Le dieu Thot et la parole», dans Revue de l’histoire des religions, 221-2 (2004), p. 131-156..
Alphonse Dupront. «Art et contre-réforme. Les fresques de la bibliothèque de Sixte-Quint», dans Mélanges d'archéologie et d'histoire [de l’École française de Rome], 48 (1931). p. 282-307.
Angelo Rocca, Bibliotheca Vaticana a Sixto V pont. max. in splendidiorem commodioremque locum translata et a fratre Angelo Rocca (…) illustrata, Roma, Typographia Vaticana, 1591.
Jean-Pierre Mahé, «Philologie et historiographie du Caucase chrétien», dans Annuaire. Résumés des conférences et travaux. 151e année, Paris, EPHE, 2020, p. 44-53.

dimanche 11 octobre 2020

Une histoire d'escaliers

La topographie bibliothécaire nous enseigne que les anciennes bibliothèques sont plus volontiers établies au premier étage d’un bâtiment, que celui-ci soit autonome (construit pour abriter une bibliothèque) ou non. Nous ne nous arrêterons pas aujourd’hui sur la présence, documentée par plusieurs exemples, d’écuries à l’étage inférieur, comme, au XVIIe siècle, à Wolfenbüttel ou à la première Mazarine. Le choix du premier étage vient sans doute d’abord de ce que, dans les anciens monastères, nous sommes au-dessus des galeries du cloître, et à proximité du dortoir. Deux autres arguments interviennent aussi: d’une part, en hauteur, on sera plus à l’abri de l’humidité; de l’autre, on bénéficiera en principe d’un meilleur éclairage. Quoi qu’il en soit, les bibliothèques resteront très généralement localisées à l’étage, le premier exemple de nouvelle bibliothèque construite en France au rez-de-chaussée étant, à notre connaissance, celui de la ville d’Amiens au début du XIXe siècle.
Mais voici le fait: si les escaliers permettant d’accéder à la bibliothèque sont d’abord utilitaires, comme le montre aujourd'hui encore l’exemple de la bibliothèque capitulaire de Noyon, ils se trouveront progressivement investis d’une signification symbolique de plus en plus marquée. L’escalier monumental manifeste la puissance du maître d’ouvrage, et il symbolisera aussi le passage de l’obscurité de l’étage inférieur (assimilé à l’état d’ignorance) à la clarté de la bibliothèque –la clarté apportée par les livres. Parcourons maintenant quelques exemples paradigmatiques, qui illustreront le fait jusqu’à nos années 2000.
Notre premier exemple sera tout naturellement celui de la Medicea Laurenziana à Florence (cliché1). Nous sommes au cœur du pouvoir des Medici: le projet, initialement confié à Michel Ange, est celui d’une grande salle rectangulaire, abritant la bibliothèque au premier étage en arrière des cloîtres, salle à laquelle donnera accès un monumental escalier droit, en pierre (Ammannati, 1559). L’inscription placée à l’entrée exalte, sur le modèle de l’épigraphie antique, la figure du fondateur, la richesse de la bibliothèque et les deux objectifs classiques, du service apporté à ses concitoyens et de la gloire de la patrie. L’opposition entre l’obscurité relative du vestibule et la clarté de la salle de consultation a été très tôt interprétée comme symbolique de l’accession par le livre aux lumières du savoir.
De même, Sansovino installera-t-il la salle de la Marciana au premier étage (l’étage «noble») de son nouveau Palazzo della libreria. On y accède par un escalier à double rampe, dont l’iconographie est tout particulièrement signifiante –l’homme atteint à la vertu, puis à la sagesse, tandis que la connaissance par le livre domine l’ensemble. L’escalier débouche en effet sur un petit vestibule, avec la fresque allégorique de la Connaissance (Sapienza) par Le Titien (1560) (cliché 2).
Quelque trois générations plus tard, le palais de Brera, à Milan, désigne un complexe élaboré sur le modèle de l’Académie: un établissement d’enseignement, des espaces réservés à la conservation, des objets d’art (envisagés surtout comme modèles en vue de l’étude du dessin) et une bibliothèque, le tout organisé autour d’une cour à colonnades. Dans chaque angle, un escalier conduit à l’étage, où la grande salle de bibliothèque bénéficie d’un emplacement central (cliché 3). Même dispositif à la Hofburg de Vienne, où un escalier tournant à trois volées de marches donne accès à la grandiose (ici, le mot n’est pas trop fort) salle à coupole, élevée sur des plans de Johann Bernhard Fischer von Erlach (1665-1723) par son fils Joseph Emmanuel (1). La porte d’entrée est surmontée d’une inscription commémorative, tandis qu’une superbe grille porte en fer forgé et doré la mention «Bibliotheca Palatina». Nous retrouvons la même inscription, mais dans un dispositif néo-classique, à la bibliothèque de Parme, au premier étage du complexe de la Pilotta. Aujourd’hui encore, l’escalier de la bibliothèque de l’Arsenal, à Paris, illustre ces mêmes choix.

