mercredi 12 mai 2021

Les livres ont-ils un genre?

Les livres ont-ils un genre ? (XVIe-XXe siècle)
 
Appel à contribution pour la revue Histoire et civilisation du livre (Genève, Librairie Droz), 2023.
Coord.: Emmanuelle Chapron (Aix Marseille Université / EPHE), Sabine Juratic (CNRS/ IHMC).
Comité scientifique: Marie-Cécile Bouju (Univ. Paris 8 Vincennes-Saint-Denis), Jean-Charles Geslot (Univ. Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), Rémi Jimenes (Univ. Tours), Annette Keilhauer (Friedrich-Alexander Univ. Erlangen-Nürenberg), Edwige Keller-Rhabé (Univ. Lumière – Lyon 2), Sylvain Lesage (Univ. Lille).
 
Argumentaires et Axes
Depuis la fin des années 1990, une bibliographie croissante s’est intéressée aux relations entretenues par les femmes avec les livres et, plus largement, avec le monde de l’imprimé en Occident. Les travaux ont mis en évidence la participation des femmes à la production et au commerce des livres, des ateliers d’Ancien Régime (Jimenes 2017) au développement des éditions féministes dans les années 1970 (Pavard 2005, Mazzone 2007), jusqu’à la place occupée par les «petites» maisons d’édition fondées par des femmes dans un champ éditorial, celui de la fin des années 1990, globalement guetté par une «révolution conservatrice» (Bourdieu 1999). Au cœur de nombreuses recherches, les lectrices ont été saisies à la fois comme construction normative (la lectrice idéale) et comme réalité sociale (von Tippelskirch 2011, Matamoros 2017). Les travaux ont éclairé les contraintes matérielles, sociales et culturelles qui s’exerçaient sur la lecture féminine, autant que la capacité des lectrices à s’en accommoder, à les contourner ou à les renverser à leur profit (Brouard-Arends 2003). Enfin, la place des femmes dans le champ littéraire, leur accès longtemps mesuré et contraint à la publication, le façonnement de figures d’autrices ont été questionnés dans la longue durée (Reid 2020).
Récemment, plusieurs travaux ont proposé une perspective plus englobante, embrassant l’ensemble du circuit du livre, dans la France (Broomhall 2002), l’Angleterre (Smith 2012) ou l’Italie (Richardson 2020) des XVIe et XVIIe siècles: les femmes y sont saisies à leur table de travail, à écrire, traduire, préfacer, copier, préparer les textes pour la presse, dans l’atelier, la rue et les corporations de métier, dans leurs interactions avec les auteurs, les imprimeurs et les patrons, dans leur confrontation, plume à la main, avec le texte lu, offert, prêté ou échangé.
Il n’est plus contestable qu’observer les femmes à l’œuvre ou même, comme le suggère Brian Richardson, de regarder «how activities related to books looked through the eyes of the women», permet d’ouvrir des perspectives latérales, de produire un autre regard sur des réalités consolidées par l’historiographie, d’interroger différemment les manières de lire, les formes de l’auctorialité, le genre des inky fingers, les paratextes (Keller-Rahbé et Clément 2017), en bref d’examiner autrement l’ordre des livres.
De plus en plus, l’entrée par les femmes est en réalité une entrée par le genre, même si elle ne s’avoue pas comme telle (Clément 2016): il s’agit tout autant de considérer les dominations masculines sur les pratiques féminines du livre, que toutes les traces, visibles ou invisibles, de l’incorporation du travail féminin dans les objets et les lieux de l’imprimé (de sorte que les livres seraient, comme le suggère Helen Smith, indissociablement mâles et femelles). En contrepartie, il importe aussi de discuter constamment l’idée que dans la direction d’une maison d’édition, la manipulation des livres ou la constitution d’une bibliothèque, le genre serait une ligne de clivage plus pertinente et plus déterminante que les autres.
