vendredi 28 août 2020

Une publication de circonstance

Chers Amis,
Aujourd’hui, un essai un petit peu particulier, dont nous ne pouvons qu’espérer qu’il soit concluant.
Nous avons en effet reçu hier 27 août un charmant petit volume en PDF, et serions heureux de le partager avec les lecteurs qui le souhaiteront.
Le lien pour le téléchargement est ici (même si la dénomination manque quelque peu de poésie):

https://drive.google.com/file/d/1BV7-9sjtfRHDrHtNa1lzwx7-V8d-yvKV/view?usp=sharing

 
Bien sûr, il reste à voir si cela fonctionne effectivement…
Si vous ouvrez le fichier PDF en demandant l'affichage sur double page, vous aurez la disposition d'un livre classique... entendons, d'un livre sur papier (il faut commencer non pas par la couverture, mais par la p. 2, de couleur bleue).

En attendant, encore mille mercis aux auteurs et initiateurs!

mardi 25 août 2020

Michel de Marolles (4): les espaces du livre (2)

3- Le commerce des libraires, des savants et des littérateurs
Notre troisième angle d’analyse portera sur l’espace du livre dans la cité et sur le «commerce» de l’abbé avec les savants et autres littérateurs.
    Le «petit monde du livre»
    Un exemple rare est donné par cette scène croquée dans la grande salle du Palais d’Angers en 1633, et qui fait tout naturellement penser à la représentation de la Galerie du Palais par Abraham Bosse:
Je ne veux pas oublier que, nous étant allés promener au Palais, où il y a une grande salle, & m’étant arrêté à la boutique d’un libraire, où j’achetai des livres, un jeune homme du barreau, qui s’y étoit déjà acquis de la réputation, j’ai su depuis que c’étoit M. Ménage, me vint accoster & m’y fit voir ma traduction de Lucain, de la première édition (p. 96).
De fait, Gilles Ménage est né à Angers en 1613: il a donc vingt ans lorsqu’il rencontre Marolles, et vient d’être reçu l’année précédente comme avocat. Mais, comme on sait, le jeune homme a peu de goût pour le droit, au contraire des lettres –et nous le voyons en effet familier des librairies, et des parutions récentes, dont le Lucain de Marolles. Peu après cette rencontre, il «montera» à Paris pour y faire carrière.
Pourtant, lorsque l'abbé voyage, il ne dit pratiquement rien des éventuelles visites de bibliothèques ou, le cas échéant, de cabinets privés: par ex. la bibliothèque de Bourges n’est pas mentionnée à l’occasion de la visite des curiosités de la ville (p. 112). Nul doute, en définitive, que la sociabilité ne prime, et en l’occurrence les relations de personne à personne: il emploie d’ailleurs la formule de «République des lettres» pour désigner la société des auteurs, savants et amateurs dont il est lui-même partie (p. 191). De même, David Blondel est-il qualifié de «bibliothèque animée» (1): la visite d’une bibliothèque et la lecture de tel ou tel ouvrage sont évidemment bénéfiques, mais elles ne sauraient éclipser les rencontres faites à cette occasion, les conversations savantes que l’on peut alors conduire, etc.
C’est à ce titre que Marolles déplore, en 1651, la mort de Dupuis, «ce grand homme [qui] avoit soin de la Bibliothèque du Roy, avec M. de Saint-Sauveur son frère» (p. 190): il s’agit de Pierre et de son frère, Jacques Dupuy, prieur de Saint-Sauveur lès Bray. D’autres notes très brèves traitent de l’impression de petites plaquettes sur les affaires de Pologne, etc. (p. 208), mais, dans l’ensemble, les témoignages sur les rapports entre l’abbé et le petit monde des professionnels du livre n’apparaissent que rarement dans les Mémoires.
    Auteurs, littérateurs et savants
    La sociabilité littéraire et savante apparaît en revanche constamment au fil des pages, mais nous limiterons ici notre brève analyse à trois exemples, qui semblent plus particulièrement significatifs en même temps qu'il dessineraient le cadre d'une typologie sommaire. Michel de Marolles est très intéressé par la généalogie, à laquelle il consacre une partie importante de son livre. Nous l’avons vu se plonger dans les archives de la Maison de Nevers, réunissant plusieurs milliers de pages de copies, mais il suit aussi très attentivement les travaux en cours et la bibliographie récente. Ayant entrepris une généalogie de la noblesse de Touraine, et d’abord des familles alliées à la sienne, il vient à Valençay en 1635, où il retrouve précisément le spécialiste des généalogies scientifiques, en la personne de Pierre d’Hozier (1592-1660), qu’il avait déjà rencontré à Paris et qui avait été appelé par Jacques d’Étampes pour dresser la généalogie de sa famille (2):
Or, comme il m’asseura qu’il avoit aussi dessein de me voir en mon abbaye, je fus ravi de l’emmener avec moy; de le retenir le plus long-temps qu’il me fut possible & de l’accompagner chez Mons. le vicomte de Brigueuil & chez quelques-uns de mes proches où il voulut aller, aussi bien qu’à Loches & à Tours, où il n’avoit jamais esté (p. 102).
Mais c’est un tout autre personnage que l’abbé rencontrera l’année suivante, à l’occasion de son séjour à Nevers, où il est reçu par la princesse Marie et où il reste une semaine. Il emploie ses matinées à «voir les honnestes gens de la ville», à commencer par l’évêque. Pourtant, un matin, voici que se présente à son «hostellerie»
maître Adam Billaud [Billaut], menuisier, [qui] (me) vint saluer (…) par les ordres qui luy en furent donnés (p. 107).
Or, le menuisier est connu comme poète. Il présente ses vers à l’abbé, qui les admire, en parle à la duchesse, s’étonne de voir que l’auteur est jusqu’alors resté totalement inconnu, et propose d’aider à la publication de son travail. Pour lui, Maître Adam est «l’une des plus rares choses du siècle». En définitive, c’est par le truchement de Marolles que Les Chevilles de Me Adam menuisier de Nevers paraîtront à Paris, chez Toussaint Quinet, en 1644. Marolles en a donné la préface, dans laquelle il présente l’auteur et revient sur les circonstances de leur rencontre:
M’estant des premiers apperçeu de l’excelence d’un si beau naturel & voyant comme d’une façon particulière il estoit orné des dons de l’esprit poëtique, j’ay crû que je devois ce petit éloge à l’entrée de son livre pour témoignage de l’estime que j’ay toujours faite de luy (…). Du moins souviens-toy [,Lecteur,] qu’un menuisier sans autre estude que des outils de sa vacation est l’autheur de ces beaux vers, & que Dieu est toujours libre dispensateur de ses trésors (f. †iii r° et v°).
De manière inattendue, la maison d’Adam Billaut est elle aussi passée à la postérité pour avoir été choisie comme motif par Johan Barthold Jongkind au cours de l’un des séjours du peintre à Nevers en 1874 (Musée d’Amsterdam).