La façade de la nouvelle Bibliothèque royale de Bavière (Bayerische Hof u. Staatsbibliothek) a été projetée par l’architecte Friedrich von Gärtner à partir de 1827, et elle se présente sur le modèle d’un palais florentin, avec les trois grands portiques d’entrée, auxquels donne accès un double escalier extérieur convergent (1843) (cliché 4). Après la relative obscurité du vestibule, nous découvrons le grand escalier monumental, à deux volées successives de marches (« escalier d’honneur»), largement éclairé et conduisant à la salle de lecture (cliché 5).
Mais revenons dans la capitale française: le premier programme de bibliothèque moderne est, à Paris, celui élaboré par Labrouste pour la bibliothèque Sainte-Geneviève, et il suit le dispositif canonique que nous venons de présenter rapidement: la porte principale, au centre de la façade sur la place du Panthéon, est légèrement surélevée, et elle ouvre sur un large vestibule plongé à dessein dans une semi-pénombre. Au fond, l’escalier à volée de départ unique puis à dédoublement, permet d’accéder à l’étage. La grande salle de lecture, spectaculaire de par la légèreté de son architecture métallique, est comme tapissée de livres et baigne dans la lumière…
Terminons par quelques exemples très significatifs, même si plus récents: l’enrichissement de l’Allemagne au XIXe siècle (surtout après 1870), et l’attention portée à l’enseignement et à la recherche, conduisent à mettre en chantier des bâtiments de bibliothèque nouveaux et représentatifs –de véritables «palais pour les livres», pour reprendre la belle formule de Jean-Michel Leniaud (3). Le modèle est largement reproduit, que nous rencontrons, par exemple, à l’Albertina élevée en 1887-1891 Beethovenstraße à Leipzig: la volée de départ unique se dédouble jusqu’à déboucher sur une galerie circulaire (comme à Munich) (cliché 6. © Andreas Schmidt). Ce modèle est assez largement diffusé, du moins jusqu’à sa complète réinterprétation, à la «BNU Nouvelle» de Strasbourg en 2014 (cf cliché infra) (4).

Notes
(1) Hans Petschar, «Der Prunksaal der Österreichischen Nationalbibliothek. Zur Semiotik eines barocken Denkraums», dans Bibliothèques décors 1, p. 69-79.
(2) Auguste Vallet de Viriville décrit cet escalier qu'il découvre à l'occasion de son passage à Muniche en 1854: «Par delà le vestibule un escalier grandiose et monumental , comparable à celui du palais du Luxembourg ou à celui des Tuileries, donne accès à la bibliothèque proprement dite. Le arbre, le stuc, l'or et la peinture qui représente les écrivains les plus illustres depuis Virgile jusqu'à Schiller, depuis Hérodote jusqu'à Lichtenthaler,, le directeur actuel de l'établissement, sont prodigués...»
(3) Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, dir. Jean-Michel Leniaud, Paris, Maisonneuve et Larose, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2002.
(4) Notons cependant qu'il s'agit d'un escalier intérieur, donnant accès aux différents niveaux de la salle de lecture, et non pas de l'escalier d'entrée à la bibliothèque proprement dite. Ajoutons qu'il convient toujours de considérer la chronologie: à l'origine, le superbe escalier devenu emblématique de la bibliothèque Anna Amalia de Weimar (le Wendeltreppe) n'était pas destinée à celle-ci; de même à Paris, l'élégant escalier donnant accès à la Bibliothèque Mazarine a été élevé par l'architecte Léon Biet en 1824.