Cet appel à propositions s’articule autour de trois axes, combinables et non exclusifs d’autres propositions. On les présentera en s’appuyant sur des travaux récents qui nous paraissent ouvrir des pistes intéressantes.
1) Le premier axe propose de croiser histoire du livre et histoire (genrée) du travail, en suivant les suggestions d’une historiographie sur le travail en plein renouvellement. Cette approche inclut évidemment, en premier lieu, les activités de production et, plus largement, la participation des femmes à l’économie du livre. Il importe d’étudier à la fois les modalités concrètes de cette féminisation (en matière de formation professionnelle, par exemple), et la manière dont elle ébranle la culture de métiers longtemps très masculins. En effet, au cours des siècles, la féminisation de certaines activités est souvent le moteur d’une réflexion sur les «fondamentaux» du métier et les compétences qui lui sont associées. Au XIXe siècle, les embauches féminines liées à l’introduction de procédés mécaniques de composition dans les ateliers typographiques se font dans un climat d’hostilité et troublent les identités ouvrières (Jarrige 2007). Si la féminisation du personnel des bibliothèques au cours du XXe siècle a, elle aussi, jeté un «trouble dans le genre de la bibliothèque» (Eddy 2006), si elle s’est accompagnée d’une importante évolution de la littérature professionnelle (Bonavent 2018), il est aussi important de voir dans quelle mesure elle a concrètement transformé le fonctionnement des institutions ou, à l’inverse, comment l’institution a sourdement résisté à cette féminisation (Salanouve 2016). À la fin du XXe siècle, les femmes restent sous-représentées dans les comités de lecture de la plupart des grandes maisons d’édition françaises, par rapport à leur importance dans le lectorat (Simonin et Fouché 1999).
On s’interrogera, en second lieu, sur ce que suppose et implique d’être une femme à la tête d’une entreprise du livre, à la suite des travaux pionniers des années 1980 sur les veuves (d’)imprimeurs. À titre d’exemple, on pourra porter l’attention sur la mobilisation différentielle des capitaux économiques, sociaux, intellectuels ou symboliques par les hommes et les femmes qui sont à la tête des ateliers d’imprimerie, des librairies et des maisons d’édition, mais aussi des ateliers de reliure, qui restent mal connus. Cet axe inclut enfin, en troisième lieu, ce qui relève d’une approche genrée du travail intellectuel. Il faut rappeler qu’à l’époque moderne et encore au XIXe siècle, l’accès des femmes aux bibliothèques n’est pas acquis. Les travaux récents sur les bibliothèques d’artistes et d’écrivains soulignent que les femmes auteures, à l’instar de Virginia Woolf, travaillent souvent dans et avec la bibliothèque de leur père ou de leur époux (Ferrer 2001). La question des femmes d’écrivains, de savants ou d’universitaires, et du rôle qu’elles jouent dans la gestion des livres, des papiers et des bibliothèques de leur époux, pourra aussi être abordée.
2) Comme on le voit, il est difficile de poser la question du travail sans affronter du même coup la question de la construction, de la perpétuation ou de l’évolution des rôles sociaux et des stéréotypes de genre, masculins et féminins, à l’œuvre dans le monde du livre. Un deuxième axe propose de reprendre ce thème, à l’échelle de l’objet-livre, de la collection éditoriale ou de la bibliothèque. Dans cette perspective, on souhaiterait que les propositions dépassent la seule analyse de contenus textuels pour mobiliser les outils propres à l’histoire du livre, afin de mettre en