Enfin, notre dernier exemple nous amènera dans le monde du jansénisme et des querelles doctrinales. En 1632 en effet, rentrant de Tours à Villeloin, Marolles y retrouve l’abbé de Saint-Cyran, lui-même en route pour son abbaye: il s’agit évidemment de Jean Duvergier de Hauranne, titulaire de l’abbaye de Saint-Cyran,  mais qui n’y réside que rarement. L’abbaye est située à une vingtaine de kilomètres de Loches, en remontant l’Indre. Il n’est pas douteux que Marolles ait pour l’abbé de Saint-Cyran une très sincère admiration, et qu’il ne déplore «le crédit et l’animosité de ses ennemis» (p. 91, et les commentaires sur la mort de Saint-Cyran, p. 151) –on appréciera tout particulièrement de terme de «crédit»...
Une dizaine d’années plus tard, au cours d’un voyage à Forges où la princesse Marie prend les eaux (juin ? 1643), on leur montra «quelques feuilles du Livre de la fréquente communion de Monsieur Arnauld» (p. 145). Il s’agit très probablement de la première édition de l'ouvrage (3), à propos duquel Marolles souligne que sa réception a été considérablement favorisée par le scandale soulevé par ses adversaires. On pourra s’amuser du commentaire de l’abbé sur les conditions du succès de librairie:
Comme (…) cela fait un volume d’une assez juste grosseur, dont le sujet n’est pas le plus agréable du monde, je croy que si ses adversaires ne s’en fussent pas émus si fort qu’ils ont fait, cet ouvrage auroit eu beaucoup moins de débit qu’il n’a eu; parce qu’outre son propre mérite, il faut avouer que la contradiction a bien aidé à le faire connoistre & à le faire estimer.
L'abbé reviendra à plusieurs reprises sur la querelle du jansénisme dans la deuxième partie de son livre, notamment après la publication de l’Augustinus en 1640 (4). Alors que, en 1653, le pape Innocent X condamne «cinq propositions» soutenues par Jansen sur la question de la Grâce, l’abbé de Villeloin, discutant avec l’archevêque de Toulouse, souligne les difficultés de l’interprétation: une première question est de savoir si les propositions condamnées figurent effectivement dans le texte (et si oui, où et en quels termes exacts), une seconde, si elles reprennent ou non des propositions déjà faites par le docteur de l'Église…
L’abbé de Villeloin est résolument pieux, et attaché à la modération et à la concorde – on pourrait le qualifier de «politique». Cet ancien élève des Jésuites, mais admirateur d’un pasteur protestant comme Blondel, n’est certainement pas favorable à l’exacerbation de la controverse sur la Grâce, et il en rend d’abord responsables les adversaires de Jansenius. Que la querelle apparaisse à plusieurs reprises dans un récit de Mémoires qui sont a priori un récit personnel témoigne de la place qui est la sienne dans les préoccupations de notre savant abbé. Pourtant, s’agissant de l’espace du livre, nous nous bornerons à souligner brièvement trois points en manière de conclusion: 1) Le livre apparaît rarement au premier plan du récit, mais il est bien omniprésent dans le quotidien de l’abbé, qu’il s’agisse d’écriture, de lecture savante ou pieuse (pour autant qu’il soit possible de distinguer radicalement l’une de l’autre), voire de lecture de récréation, ou de discussion sur tel ou tel sujet. 2) Le premier objectif de l’imprimé est bien évidemment de transmettre un certain contenu, mais son utilisation a une signification anthropologique bien plus large: les dédicaces, la remise d’exemplaires, les préfaces et autres pièces liminaires sont autant de signes d’appartenance à une société choisie, déjà désignée comme la «République des lettres». Cette société inclut les personnes «de condition», et elle comprend, pour les raisons que nous avons dites, un certain nombre d’ecclésiastiques, mais elle accueille aussi de nouveaux venus sur la base de leurs seuls mérites –le «menuisier de Nevers» en est l'exemple le plus remarquable. 3) Et, dernier point, la sociabilité mondaine qui est celle de Marolles et à laquelle celui-ci sacrifie si volontiers recouvre une constellation de sensibilités et d’intérêts qui ne correspond nullement à ce que nous désignerions, aujourd’hui, comme les «people»: le savoir, voire l’érudition, mais surtout la piété et une certaine forme de morale policée y sont toujours essentiels.

Notes
1) Le pasteur David Blondel (Châlons, 1590- Amsterdam, 1655), historien de l’Église, généalogiste, appelé comme successeur de Voss à l’Athenaeum d’Amsterdam.
2) Anne Gérardot, Les Étampes, seigneurs de Valençay, XVe-XVIIIe siècle, Valençay, Les Cahiers de Valençay, 2019.
3) Antoine Arnauld, De la Fréquente communion, Paris, Antoine Vitré, 1643, [90-]790-[2] p., 4°. On sait que Saint-Cyran est à l’origine de la controverse, et que la publication du volume fait du Grand Arnauld le premier représentant du parti janséniste contre les Jésuites. Marolles commente: «De là sont nées en partie les grandes animositez pour la doctrine qui n’ont pas encore cessé; mais si nous avions un peu plus de charité, nous serions moins colères», avant de revenir sur les controverses dont on discute dans la petite société mondaine qui séjourne alors aux eaux.
4) Cornelius Jansenius, Cornelii Iansenii episcopi Iprensis Augustinus, Lovanii, typis Iacobi Zegeri, Anno M. DC. XL., 2°.

Cliché: Philippe de Champaigne, Portrait de l'abbé de Saint-Cyran (Musée des Granges, Port-Royal des Champs, D. 1962 1.001).
Précédents billets:  L'enfance de Michel de Marolles; Michel de Marolles (2); Michel de Marolles (3): les espaces du livre.


mercredi 19 août 2020

Michel de Marolles (3): les espaces du livre

Pour commencer, encore un mot à propos de la nomination de Michel de Marolles à la tête de l’abbaye de Villeloin. Le gouverneur de Loches est, depuis le règne de Henri III, le duc d’Épernon (Jean Louis de Nogaret de la Vallette) . Or, Épernon est partisan de la reine-mère après l’assassinat de Henri IV, et il s’engage le plus activement pour son accession à un pouvoir sans partage –entendons, sans conseil de régence. Par ailleurs, le favori n’a jamais hésité à intriguer, et à pousser les siens. La chose est certes banale à l’époque, mais on n’en est pas moins surpris de le voir intervenir pour faire obtenir le bénéfice de Villeloin en faveur de son fils cadet Louis. Né en 1593 à Angoulême, celui n'est-il pas déjà un cumulard d’exception: archevêque de Toulouse (à 18 ans…), il est aussi abbé de Saint-Victor de Marseille, de Saint-Sernin de Toulouse, de la Grasse et de plusieurs autres maisons, et reçoit le chapeau de cardinal à Rome en 1621 (à 28 ans). On comprend que Richelieu soit pour Épernon un adversaire résolu et puissant: le duc d'Épernon décédera en définitive en 1642 à Loches.
Bref, peut-être devinons-nous, derrière l’intervention du maître de poste du Liège, la satisfaction secrète de contrer le puissant gouverneur de Loches, et de favoriser une famille respectée et appartenant au pays… Quoiqu’il en soit, voici Michel de Marolles officiellement investi du bénéfice de Villeloin, par bulles d’avril 1627: il expliquera ingénument que cette nomination est un sujet de «grande joye à toute la famille», parce que l’on en attend un précieux soutien financier (p. 74). Il n’y a alors à Villeloin que quatorze religieux, soit onze moines et trois novices, et seul le sous-prieur, Claude de Marsault, a reçu une formation scolaire de quelque valeur. Le nouvel abbé prend sa charge très à cœur, expliquant que, de 1628 à 1634, il réside presque constamment à Villeloin ou à Beaugerais.
Notre brève analyse des rapports entre l’abbé de Villeloin et le monde du livre s’appuiera sur la catégorie privilégiée de l’espace, dans les différents sens du terme: quels sont les espaces réservés au livre et à l’imprimé au fil de la vie de l’abbé de Marolles ?
1- La bibliothèque. Le premier ensemble relève de l’espace organisé et consacré par définition au livre, à savoir la bibliothèque –nous laissons de côté le problème de la collection, et notamment de la collection d’estampes. Parmi les travaux rapidement entrepris à Villeloin par le nouvel abbé figure la mise au net d’un inventaire des archives de la maison, et la préparation de son histoire Plus tard, ce sera aussi la rédaction de mémoires sur sa famille, et sur les familles alliées: Marolles est indiscutablement très sensible à l’espace social représenté par le lignage et par la généalogie (p. 102, 104, et surtout la troisième partie des Mémoires).

