Peu de mots que l’on dirait «savants» sont aujourd’hui aussi couramment utilisés que celui de «virtuel», avec ses dérivés («virtualité», «virtuellement»…). La généralisation des applications de l’informatique dans l’environnement de tous les jours nous fait intégrer, parfois même sans nous en apercevoir, un monde du «virtuel» auquel les nouvelles techniques d’information et de communication (les NTIC) donneraient une puissance supérieure à celle du monde «réel», et qui permet le cas échéant de manipuler ce dernier. Les exemples sont légions, depuis les jeux électroniques jusqu’aux visites et expositions virtuelles, aux animaux virtuels, ou encore à l’imagerie médicale et à ses applications –sans oublier, in fine, le petit monde des lecteurs, des livres numériques et des bibliothèques «virtuelles».
Deux observations sur l’emploi du mot montreront comment la problématique de la production et de la gestion de l’information est à la base du concept.
I- Comme c’est le cas pour beaucoup de mots passés dans le langage courant, l’acception en reste souvent incertaine, de sorte qu’un détour liminaire par la lexicographie s’impose.
Avec l’adjectif de «virtuel», nous sommes dans le champ de la philosophie, et plus précisément dans le champ de la théorie de la connaissance et du langage. «Virtuel» dérive en effet du latin virtualis (< virtus), soit un épithète utilisé en scolastique pour signifier «ce qui est en puissance». Ce concept se rattache fondamentalement à la réflexion sur le langage, et sur sa manipulation. La connaissance est élaborée à partir des mots (des signifiants) et de leurs agencements sous forme de discours: virtualis est employé dans la discussion sur l’articulation entre les signifiants, les signifiés (ce que les signifiants désignent) et les realia effectivement observables. L’exemple classique est celui de l’arbre: le signifiant «arbre» désigne-t-il comme signifié un «arbre virtuel», lequel ne peut être actualisé que sous la forme d’un certain arbre, autrement dit d’un «arbre réel»?
Deux sens dérivés se greffent sur cette acception première.
1) Comme le montre l’exemple de l’arbre, «virtuel» désigne d’abord ce qui n’est qu’en puissance, donc potentiel, par opposition non pas à réel, mais plutôt à actuel. Par exemple, la masse des connaissances accumulées dans les livres est réelle (ou actuelle) du point de vue de l’homme en général, mais virtuelle du point de vue d’un certain homme en particulier, qui ne pourra pas la maîtriser mais qui pourra toujours y faire référence pour étudier tel ou tel point.
2) Un autre glissement sémantique intervient lorsque, par extension, le terme désigne non pas seulement ce qui n’est qu’en puissance, mais ce qui est existe «à la place de» quelque chose: cette acception est la plus courante aujourd’hui, avec les multiples applications touchant aux «mondes virtuels». Elle a été probablement introduite par le biais de l’anglo-américain virtual, utilisé depuis 1953 (d’après le Dict. hist. de la langue fr.): dans l’usage courant, l’adjectif devient plus ou moins synonyme d’abstrait, voire d’imaginaire. Pourtant, le «virtuel» permet aussi de faire «comme si», notamment en modélisant un problème pour en envisager les conséquences (1): il est l’outil d’une rationalisation de l’action qui en démultiplie la puissance (à Kourou, je lance autant de fois que nécessaire une fusée virtuelle, de manière à préparer le lancement de la fusée réelle) (2).
Nous passons donc, avec l’adjectif (éventuellement substantivé) de «virtuel», d’un terme spécialisé employé dans le cadre d’une théorie philosophique complexe, à un terme dont le caractère relativement indécis de l’acception courante expliquerait le succès.
II- Le «virtuel» n’est pas une nouveauté née de l’actuelle révolution des médias. Dès lors que la définition du terme nous introduit dans la philosophie du signe et du langage, la «virtualité» prend une dimension spécifique: il s’agit de médiation, donc de médias, manuscrits, imprimés, ou tout autre support de la communication sociale. Le «virtuel» est une caractéristique fondamentale de l’hominisation, notamment par le biais de différents procédures d’externalisation: le langage articulé, puis les systèmes d’écriture et leur mise en œuvre (épigraphie, manuscrit, etc.), avant l’irruption des techniques de reproduction, dont la plus puissante est, à l’époque moderne, celle de la typographie en caractères mobiles. Le contenu des bibliothèques accumulées forme un monde de papier, un monde virtuel, qui permet de manipuler le monde réel.
À la fin de l'Ancien Régime, les vertiges du monde virtuel (© Médiathèques de la ville de Versailles) |
Le parallèle entre le langage et la pensée se prolonge au niveau des livres, et l’on observe comment les procédures de gestion de l’information ont déjà une très grande puissance: Lucien Febvre montre, par ex., comment l’essor de l’«esprit d’observation» qui caractérise la Renaissance serait d’abord dû à la possibilité nouvelle de rassembler les textes et les informations, et de les comparer (3). La représentation joue au premier chef dans le domaine de l’illustration (et de la cartographie). Pour son De humani corporis fabrica publié par Oporin en 1543 (4), Vésale est venu à Bâle pour travailler en liaison directe avec l’imprimeur. Les planches anatomiques, fonctionnent comme une représentation de la réalité, et elles innovent en incorporant des signes alphabétiques qui renvoient aux différents articles de la légende et aux mentions portées dans les marges du texte. On pourrait aussi penser aux livres qui constituent en eux-mêmes des modèles virtuels, et dont l’Astronomie impériale de Bienewitz donne en 1540 un exemple spectaculaire (5). L’ouvrage, qui traite du mouvement des astres, des éclipses, des positions astrologiques, du calendrier, du comput, etc., consacre à chaque planète une planche xylographiée composée de plusieurs disques superposés et mobiles, avec des graduations : grâce au livre, le lecteur peut reproduire expérimentalement, à sa table de travail, les révolutions attribuées aux planètes (6).