lumière les assignations de genre véhiculées par les formes de mise en livre, les arbitrages typographiques, les paratextes ou encore les supports publicitaires. Ces choix éditoriaux en «rose et bleu», ou en «rose et vert», méritent d’être interrogés dans la longue durée, en confrontant les objets et les pratiques de lecture et en discutant l’efficacité sociale de ces dispositifs. Dans cette perspective, on pourra poser la question des communautés, réelles ou imaginées, que dessinent la production, la consommation, la conservation et la circulation genrée des livres, ou qu’elles participent à renforcer: on pense par exemple au rôle de médiation des libraires, ou aux pratiques de don et de prêt de livres à l’intérieur du cercle familial et amical.
3) En contrepoint du précédent, le troisième axe concerne la question de l’agentivité (agency), définie au sens large comme l’ensemble des formes d’accommodation, de contournement, de négociation, jusqu’à des formes assumées et réflexives de résistance, d’opposition ouverte et de redéfinition de cet ordre des livres. Depuis l’émergence de cet outil d’analyse, on a vu combien il avait permis d’ouvrir de nouvelles perspectives sur des dossiers classiques, comme la participation des femmes à la culture pamphlétaire dans l’Angleterre du milieu du XVIIe siècle (Nevitt 2006). L’analyse de la fréquence et des modalités du recours à l’autoédition, par les femmes et par les hommes, déjà esquissée pour le XVIIIe siècle, mériterait d’être reprise et étendue à d’autres périodes (Felton 2014). On pense aussi au rôle joué par les bibliothèques identifiées comme lieu de reconnaissance des études féministes (bibliothèque Marguerite Durand à Paris, Centre des archives du féminisme à la bibliothèque universitaire d’Angers), dans le développement de nouvelles problématiques de recherche et la consolidation de communautés académiques.
Cet axe invite aussi à s’intéresser aux formes de renversement du stigmate qui s’opèrent lorsque les individus exploitent de manière inattendue les identités de genre qui leur sont imposées. L’investissement des autrices dans la littérature pédagogique en est un des aspects, comme le montre la construction de véritables «empires» féminins, dans les départements jeunesse des bibliothèques, les librairies et les maisons d’édition spécialisées dans les États-Unis du début du xxe siècle (Eddy 2006). On pourra aussi faire place à l’histoire des maisons d’édition féministes, déjà étudiées en partie (Murray 2004, Pavard 2005, Mazzone 2007) et à des modes d’action qui le sont moins (les collections pour enfants de ces mêmes maisons d’édition, comme la collection «Du côté des petites filles», active de 1975 à 1982 aux éditions Des femmes).
Cette problématique conduit enfin à regarder du côté des échecs ou des revers non contrôlés de ces formes de résistance. Ainsi des anthologies d’autrices anglaises du XVIIe siècle qui se multiplient au XIXe siècle: en construisant un canon de littérature féminine, dans une perspective féministe, elles ont probablement contribué à l’éviction de ces œuvres du champ de l’analyse littéraire, telle qu’elle s’est professionnalisée à l’université dans les années 1920 (Dubois-Nayt, 2014).
Note. Ci-après, la célébrissime Galerie du Palais, par Abraham Bosse, vers 1638. Si les femmes sont effectivement présentes dans ce haut-lieu du commerce élégant au milieu du XVIIe siècle, les activités sont effectivement genrées: les clientes se réunissent devant le comptoir des éventails, quand le libraire voisin (probablement Augustin Courbé) n'a qu'un seul client potentiel. La seule présence féminine est chez lui celle de la jeune demoiselle de magasin.
 