Dans le même temps, il entreprend de faire réaménager la bibliothèque de Villeloin, apparemment très enrichie par le legs de ses livres par l’abbé de Cornac. En digne contemporain de Gabriel Naudé, il explique s’être inquiété «de bien loger [ses livres]»: il fait construire à cette effet une «galerie» à laquelle il consacre «plus de mille escus» (soit, en principe, 3000 ll.) – rappelons que nous sommes à la grande époque de la «galerie de bibliothèque», devenue une des salles obligées d’une maison noble et dont La Bruyère rappellera l’omniprésence dans son Caractère du bibliomane. Cinq ans plus tard, la bibliothèque de Villeloin est terminée :
Ce fut alors que je fis bâtir dans mon abbaye de Villeloin un assez beau lieu pour ma bibliothèque, que j’ornais de portraits de plusieurs personnages doctes qui ont fleuri en divers tems; comme j’en avois mis dans ma grande sale deux rangées de personnes illustres, d’une autre profession, dont j’avois fait copier une bonne partie de ceux qui sont dans la gallerie de Selles, avec la permission de Mons. de Bétune, (…) par un peintre de Lyon appellé Vande, qui s’étoit arrêté dans le païs. Je lui avois fait faire aussi dans la mesme sale cent cinquante escussons des armoiries des principales villes et souveraineté de l’Europe avec leurs blasons sur le mur, au-dessous des solives (1) (p 104-105).
Marolles a très probablement lu l’Advis de Naudé, s’il n’en possède pas lui-même un exemplaire (?), et son récit fait sentir le plaisir qu’il a à concrétiser son rêve: aménager une bibliothèque, ce dont le bénéfice de Villeloin, estimé à quelque 6000 ll. par an, lui donne enfin les moyens. Cet espace physique se superpose à un espace mental toujours très présent. Pour un homme jeune, et pétri de culture classique comme peut l’être l’abbé de Villeloin, le modèle de décoration est celui des bibliothèques de l’Antiquité, avec les bustes et les portraits des auteurs les plus célèbres, selon un dispositif remis au goût du jour par la Renaissance italienne. Le concept-clef est celui de l’otium latin, le loisir studieux dans une campagne qui n’est pas nécessairement isolée: l’otium s’articule aussi avec une forme de sociabilité, et avec l’amitié. Après un séjour dans la capitale et à la cour, l’abbé déclare lui-même qu’il espère «jouïr avec [ses] livres de quelque repos dans [sa] retraite champestre» (p. 99) ».
2- L’espace de l'auteur: écriture et édition
Le deuxième ensemble de pratiques est celui de l’écriture, qui se superpose à une tension entre le privé (le travail isolé, ou conduit avec l’aide d’un secrétaire) et le public (la publication). Comme on le sait, il est pratiquement impossible à un homme de lettres ou à un savant de vivre de sa plume dans la société d’Ancien Régime, entre autres parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, les droits d’auteur sont pratiquement inexistants. On y obvie par la recherche d’un patronage, avec une place de secrétaire, de précepteur, d’historiographe, etc., auprès d’un grand, ou par une pratique de la dédicace pour laquelle on recevra une pension, ou une charge. Mais la principale voie d’accès aux activités d’écriture et de recherche est en définitive offerte par l’Église, qu’il s’agisse d’obtenir un poste d’enseignant dans un collège ou autre, ou de recevoir un bénéfice permettant de s’assurer des ressources financières indispensables. Marolles ne dit pas autre chose:
Si [écrire et publier] doit estre le métier de quelqu’un, c’est principalement d’un ecclésiastique, qui n’a point de charge qui l’oblige à quelque sollicitude publique, [ni de] fonction particulière, afin qu’il se puisse occuper agréablement, sans déshonorer sa condition : car s’il a besoin de compagnie pour se divertir, il est quelquesfois en grand danger de mal passer son temps, ou de tomber dans la fainéantise & de là dans les vices infames qui scandalisent tout le monde (p. 197).
À côté de sa vie sociale particulièrement active, la recherche en archives (à Villeloin et à Beaugerais, mais aussi à Nevers et à Paris) et plus encore l’écriture constituent la principale activité de l’abbé de Villeloin. Il l’avouera lui-même, non encore une fois sans quelque ingénuité :
Voilà bien des livres imprimez, & je suis étonné moy-mesme d’en avoir tant escrit en si peu de temps… (p. 197).
Marolles écrit, certes, en Touraine, mais aussi et peut-être surtout à Paris, où il a «[ses] habitudes et [son] estude» (p. 114). Même s’il ne mentionne pratiquement jamais ses visites à des bibliothèques, il est certain que son travail l’a amené à fréquenter le plus régulièrement les cabinets de ses amis amateurs ou les bibliothèques «publiques» qui pouvaient être disponibles à l’époque dans la capitale. Une note sur l’année 1652 laisse à entendre qu’il était effectivement un familier de la «grande bibliothèque», alias la Mazarine, qui venait d’être vendue sur ordre du parlement :
Comme par un arrest du Parlement rendu le huictième de mars contre le premier Ministre on avoit dissipé sa grande Bibliothèque, je ne pus m’empescher d’en témoigner mon ressentiment, faisant quelques remarques sur mon livre ; mais il falut supprimer, à mon grand regret, ce que j’en avois escrit, pour la violence du temps (p. 192).
Il précise sa pensée, malgré la censure, dans sa dédicace du tome II de son Horace au duc de Valois, alors enfant:
Certes les Vandales & les Goths n’ont rien fait autrefois de plus barbare ni de plus rude que cela [disperser la Mazarine]: ce qui devoit porter quelque rougeur sur le front de ceux qui donnèrent leurs suffrages pour une chose si extraordinaire (p. 192).
Un événement extérieur induit un changement profond dans la vie de l’abbé, à savoir le départ de Marie de Nevers pour la Pologne, en 1645 (2). Marolles réalise en effet alors que, malgré les services rendus, la duchesse
n’avoit pas jugé à propos de [lui] procurer des charges ou des emplois par son crédit ou par sa recommandation, [et il n’eut] pas de peine à oster de [son] esprit la pensée de tout ce qui s’appelle Fortune dans le monde, & à faire choix d’une vie assez retirée. (…) Il [lui] fallut donc commencer à [se] purger des teintures que pouvoient avoir laissées dans l’esprit les fumées de la cour (p. 169).
Reconnaissant dès lors l'antinomie entre l'espace de la cour et celui de l'étude, il se consacrera d’abord à cette dernière. Il va «faire des livres», qui sont notamment des traductions ou des adaptations de classiques latins –il avouera lui-même avoir publié beaucoup de livres, mais peu de sa plume (p. 277). Il avait commencé avec une traduction de Lucain, dédiée au roi et publiée en 1625 (je donnai presque à toute la cour des exemplaires de ce livre). Quelques années plus tard, il profite de son passage à Paris pour déposer déposer son manuscrit de l’Histoire romaine auprès de Toussaint du Bray, lequel la fait imprimer en 1630 (3): l’abbé de Villeloin dédicace son travail au roi, mais il ne peut le lui présenter personnellement, ayant dû demeurer en Touraine auprès de sa mère alors très malade.
Notre propos n’est pas celui de reprendre la litanie des titres publiés par l’abbé de Marolles, mais simplement de souligner les points relevant d’une forme d’anthropologie de l’érudit et du collectionneur. Terminons en disant combien l’abbé est sensible à l’espace graphique de la page: il souligne la qualité et l’esthétique des éditions parisiennes, et il mentionne le cas échant les gravures qu’il fait insérer dans tel ou tel de ses travaux (par ex. les portraits, ou encore les gravures de Chauveau). Nous nous réservons de  revenir sur le troisième point, celui de l’espace social de l’homme de lettres, entre l’Église, la cour, les libraires et le public.

Notes
(1) Nous ne pouvons identifier l’artiste dont il s’agit. Peut-être Lyon désigne-t-il la ville d’où vient le peintre, et «Vande» est-il le début d’un nom flamand?. Le château de Selles-s/Cher appartient au duc Philippe de Béthune, lequel y fait aménager une galerie pour accueillir sa bibliothèque.
(2) Marie de Nevers (Gonzague-Nevers) est la troisième épouse de Ladislas IV, roi de Pologne († 1648).
(3) Histoire romaine, continuée depuis le commencement de l'empire de Dioclétian et de Maximian jusques à celuy de Valentinian et de Valens, avec les épitomés de Messala Corvinus, Aurelius Victor, Sextus Rufus, et autres, Paris, Toussaint du Bray, 1630, 2°.

Précédents billets:  L'enfance de Michel de Marolles; Michel de Marolles (2)

jeudi 13 août 2020

Michel de Marolles (2)

Nous évoquions dans notre dernier billet la petite enfance de Michel de Marolles, futur abbé de Villeloin, et sa première découverte des livres et de la lecture dans la petite bibliothèque du manoir ancestral, à Genillé. Mais voici, en 1611, notre jeune garçon en route pour son premier voyage «en ville», à savoir à Tours, capitale de la province, où il reste avec sa mère pendant huit jour. L'enfant est très favorablement impressionné par ce qu’il considérera depuis lors «comme l’un des plus beaux lieux du monde». Parmi les visites faites à cette occasion, celle à l’archevêque revêt sans doute une importance particulière pour ce tout (trop?) jeune abbé.
Puis, après être rentrés pour quelques semaines à Genillé, c’est le grand départ du nouveau collégien pour Paris, le 12 octobre suivant, en compagnie de la mère, de la tante et de deux sœurs. Le trajet, effectué sans hâte excessive, prend huit jours, et la petite famille est accueillie par un carrosse envoyé par le père à Bourg-la-Reine. En fin d’après-midi, on entre dans Paris et l’installation se fait rue Saint-Antoine. On prend conseil auprès d’un voisin, le Père Coton (la maison professe est toute proche), lequel oriente le choix des parents vers le collège de Clermont, tenu par les Jésuites: en décembre, Michel intègre la classe de cinquième, avec la perspective de passer en quatrième à Pâques, mais dix-huit jours plus tard, les Jésuites ayant été condamnés, il faut abandonner Clermont pour le collège de la Marche, où il sera bientôt en troisième. Tout cela ne lui convient en définitive que fort mal, et s’il s’applique à l’étude, c’est dans l’espoir d’en être plus vite délivré:
Je fus quatre ans de suite dans cette misère, & jamais je ne trouvai temps si long (…). Il fallut profiter du temps & de l’occasion qui s’offroit pour estudier, & pour me délivrer bien tost du joug qui me sembloit si pesant (p. 21).
Michel de Marolles retourne pour quelques mois en Touraine à la fin de 1616, parce que, en cette période de troubles politiques majeurs, l’entrée de son père au service des Nevers le rend suspect aux yeux de la cour. L’année suivante, il revient à Paris, pour faire sa classe de philosophie, laquelle conclut ce que nous appellerions aujourd’hui le cycle des études secondaires.
Les livres et la lecture apparaissent très peu à ce niveau du récit, mais celui-ci nous éclaire sur un point fondamental, lequel concerne l’association entre sociabilité et solidarité. La carrière de l'homme de lettres se fera d’autant plus facilement qu'il sera introduit dans tel ou tel cercle de sociabilité, tandis que la protection d’un grand (comme le duc de Nevers) est absolument essentielle. Les visites et les «entretiens» avec des personnes savantes sont constants –on pense au cardinal de La Rochefoucauld, abbé de Sainte-Geneviève. De même, les amitiés scellées au collège jouent-elles un rôle majeur, dans la mesure où nombre des jeunes élèves, camarades de Marolles, occuperont plus tard des charges ou rempliront des fonctions importantes –nous sommes dans une logique qui fait déjà penser à celle des grandes écoles d’aujourd’hui. En 1619, ces jeunes gens forment même «une espèce de petite académie» qui, avoue ingénument l’auteur, «ne nous fut pas inutile» (p. 41).
À compter de 1623, Marolles entre lui-même dans le monde des lettres, en faisant imprimer «[son] Lucain», traduction dédiée au roi et à lui présentée en personne grâce à l’intercession du cardinal de La Rochefoucauld (1). Il s’agit d’un long travail (plus de 700 pages), qui répond, bien évidemment, à une curiosité intellectuelle certaine de la part de l’auteur, mais qui s’insère aussi dans des pratiques de sociabilité et de protection: le jeune abbé y fait d’ailleurs insérer, outre le portrait de Lucain, celui du roi, taille-douce exécutée par un des spécialistes les plus reconnus du genre, à savoir Léonard Gaultier. Une autre pratique courante est celle de la lecture d’un texte nouveau à un groupe d’amis, avant publication, et nous recontrons à plusieurs reprises notre jeune homme (rappelons qu’il a alors 23 ans) participer comme auditeur à des réunions de ce type. De même, on se retrouve à l’occasion d’un événement marquant, comme les soutenances de leurs thèses de théologie par les frères naturels du roi, au collège de Clermont (1625), ou encore l’assistance à un ballet en présence du roi. À plusieurs reprises, Marolles exécute des travaux de traduction, en français à la demande de membres de la famille de Nevers, qu’il s’agisse de bulles pontificales, ou de l’Office de la Semaine sainte.
La période reste très troublée, qui a vu l’assassinat de deux rois (Henri III et Henri IV), la succession du premier remise en cause par la Ligue, la reconquête militaire de son royaume par le second, avant l’entrée dans les années très confuses de la régence, quand les influences des uns et des autres se déchaînent autour de la cour. On comprend dès lors combien protections et faveurs relèvent aussi d’une pratique politique de l’échange de services: pour un clan, réunir une troupe de fidèles, paraître, obtenir privilèges et bénéfices contribue à renforcer sa puissance. À Villeloin, l’abbé Gaillard de Cornac (1552-1626) fait carrière grâce à la protection du cardinal de Bourbon, celui précisément que les Ligueurs choisissent comme successeur d’Henri III (sous le nom de Charles X). Après la mort du cardinal, Cornac passera au service du duc de Mayenne. Dans le même temps, à la cour, les fausses nouvelles ne manquent pas: le duc Charles III de Nevers est averti de la mort de l’évêque de Limoges, et il intervient auprès du roi pour en obtenir le bénéfice, dont il pense à faire profiter l’abbé de Beaugerais –malheureusement pour les Marolles, la nouvelle est controuvée.
Mais peu après, «on nous escrivit de la province que M. de Cornac (2), abbé de Villeloin, était décédé», et Claude de Marolles sollicite du roi, avec succès, l’octroi de ce bénéfice en faveur de son fils: le roi délivre en effet le brevet d’abbé commendataire,… mais la nouvelle du décès se révèle être à nouveau controuvée. Pourtant, quelques mois plus tard, à la fin de l’automne, Cornac décède effectivement, et Marolles en est aussitôt informé. L’historien du livre ne pourra qu’être sensible à la problématique touchant la circulation (et la rapidité de circulation) de l’information, et au rôle décisif des solidarités tourangelles. De fait, le gouverneur de Loches intrigue en faveur du cardinal de la Valette, mais
le Maistre de la Poste du Liège, homme officieux, & certainement de nos Amis, appelé Malpenée, qui par un temps fort fascheux, à dix ou onze heures du soir, entreprit de nous servir à cette occasion assez importante, pour en donner promptement avis à mon Père (…). Ce courrier Ami devança tous les autres : mon Père ne perdit point de temps pour aller à Crone [Crosne], où estoit le Roy. Il eut l’honneur de luy parler. Le Roy se souvint de ses promesses, & nous accorda l’Abbaye de Villeloin… (p. 74).
Et voici le jeune abbé de Beaugerais «cumuler» comme abbé de Villeloin. Pour autant, comme nous le verrons, par sens du devoir, mais aussi par amour de la «petite patrie», il ne sera pas un abbé commendataire comme les autres… 

Notes
(1) Les Oeuvres de M. Année Lucain poète illustre, ou l'Histoire des Guerres civiles entre César et Pompée, et des principaux combats qui se passèrent en la sanglante journée de Pharsale. Mises en prose par M. de Marolles, Abbé de Bogerais, Paris, François Huby, 1623, 8°. Cf Jean-Claude Ternaux, Lucain et la littérature de l’âge baroque en France : citation, imitation, création, Paris, Honoré Champion, 2000 («Coll. litt. de la Renaissance»).
(2) Cornac aurait échangé en 1607 son abbaye des Chatelliers, sur l’île de Ré, contre celle de Villeloin.

samedi 1 août 2020

L'enfance de Michel de Marolles

Tours est célèbre dans l’histoire de la chrétienté pour avoir été, au IVe siècle, l’évêché de saint Martin, l’apôtre des Gaules. Aux confins des provinces ecclésiastiques de Tours et de Bourges, les campagnes de la Touraine du sud ne sont christianisées que très progressivement, avec d’abord l’envoi de quelques frères à Cormery par l’abbé de Saint-Martin, Ithier, puis la transformation de cette fondation en abbaye de plein droit par Alcuin (800) (1). Fille de Cormery, Saint-Sauveur de Villeloin est fondée en 850, avant de devenir à son tour abbaye de plein droit en 965: Saint-Sauveur représente dès lors la principale puissance de la Touraine au-delà de Loches. Bornons-nous à deux témoignages: Philippe le Bel et sa suite séjournent à Villeloin en 1301, tandis que la crosse abbatiale de Villeloin est l’une pièces importantes de la collection d’ivoires du Musée de Cluny à Paris (CL 21220).
Nous n’avons pas à nous étendre ici sur l’histoire de Saint-Sauveur, sinon pour signaler que l’abbaye possède bien évidemment un scriptorium, mais aussi qu’elle souffre considérablement de la Guerre de cent ans, puis des Guerres de religion et des troubles. Les épaves de sa bibliothèque sont conservées pour l’essentiel à la bibliothèque de Loches: plusieurs exemplaires incunables de Bernard de Clairvaux, un De Universo de Guillaume d’Auvergne, etc. (2) En 1515, l’abbé Jacques Le Roy, également archevêque de Bourges et primat d’Aquitaine, fait exécuter dans la bibliothèque un certain nombre de travaux d’aménagement, tandis qu’en 1595, «tous les livres de l’église furent reliez à neuf au deppans de mond. Sieur abbé pour la somme de XXV éscus».
Mais Villeloin est surtout connu chez les historiens du livre pour avoir été l’abbaye de Michel de Marolles (1600-1681). Les Mémoires que celui-ci publie à Paris en 1656 présentent une quantité d’informations précieuses sur l’environnement familial, puis socio-professionnel, sur les représentations mentales et sur les pratiques de notre abbé amateur certes d’images, mais aussi de lettres: nous nous arrêterons aujourd’hui à la première formation du jeune garçon (3).
Les Marolles sont une famille de la petite noblesse tourangelle, dont l’ascension se déroule grâce à sa proximité avec la cour, mais ils sont aussi alliés à des familles de la noblesse forézienne –la circulation et les échanges sont très actifs, de la vallée de la Loire aux contreforts du lyonnais, surtout à l’occasion du séjour des rois dans les châteaux de la région. La famille est établie depuis plusieurs générations dans le manoir éponyme, fief relevant de la châtellenie de Montrésor, et qui est éloigné d’«une petite lieue» de l’église et du bourg de Genillé (en réalité un peu plus de deux km). Les dispositions sont prises pour éviter autant que possible les déplacements, dans un pays argileux et où les chemins sont difficilement praticables pendant la mauvaise saison:
Parce que l’église (…) estoit un peu loin, & qu’il est assez incommode de traîner dehors une famille assez nombreuse quand il fait mauvais temps, on prit un jeune ecclésiastique qui avoit estudié pour dire la messe au logis & avoir soin de nostre instruction. Il s’appeloit Jean Imbert (…), & c’est de luy que j’ay appris les premiers principes de la langue latine, mais non pas à prier Dieu [ni] à lire (p. 7-8).
C’est en effet sa mère, et une tante faisant office de gouvernante, qui apprennent la lecture au jeune garçon. Le père, Claude de Marolles (1564-1633), est quant à lui très généralement absent: comme gentilhomme ordinaire de la Chambre du roi, colonel des Cent Suisses et plus tard maréchal de camp, il séjourne à la cour, ou est en voyage pour des missions ou des campagnes militaires qui le conduiront, dans l’entourage de Guy de Laval, jusqu’en Hongrie en 1605 (Komárom).
L’éducation devient plus systématique entre sept et dix ans, de manière à permettre au jeune Michel d’intégrer le moment venu une classe de cinquième. Occasionnellement, il visite encore en voisin les «Pères Chartreux du Liget», et notamment dom Marc Durand (ou Durant?), amateur de littérature, de poésie… et de gravures (4):
Nostre précepteur me menoit assez souvent [au Liget] dans le petit carosse de Hongrie, & j’en rapportois toujours quelque image en taille-douce, dont il me sembloit que je parois admirablement un coin de la chambre où je couchois (p. 10).
Mais l’enfant se passionne surtout pour la lecture, faisant son miel des quelques volumes qui constituent la bibliothèque, apparemment toute en français, de ses parents…