lundi 5 octobre 2020

Une bibliothèque, entre manuscrits et imprimés

Au contact de la Flandre et de l’Artois, Saint-Omer est d’abord un site défensif, une butte d’une vingtaine de mètres, protégée par des marais, avec un seul passage au sud-ouest. À la frontière physique (entre les collines artésiennes et la grande plaine du Nord) se superposeront progressivement une frontière linguistique, et à terme une frontière politique. Au cœur d’un plat-pays largement germanisé (les toponymes en témoignent), donc païen, Saint-Omer est aussi et d’abord un bastion du christianisme: la première fondation est celle de la puissante abbaye bénédictine de Sithiu, par Bertin au milieu du VIIe siècle. La ville elle-même émerge surtout à partir des années 900: une fortification, et un bourg autour d’un marché, le tout sous la nouvelle autorité du comte de Flandre. Appuyée sur le maraîchage, et de plus en plus sur la draperie et sur le commerce, Saint-Omer connaîtra une croissance extraordinaire jusqu’au milieu du XIVe siècle: nous sommes à quelque 35 000 habitants vers 1300! Le facteur décisif est le creusement du Neufossé, et surtout celui de la Grande Rivière, permettant aux navires de mer de remonter l'Aa pour accoster pratiquement aux portes de la cité.
Même si la situation morale des Bénédictins de Saint-Bertin est probablement devenue assez médiocre, et si des concurrences ont émergé (les Francicains en en 1224, les Dominicains et les Chartreux au XIVe siècle), la bibliothèque de l’abbaye bénéficie toujours de soins très attentifs. Jean le Bliecquère, soixantième abbé, pousse activement les travaux de reconstruction de l'église abbatiale, et commence en 1414 la nouvelle bibliothèque de sa maison. Plus tard, la présence de Guillaume Fillastre, évêque de Tournai, à la tête de l’abbaye (il en est le 64e abbé), a joué un rôle décisif (1).
Fillastre, abbé en 1447, est certes un clerc, docteur en droit canon de l’université de Louvain, mais il est surtout un politique et un diplomate très proche de la cour ducale. Il participe au concile de Bâle, et il sera à Francfort en même temps que le futur Pie II (cf du Theil, p. 51), où il a nécessairement été informé des recherches de Gutenberg. Chancelier de la Toison d’or (1462), puis chef du Conseil privé de Charles le Téméraire (1471), il décédera en 1473. Fillastre est aussi un amateur d’art et un lettré reconnu –Roger van der Weyden aurait donné son portrait, où il est représenté avec un livre ouvert dans les mains: cf cliché). C’est encore lui qui passe à Simon Marmion commande du célébrissime Retable de Saint-Bertin (aujourd'hui pour partie à Berlin et à Londres).

Mais voici les livres: il est possible que le puissant prélat ait lui-même passé commande à Gutenberg d’une Bible à 42 lignes de 1454-1455: Saint-Bertin en possède en effet un exemplaire, dont seul le tome II est aujourd’hui conservé (GW 4201). Malheureusement, le volume a été à nouveau relié au XVIIIe siècle, sous le règne de l’abbé Mommelin le Riche, ce qui répond à un souci de conservation parfaitement louable, mais ce qui nous prive de toute éventuelle mention de provenance ou autre (rappelons que les archives de Saint-Bertin ont été détruites au cours de la Première Guerre mondiale).
Quoi qu’il en soit, les échanges sont suffisamment faciles dans la géographie de la Flandre et de l’Artois pour que la bibliothèque de Saint-Bertin s’enrichisse d’un certain nombre d’exemplaires imprimés incunables, dont la plupart vient de la géographie typographique rhénane. Citons les Lettres (Epistolae) de Jérôme (Strasbourg, avant 1470), le Quaternarius (Cologne, vers 1471), la Practica nova judicialis de Ferrariis (Strasbourg, avant 1473), l’Expositio Decalogi de Nider (Cologne, vers 1480), le De Spiritu Guidonis (Delft, 1486), la Summa angelica (Alost, 1490) et le Rationale de Guillaume Durand (Nuremberg, 1494). Deux exemplaires portent une mention comme quoi ils ont été acquis par Roland de Reno, dont nous savons qu’il était «granatarius» de Saint-Bertin dans les années 1470-1480: il s’agit du traité de Panormitanus Sur les cinq livres des Décrétales (Bâle, 1477), et du sixième livre de ces mêmes Décrétales (Spire, 1481). Le granatarius est l'officier en charge de recevoir les impôts en nature, voire d'exercer les fonctions d'un véritable intendant: au total, un des personnages clés de la maison (cf cliché infra: Saint-Bertin, gouache tirée des Albums de Croÿ).
Mais revenons à notre géographie typographique: l’Italie, en tant qu’espace de production, s’inscrit très en retrait par rapport aux pays allemands, avec trois éditions de Venise et une de Parme, et la France encore plus, puisqu’il n’apparaît qu’une édition parisienne des Sermons de saint Augustin (vers 1499). On ne s’étonnera pas de trouver en outre, dans notre liste, deux Missels, un Missel romain (Venise, 1481), et un Missel de Tournai (Paris, 1498). On ne peut en définitive qu’être frappé par le fait que les moines se tournent très vite après 1450 vers le nouveau média de l’imprimé, manifestant ainsi une modernité certaine, et qu'ils se fournissent d'abord dans la géographie traditionnelle du négoce audomarois. Ne perdons pas pour autant  de vue le fait qu’un certain nombre d’exemplaires incunables ont évidemment pu entrer postérieurement dans la bibliothèque de Saint-Bertin.
Le successeur de Guillaume Fillastre sera Jean de Lannoy (de 1473 à son décès en 1492): lui aussi appartient à l'une des plus grandes familles bourguignonne, et il sera lui aussi chancelier de la Toison d’or. Nul doute que, sous les règnes successifs de ces grands abbés, toutes les facilités ne soient données pour la circulation des hommes, des nouvelles et autres informations, et des marchandises –dont les livres. Ces circonstances expliquent que, d'une manière plus générale, la région du nord de la France actuelle n’ait accueilli des ateliers typographiques que ponctuellement, à Valenciennes (et à Abbeville), et que de petits ateliers ne s’y installent de manière permanente qu’à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, voire au XVIIe –pensons aux travaux et à la parfaite érudition du regretté Albert Labarre.

Les exemples sont partout, dans les fonds patrimoniaux des différentes bibliothèques de la région, qui témoignent de la rapidité de circulation des nouvelles publications importées des provinces bourguignonnes et des pays allemands, avant, bien évidemment, la montée en puissance de Paris. Bornons-nous au seul dossier du chanoine Raoul Mortier, qui laisse à son décès, à Cambrai en 1480, une belle bibliothèque, dans les titres de laquelle figure une «Bible en deux volumes de l'impression de Mayence», estimée 12 livres… (2). Malheureusement, l’ouvrage ne semble pas être aujourd’hui conservé. Ces observations confirment aussi l’importance d’étudier globalement les bibliothèques à partir du dernier tiers du XVe siècle, sans se limiter aux seuls manuscrits.
Terminons par une note de prospective. À Saint-Omer comme dans toute la région, le XVe siècle est un temps de rupture, et cette rupture sapera durablement les conditions mêmes de la prospérité. Après la mort du Téméraire devant Nancy (1477), Louis XI occupe Artois et Boulonnais, mais Saint-Omer reste fidèle à la «Bourgogne» et devient peu ou prou une place frontière. Pour autant, les «guerres françaises» se poursuivent au XVIe siècle, avant que n’éclate la crise religieuse: la ville fait alors office de place de refuge pour les catholiques, et elle apparaîtra comme un bastion de la reconquête tridentine. Plus tard, elle sera encore place de refuge, mais cette fois pour les catholiques anglais… ce qui explique la présence de quelques rarissimes éditions anglaises dans le fonds actuel de la bibliothèque.

Notes
(1) Joseph du Theil, Guillaume Fillastre, évêque de Tournai, abbé de Saint-Bertin, chancelier de la Toison d’or: un amateur d’art au XVe siècle, Paris, Picard, 1920.
(2) Ad59 4G-1467.

Note bibliographique
Histoire de Saint-Omer, dir. Alain Derville, Lille, Pr. univ., 1981. Frédéric Barbier, «Saint-Bertin et Gutenberg», dans Le Berceau du livre : autour des incunables. Mélanges offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses collègues, ses élèves et ses amis, dir. Frédéric Barbier, Genève, Librairie Droz, 2003, 472 p. (RFHL 118-121), p. 55-78. Id., «Le Livre imprimé au XVe siècle dans la France du Nord», dans Mélanges Louis Trénard, Lille, 1984 (t.  LXVI, n° 261-262), p. 633-651. Id., «Incunable catalogues and the historian: some observations on recent works», dans Bibliography and the study of the 15th. century civilisation, London, 1987, p. 53-67.