Modalités de soumission
Les propositions (1 page de texte, précisant clairement les objectifs de l’article et les sources mobilisées, accompagnée d’un court CV bio-bibliographique) doivent être conjointement adressées à Emmanuelle Chapron (chapron@mmsh.univ-aix.fr) et Sabine Juratic (sabine.juratic@ens.psl.eu) avant le 15 juillet 2021.
Les propositions seront soumises au comité scientifique du dossier. La décision sera communiquée aux auteurs avant le 1er octobre 2021. Les textes définitifs seront à remettre avant le 1er mai 2022. La publication se fera dans la livraison 2023 de la revue.

Bibliographie
Bonavent 2018: Bonavent Élodie, Être une femme bibliothécaire: analyse du regard de la littérature professionnelle. Début XXe siècle-années 1970, mémoire de Master 1 Science de l’information et des bibliothèques, Université d’Angers, 2017-2018.
Bourdieu 1999: Bourdieu, Pierre, «Une révolution conservatrice dans l’édition», dans Actes de la recherche en sciences sociales, 126-127, 1999, p. 3-28.
Broomhall 2002: Broomhall Susan, Women and the Book Trade in Sixteenth-Century France, Aldershot, Ashgate, 2002.
Brouard-Arends 2003: Brouard-Arends Isabelle (dir.), Lectrices d’Ancien Régime, Rennes, PUR, 2003.
Clement 2016: Clement Michèle, «Asymétrie critique. La littérature du XVIe siècle face au genre», dans Rapports de sexe et rôles sexués (XVIe-XVIIIe s.), Littératures classiques, 2016/2, n° 90, p. 23-34.
Dubois-Nayt 2014: Dubois-Nayt Armel, «L’édition des autrices anglaises du XVIIe siècle: état des lieux, enjeux et prospective» [carnet du groupe de recherche Britaix 17-18, AMU, LERMA, britaix.hypotheses.org]
Eddy 2006: Eddy Jacalyn, Bookwomen: creating an empire in children’s book publishing, 1919-1939, Madison, University of Wisconsin press, 2006.
Felton 2014: Felton Marie-Claude, Maîtres de leurs ouvrages: l'édition à compte d'auteur à Paris au XVIIIe siècle, Oxford University Studies in the Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation, 2014.
Ferrer 2001: Ferrer Daniel, «Les bibliothèques virtuelles de James Joyce et de Virginia Woolf», dans Paolo d’Iorio, Daniel Ferrer (éd.), Bibliothèques d’écrivains, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 171-194.
Jarrige 2007: Jarrige François, «Le mauvais genre de la machine. Les ouvriers du livre et la composition mécanique (France, Angleterre, 1840-1880)», dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/1, n° 54-1, p. 193-221.
Jimenes 2017: Jimenes Rémi, Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la Renaissance, Tours, PUFR, 2017.
Keller-Rahbé et Clément 2017: Keller-Rahbé Edwige, Clément Michèle (dir.), Privilèges d’auteurs et d’autrices en France (XVIe-XVIIe siècles). Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier, 2017; Privilèges de librairie en France et en Europe (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2017.
Matamoros 2017: Matamoros Isabelle, «Mais surtout, lisez!». Les pratiques de lecture des femmes dans la France du premier XIXe siècle, thèse de doctorat en histoire contemporaine, Université Lumière Lyon 2, sous la direction de Christine Planté et Rebecca Rogers, 2017.
Mazzone 2007: Mazzone Fanny, L'édition féministe en quête de légitimité: capital militant, capital symbolique (1968-2001), thèse de doctorat en littérature française, Université de Metz, sous la direction de Jean-Marie Privat, 2007.
Murray 2004: Murray Simone, Mixed media : feminist presses and publishing politics, Londres, Pluto press, 2004.
Nevitt 2006: Nevitt M., Women and the Pamphlet Culture of Revolutionary England, 1640-1660, Aldershot, Ashgate, 2006.
Pavard 2005: Pavard, Bibia, Les éditions Des femmes: histoire des premières années 1972-1979, Paris, L’Harmattan, 2005.
Reid 2020: Reid Martine (dir.), Femmes et littératures. Une histoire culturelle, vol. 1, Paris, Gallimard, 2020.
Richardson 2020: Richardson Brian, Women and the Circulation of Texts in Renaissance Italy, Cambridge, CUP, 2020.
Salanouve 2016: Salanouve Florence, «Les bibliothèques en France ont-elles un genre?: l’indispensable conversion du regard vers le genre », dans Revue de l’Enssib, 2016, n° 3 [en ligne]
Simonin et Fouché 1999 : Simonin Anne, Fouché Pascal, «Comment on a refusé certains de mes livres. Contribution à une histoire sociale du littéraire», dans Actes de la recherche en sciences sociales, 126-127, 1999, p. 103-115.
Smith 2012: Smith Helen, ‘Grossly material things’: women and book production in early modern England, Oxford, Oxford university press, 2012.
Von Tippelskirch 2011: Von Tippelskirch Xenia, Sotto controllo. Letture femminili in Italia nella prima età moderna, Rome, Viella, 2011.
 
Communication d'Emmanuelle Chapron et de Sabine Juratic

mercredi 28 avril 2021

Nouvelle publication

En 2014, Madame Anne Boyer soutenait dans le cadre de l’École pratique des Hautes Études (ED 472) une thèse de doctorat consacrée à la dynastie des imprimeurs et libraires parisiens d’Houry. Le travail avait été préparé sous la direction éclairée de notre maître, Monsieur Daniel Roche. Aujourd’hui, une demi-douzaine d’années plus tard, voici que sort la version imprimée de cette thèse exemplaire, sous la forme d’un impressionnant volume inséré dans la série des publications spécialisées de l’EPHE et de la Librairie Droz:  

Anne Boyer,
Les d'Houry. Une dynastie de libraires-imprimeurs parisiens, éditeurs de l'Almanach royal et d'ouvrages médicaux (1649-1790),
préf. Daniel Roche,
Genève, Librairie Droz, 2021,
[XVI-]534-[2] p., ill.
« Histoire et civilisation du livre », VI-40).