Je me rendis bien plus sçavant dans les romans & dans quelques autres livres françois que nous avions que dans les rudiments du latin. Il y avoit chez nous un Homère en vers françois de la traduction de Salomon de Certon, secrétaire du roy (5), le Grand Olympe (6), les Métamorphoses d’Ovide de la traduction de François Habert d’Issoudun (7), un Ronsard, un du Bartas (8), Robert Garnier, Plutarque en deux volumes de la traduction d’Amiot (9), les Essais de Michel de Montagne, l’Histoire de France de du Haillan (10), les deux premiers livres d’Amadis de Gaule (11), les Œuvres de Grenade (12) & peu d’autres livres. Je sçavois presque par cœur toute l’Odissée d’Homère (…), & je me souvenois assez bien de ce que j’avois leu dans Ronsard, dans Amadis & dans le Grand Olimpe (p. 9).
Malheureusement, le texte ne permet pas d’identifier avec certitude les éditions dont il s’agit, et nous n’avons pas pu localiser d’exemplaires éventuellement conservés ayant appartenu à cet ensemble que l’on peut supposer riche de quelques dizaines de volumes.
Château de Marolles (2020)
Un environnement livresque traditionnel, donc, dans lequel sont associés les modèles antiques (Homère, Ovide et Plutarque), quelques romans de chevalerie (Amadis) et des «histoires» (du Haillan). Mais les auteurs plus récents sont aussi présents, qu’il s’agisse de poésie (Ronsard, du Bartas) ou de théâtre (Garnier), tandis que la modernité intervient à travers la mention remarquable des Essais (mais dans quelle édition?). Le seul titre relevant de la piété est celui de Louis de Grenade, qui connaît en effet un succès phénoménal tout au long du XVIIe siècle. Bien entendu, il ne nous est pas possible de préciser les voies d’enrichissement de la collection, peut-être des libraires de Tours, plus probablement des acquisitions faites par Claude de Marolles au fil de ses séjours et déplacements, sans oublier les legs et dons éventuels.
Car les auteurs aussi appartiennent pour la plupart au monde de la cour et de l’administration royales, tout comme les Marolles, au premier chef Claude, marchant à la tête des Cent Suisses lors des funérailles de Henri IV et du sacre de Louis XIII. De la génération de Ronsard (1524-1585), François Habert est né en 1510, et il est poète de cour auprès de François Ier et de son fils Henri II (13). À la génération suivante, du Bartas (1544-1590) séjourne à Nérac au service de la reine de Navarre, puis de son fils, tandis que Robert Garnier (1545-1590) suit une carrière classique d’administrateur, comme avocat général du Parlement de Paris, représentant du roi dans sa province du Mans, puis membre du Grand Conseil. Salomon de Certon (1552-1620?), enfin, est un familier du roi de Navarre, futur Henri IV, et exerce comme secrétaire des Finances, avant de se retirer dans sa province de Gien en 1609… (14).
Une deuxième dimension transparaît à la brève analyse: nos auteurs sont pratiquement tous des «provinciaux», tout particulièrement originaires des provinces de l’Ouest et du Sud-Ouest du royaume. Les carrières se font à la cour, mais on reste attaché à sa région ou à sa ville d’origine, comme lorsque Michel de Marolles se souviendra des images de sa «vie rustique»:
L’idée qui me reste encore de ces choses là me donne de la joye : je revoy en esprit, avec un plaisir nompareil, la beauté des campagnes d’alors (…). Il n’y avoit rien de si doux que d’entendre le ramage des oyseaux, le mugissement des bœufs et les chansons des bergers (p. 11).
Certes, le futur abbé de Villeloin est imprégné des Géorgiques –et de Ronsard–, mais il ne nous semble pas douteux que le ton témoigne d’une sensibilité très réelle aux charmes de la campagne tourangelle. Quoiqu’il en soit, plusieurs des auteurs apparaissant dans la bibliothèque sont passés par l’université de Toulouse et ont concouru aux Jeux floraux, tandis que la sensibilité à la Réforme transparaît aussi dans un certain nombre de cursus –et d’œuvres littéraires. On pense à Salomon de Certon, peut-être originaire de Châtillon (Châtillon-Coligny), et qui appartient à une famille de Réformés proche d’Agrippa d’Aubigné. On pense bien évidemment aussi à du Bartas, ou encore au comte de Laval, qui vient d’une famille protestante, mais qui se convertira au catholicisme en 1605.
Quatrième enfant et «troisième fils» de Claude de Marolles et de son épouse, Michel est destiné à l’état ecclésiastique, pour lequel l’appui de puissants protecteurs joue un rôle décisif: dès l’âge de 9 ans, il est abbé commendataire de Beaugerais (15) et, à 11 onze ans, sa mère et sa tante le conduisent d’abord à Tours, pour le familiariser avec le monde de la ville, avant de l’amener à Paris, et de le faire entrer au collège de Clermont:
J’entrais dans ce collège au commencement du mois de décembre, où ce fut pour moy un changement de vie qui ne me surprit pas moins que feroit la prison ou la servitude à quelqu’un qui auroit joüi dans le plus beau lieu du monde d’une agréable & douce liberté (p. 18).
Mais il n’y restera pas trois semaines: les Jésuites ayant pour un temps été interdits d’enseigner, le jeune homme passe, cette fois pour plusieurs années, dans d'autres maisons. Une vie complètement différente commence pour lui mais, si sa carrière et ses amitiés l’appellent longtemps dans la capitale, il ne négligera jamais de revenir au pays, pour résider notamment dans sa maison bénédictine de Villeloin.