Le second modèle, celui de l’intégration immersive, échappe pour l’essentiel à la logique gutenbergienne et caractérise le système contemporain, dans lequel les NTIC seraient directement intégrées par leurs utilisateurs, qu’il s’agisse des jeux informatiques, ou plus largement de la vie quotidienne, de l’ordre du savoir et des décisions à prendre. La croissance des masses de données produites suit une courbe exponentielle (7), elle génère des pratiques nouvelles, et elle introduit à un environnement lui-même nouveau, désigné comme celui des big data. La miniaturisation des puces électroniques rend possible
- une dématérialisation très large des données autrefois stockées sur des «supports papier»;
- l’interconnexion la plus large;
- et la construction d’un «quotidien numérique».
Les développements en sont infinis dans les domaines les plus variés, de l’armée à la finance, bien entendu aussi au commerce, à la médecine, ou encore à l’enseignement: ils débouchent sur l’essor rapide de l’intelligence artificielle.
L’humour est une manière agréable de réagir à la montée en puissance d’un «monde virtuel» qui semble parfois nous échapper (nous sommes tous des métadonnées). Dans l’une des nouvelles de son Supplice des week-ends, Robert Benchley évoque les paradoxes de la virtualité en matière financière, à l’époque de la grande crise américaine. Il n’y a en définitive que très peu d’argent liquide :
Tout le reste de l’argent dont on entend parler n’existe pas. C’est une monnaie verbale. Lorsque vous entendez mentionner une transaction de cinquante millions de dollars, cela veut dire qu’une société a écrit : « Bon pour cinquante millions de dollars » sur un bout de papier qu’elle (…) a donné à une autre société (…). Tel est le principe de la finance. Tant que vous êtes capable d’énoncer un chiffre supérieur à mille, vous possédez la somme d’argent correspondante. Certes, cette combine ne marche pas avec le marchand de chaussures, ou avec le patron de restaurant ; par contre, à Wall Street ou dans les cercles financiers internationaux, elle fait fureur… (8).
La «virtualisation» du monde a des conséquences directes sur le plan du fonctionnement de l’économie (dont les data constituent les nouvelles bases), et sur celui de la société en général (sociologie, anthropologie, etc.). Mais le fait que nous soyons, aujourd’hui plus que jamais, plongés dans ce monde virtuel rend d’autant plus important, sur le plan de la méthode, de proposer les cadres généraux d’une histoire du virtuel dont l’essentiel reste à écrire. L’histoire de la communication, du livre et des médias offre à ce projet un support très privilégié.
NB- Le Congrès national des sociétés savantes est ouvert à tous ceux qui souhaitent y participer, soit comme auditeurs, soit pour présenter une communication. Les propositions de communication doivent être adressées au CTHS, selon les modalités qui seront mises en ligne sur le site de celui-ci.
Notes
1) Pour Wittgenstein étudiant les mathématiques, le virtuel (par exemple construire un cercle en géométrie et étudier les caractéristiques et les applications possibles du cercle) relève de l’ordre de la pratique et non pas de la théorie –il s’agit d’un art de faire, qui n’a pas à être justifié en tant que tel.
2) Dans la pensée occidentale, cet art de faire s’articule avec un art de penser: les Grecs ont inventé les mathématiques, et par là l’idée selon laquelle le savoir est possible et une certaine vérité accessible. Le virtuel débouche sur une forme de connaissance: c’est la réflexion théorique sur la géométrie qui permet de construire le modèle d’une terre ronde, et d’en calculer un certain nombre de caractéristiques.
3) Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle: la religion de Rabelais, 1ère éd., Paris, Albin Michel, 1948 (3e éd., ibidem, 1975) («L’évolution de l’humanité»), p. 358-359.
4) André Vésale, De Humani corporis fabrica libri septem, Basel, Johannes Oporinus, 1543.
5) Peter Bienewitz, dit Apian, Astronomicum caesareum, Ingolstadt, Petrus Apian, 1540.
6) Pourtant, le travail de Bienewitz reste bâti sur les hypothèses de Ptolémée (la terre est au centre du monde), alors que, non loin des rives de la Baltique, le chanoine Nicolas Copernic a déjà élaboré sa théorie héliocentrique du cosmo : les travaux de Copernic ne seront publiés qu’à sa mort, en 1543, et ils ne deviendront réellement connus que sensiblement plus tard. Nikolaus Copernic, De Revolutionibus orbium coelestium libri VI, Nürnberg, apud Johannem Petreium, 1543. Id., De Revolutionibus orbium coelestium libri VI (...). Item De libris revolutionum narratio prima..., Basel, Henricus Petrus, 1566. Id., Astronomia instaurata libri sex, Amsterdam, Wilhelm Jansson, 1617.
7) On estime aujourd’hui que la masse des données produites par l’homme en une année équivaut à celle des données déjà produites depuis les origines de l’humanité.
8) Robert Benchley, Le Supplice des week-ends. Nouvelles, trad. Paulette Vielhomme, nelle éd., Paris, 10/18, 1981, p. 79-80.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire