Même si l’objet premier du voyage n’était pas celui de l’histoire du livre et des bibliothèques, le livre se rencontre souvent au cours de ces quelques jours de pérégrinations en Italie du Nord, en une agréable fin d’été. Notre première étape sera celle de Milan, où le savant libraire Antoine Augustin Renouard avait déjà, au début du XIXe siècle, exploité les richesses d’un certain nombre de bibliothèques, publiques ou non: l’Ambrosienne et la Braidense, mais aussi les collections de Francesco Reina, du comte Gaetano Melzi, du marquis Gian Giacomo Trivulzio, des comtes Fagnani Arese et Étienne de Méjan, ce dernier comme représentant du vice-roi d’Italie, Eugène de Beauharnais (1).
Nous commencerons notre promenade par la vénérable Bibliothèque Ambrosienne, toute proche de l’hôtel où nous sommes descendus, et dont le bâtiment ancien a été pour partie conservé (2). Nous sommes dans la perspective post-tridentine, lorsque le cardinal-archevêque Federico Borromeo (1564-1631) entreprend la construction d’un bâtiment (1602) pour abriter une bibliothèque publique (fondée en 1607), laquelle constituera l'un des premiers exemples de dispositif en «grande salle» observé en Europe après celui de l'Escorial. L’institution, inaugurée en 1609, est dédiée à la figure emblématique de l’Église milanaise, à savoir saint Ambroise: elle s’insère dans un ensemble constituant un véritable centre d’études et de recherches, avec le Collège des docteurs (1604), la Pinacothèque (1618) et l’Académie de dessin (1620). Les pièces les plus célèbres conservées à l’Ambrosienne le manuscrit de Virgile ayant appartenu à Pétrarque (et un temps déplacé à la Bibliothèque impériale de Paris), et le Codice atlantico de Léonard de Vinci…
Plus au nord, mais sans quitter le centre ancien, nous voici devant le complexe de Brera. L’ancien couvent est passé aux Jésuites en 1572, et le bâtiment est complètement restructuré en 1627-1628. Lorsque les Jésuites seront «détruits», en 1773, le complexe abritera conjointement l’Académie des Beaux Arts et celle des Sciences et Lettres, un observatoire, un jardin botanique… et une bibliothèque. Cette dernière avait été fondée en tant que bibliothèque publique trois années avant son déplacement à Brera: la grande salle dédiée à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche est aménagée sur deux niveaux par Giuseppe Piermarini, l’architecte du théâtre de La Scala. Quant aux collections elles-mêmes, elles ont été considérablement enrichies à la suite des sécularisations opérées en Lombardie au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.
Le bâtiment de Brera abrite aussi une très célèbre Pinacothèque, dont les origines sont liées à l’Académie –il s’agissait de réunir des modèles pour les élèves–, mais qui connaît un développement spectaculaire à l’époque napoléonienne. L’ensemble est ouvert au public à compter de 1809. Nous y rencontrons à plusieurs reprises une thématique touchant à l’histoire du livre, comme l’illustre la fresque de Bramante représentant «Héraclite et Démocrite» et réalisée en 1477 pour Gaspare Ambrogio Visconti, à la casa Panigarola
L'œuvre met en scène deux personnages emblématiques, l’un qui pleure (Héraclite) et l’autre qui sourit (Démocrite, qui serait dans le même temps un autoportrait de l’artiste). Devant les deux philosophes, sur une table, quelques livres ouverts, et une mappemonde, dont le dessin précis reflète l’état des connaissances une quinzaine d’années avant le voyage de Colomb. L’interprétation aujourd’hui admise serait que la fresque fait partie d’un ensemble plus vaste, illustrant les quatre éléments, et qu’elle symbolise la terre. Quant aux deux philosophes, ils mettraient en scène les deux attitudes contraires devant les vicissitudes de la vie, dans l’optique de s’en défendre et de recommander à l’homme la «Tempérance» (3).
Enfin, nous gagnons le Castello Sforzesco (la château des Sforza): l’imposante forteresse a été édifiée entre le XIIIe et la seconde moitié du XVe siècle, et elle devient la résidence des ducs de Milan à l’époque de Galéas Maria Sforza. Le Musée d’art ancien qui y est aujourd’hui abrité (avec d’autres institutions, dont la Biblioteca Trivulziana) conserve le monument funéraire sculpté par Bonino da Campione pour Bernabò Visconti († 1385). La figure du cavalier de marbre qui domine le monument est impressionnante, mais nous nous arrêterons à un détail du sarcophage, soit, sur l’un des petits côtés, la représentation des quatre évangélistes identifiables chacun par son animal symbolique. Les personnages se présentent de face, dans la position classique du maître à son pupitre, et ils sont en train d’écrire chacun sur un rotulus. Peut-être est-ce par souci de la symétrie que les positions se présentent en miroir, avec un scripteur droitier et un gaucher?
Même s’il resterait beaucoup d’autres exemples à évoquer, qui mettent en scène le monde de l’écrit et du livre dans la capitale de la Lombardie (à la Pinacothèque ambrosienne, mais aussi à la basilique Saint-Ambroise, et dans nombre d'autres lieux), le séjour milanais s’achève, et il est temps de gagner les rives du lac de Côme, d’où nous irons ensuite à Mantoue.
[Billet suivant: le lac de Côme]
Notes
(1) A. A. Renouard, Annales de l'imprimerie des Alde, ou l'histoire des trois Manuce et de leurs éditions, tome III, À Paris, chez A.-A. Renouard, 1812. A. Coletto, «Vicende milanesi degli annali dei Manuzio di Renouard», dans Le Edizioni aldine della Biblioteca Nazionale Braidense, Milano, 1995, p. 27-30.
(2) Marie Lezowski, L’Abrégé du monde. Une histoire sociale de la bibliothèque Ambrosienne (v. 1590-v. 1660), Paris, Classiques Garnier, 2015 («Bibliothèque d’histoire de la Renaissance», 9).
(3) Marisa Dalai, Germano Mulazzani, «L’espace impossible de Bramante: étude sur le Cycle des hommes d’armes», dans Actes de la recherche en sciences sociales, 23 (1978), p. 37-50 (disponible en ligne sur Persée).
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