Cliché (1): localisation, détail de la carte de Cassini; (2) le château de Marolles en 2020.

Notes
(1) Annick Chupin, « Alcuin et Cormery », dans Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, CXII, no 3 (2004), p. 103-112.
(2) Catalogues régionaux des incunables, X, n° 98-100 et 341.
(3) Michel de Marolles, Les Mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin. Divisez en trois parties. Contenant ce qu’il a vù de plus remarquable en sa vie, depuis l’année 1600. Ses entretiens avec quelques-uns des plus sçavants hommes de son temps. Et les généalogies de quelques familles alliées dans la sienne, avec une briève description de la très illustre Maison de Mantouë et de Nevers, À Paris, chez Antoine de Sommaville, au Palais, dans la Gallerie des Merciers, à l’Escu de France, MDCLVI, avec privilège du roi. [12]-448-[8] p.-[1] f. de pl., 272-[10] p.-[1] f. de pl., 2°. Le privilège royal est octroyé à l’auteur dès le 17 décembre 1651, et transporté par lui au libraire Antoinre de Sommaville le 5 janvier 1656.
(4) Dom Marc Durand, OSB, La Magdaliade, ou Esguillon spirituel pour exciter les âmes pécheresses à quitter leurs vanitez & faire pénitence, Tours, 1622.
(5) L’Odyssée d’Homère au Roy de la version de Salomon Certon, conseiller et secrétaire des finances de Sa Majesté, Paris, Abel l’Angelier, 1604, avec dédicace à Henri IV. Le CCF signale des exemplaires à Bordeaux (Fonds Pujol), Caen, Grenoble, Montpellier (comtesse d’Albany), Orléans, Saint-Chamond, Toulouse et Valenciennes (Emmanuel de Croÿ).
(6) Le grand Olympe des Histoires poëtiques du prince de poësie Ovide Naso en sa Metamorphose, Oeuvre authentique, & de hault artifice, pleine de honneste recreation, Traduyct de latin en françoys, Paris, Romain Morin, 1532, etc. Conservé à Loches : Les Métamorphoses d’Ovide ; de nouveau trad. en français, Paris, Mathieu Guillemot, [1606] (BmLoches, 1815).
(7) Six livres de la Métamorphose d'Ovide , traduictz selon la phrase latine en rime françoise, sçavoir le III. IIII. V. VI. XIII. et XIIII. Le tout par Françoys Habert d'Yßouldun en Berry, & par luy presenté au Roy Henry de Valoys, deuxiesme de ce nom, A Paris, de l'imprimerie de Michel Fezandat, au mont Sainct Hilaire, a l'hostel d'Albret, 1549, etc. (pour les autres livres). Marolles publiera lui-même une traduction des Fastes: Publii Ovidii Nasonis Fastorum libri sex. Cum notis & interpretation gallica M. dz Marolles abbatis de Villeloin, Lutetiae Parisiorum, apud Petrum L’Amy, in Palatio ad insigne magni Cesaris, 1660 (BmLoches, 1816). Avec privilège du roi donné à Paris le 1er mars 1660.
(8) Peut-être la Semaine?
(9) Les Vies des hommes illustres, grecs et romains, comparées l'une avec l'autre, par Plutarque de Chaeronée, translatées premièrement de grec en français par maistre Jaques Amyot, (...) et depuis en ceste seconde édition reveües et corrigées (...) par le mesme translateur, Paris, Michel Vascosan, 1565, etc. Peut-être l’édition des Œuvres morales et meslées, Genève, Jacob Stoer, 1627, 2 vol.?
(10) L'Histoire de France, par Bernard de Girard, seigneur Du Haillan, historiographe de France, Paris, Pïerre l’Huillier, 1576.
(11) Amadis de Gaules, roman de chevalerie espagnol, réd. Garci Rodriguez de Montalvo, 1ère éd. Saragosse, 1508. 1ère trad. fr. par Nicolas des Essarts, Paris, 1540. L’Amadis est le dernier grand succès des romans de chevalerie, dont les éditions se succèdent, par ex. à Lyon en 1606.
(12) Louis de Sarria, dit Louis Grenade, O. P., 1504-1588: sur son influence, cf Martin, I, p. 132.
(13) Cf Marie-Madeleine Fontaine, «Le carnet d’adresses de François Habert. Indications sur l’itinéraire d’un poète à la fin du règne de François Ier», dans BHR, 73 (2011), p. 497-556. Bruno Peytet-Girard, «Les impasses de l'écriture ou l'humble carrière de la Muse habertine», dans Rev. hist. litt. de la France, 111 (2011), p. 163-170.
(14) Salomon Certon, né en 1552, séjourne à la cour de Nérac, et est en 1604 «conseiller et secrétaire des Finances de Sa Majesté en sa maison et couronne de Navarre, et secrétaire de sa chambre». Cf Christiane Deloince-Louette, «L'Homère de Salomon Certon: une traduction protestante», dans Corpus Eve, Homère en Europe à la Renaissance. Traductions et réécritures, mis en ligne le 31 décembre 2015.
(15) Mon père, dès l’année 1609, obtint du roy Henry le Grand le brevet d’une petite abbaye pour moy, appelée Baugerais, de l’ordre de Cisteaux, à quatre lieues de chez luy (…). J’estois donc bien jeune quand je fus honoré de la qualité de clerc d’une église illustre & d’abbé d’un monastère où il y avoit six religieux prestres, avec le prieur claustral, homme d’esprit & civil appelé dom Nicolas Brissonet, dont j’ay toujours fait beaucoup d’estat (p. 5-6).