ISBN 978-2-600-05747-9   

Nous laissons d'abord la parole à l'éditeur: «Si la famille d’Houry, aux origines fort modestes, acquiert nom et fortune dans la librairie parisienne grâce à l’Almanach royal (dont Laurent d’Houry obtient le privilège à la fin du XVIIe siècle), elle a commencé bien plus tôt à spécialiser sa production dans un domaine scientifique, médical en particulier, en phase avec l'édification en cours du réseau académique français et d'une «République des sciences» entre «Grand Siècle» et «Lumières». Cette étude montre sur le temps long que ce parti éditorial précurseur de la maison d'Houry est indéniable, sans que pour autant sa viabilité soit assurée dans la durée, en raison d’un créneau professionnel encore étroit et surtout de la concurrence croissante d’autres maisons parisiennes. D’où les compléments essentiels qu’apportent à l’entreprise l’Almanach royal et l’établissement d’une imprimerie permettant une plus grande autonomie de production mais obligeant aussi à élargir le répertoire et à s’assurer d’autres marchés plus directement «alimentaires» (factums, travaux de ville, impressions au service de la famille d’Orléans et de l’ordre de Malte). À l’instar des Jombert, c’est la déstabilisation révolutionnaire qui viendra révéler les fragilités d’une entreprise étroitement dépendante, en fin de compte, des protections collectives et individuelles dont bénéficiait la librairie parisienne d’Ancien Régime».

Bien évidemment, le travail le travail de Madame Boyer apporte d’abord un précieux complément à nos connaissances
sur la librairie d’Ancien Régime, mais il touche aussi à d’autres domaines, comme l’histoire des familles, l’anthropologie historique, ou encore la construction d’un modèle politique moderne. Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point: l’origine de l’almanach est à chercher dans le calendrier, que nous voyons apparaître, sous la forme d’un imprimé, dès la fin du XVe siècle. Ce genre éditorial se développe progressivement, jusqu’à être pris en charge par l’administration princière: en France, l’Almanach royal fait l’objet d’un privilège et est publié chaque année à partir de 1683/1699 (cf détails donnés par Anne Boyer, p. 74 et suiv.).

L’objectif poursuivi est de trois ordres: 1) L’Almanach donne d’abord la généalogie de la maison souveraine, et des autres maisons régnantes, en tant que cette généalogie est par elle-même une justification de la gloire fondée sur le lignage.
2) Le tableau des bureaux (et l’état des dignitaires et membres du personnel) répond à l’objectif de rationalité et d’information.
3) Enfin, l’Almanach constitue un vecteur de publicité, puisqu’il est disponible sur le marché de la librairie. Globalement, l’Almanach est un indicateur de la modernité administrative, mais il fonctionne aussi comme un instrument permettant de gérer la hiérarchie sociale, à travers l’ordre des parties (le clergé d’abord, puis la noblesse) et des rubriques, et à travers les indicateurs de rapprochement, ou encore l’apparition de nouvelles charges. C’est ainsi que la liste des «princes, seigneurs et pairs de France» sera généralement donnée «suivant le rang qu’ils ont au Parlement».
C’est en tant que témoignage de la modernité que le modèle français sera repris, tout en conservant le cas échéant le choix même du français, dans un certain nombre de publications d’Outre-Rhin : ainsi de l’Almanach de la cour électorale de Cologne, voire de l’Almanach de la cour impériale et royale de Vienne, etc. La pertinence de l’Almanach suppose qu’il soit très régulièrement tenu à jour (en cas de besoin, on y insérera des cartons). Enfin, son caractère représentatif en tant que produit de la cour explique aussi l’attention donnée à sa forme matérielle, et notamment à la qualité de la typographie et aux ornements xylographiés.

mercredi 21 avril 2021

Translittération (1)

La translittération décrit une opération qui porte sur l’écriture elle-même: il s’agit de remplacer un système d’écriture par un autre, par ex. en transcrivant sous une forme cursive une inscription épigraphique. La métamorphose peut être plus radicale, lorsque l’on adopte un nouveau système d’écriture pour une langue existant déjà sous forme écrite: ce sera doublement le cas du turc, qui utilise d’abord l’alphabet arabe, alors que celui-ci n’est pas le mieux adapté à la phonétique turque. En 1928, Atatürk fait procéder à une réforme de l’écriture, qui impose l’emploi de l’alphabet latin et qui fait le choix de l’orthographe phonétique (fotograf, tünel, etc.).
Les historiens du livre aussi sont familiers du processus de translittération, qui concerne dans leur cas la substitution d’un support à un autre, et en particulier le remplacement du rouleau (volumen) sur papyrus par le livre en cahiers (codex) sur parchemin, remplacement à peu près généralisé en Europe au IVe siècle. Quatre siècles plus tard, la réforme carolingienne ne marque pas un nouveau changement de support: nous restons sur le principe du codex, même si le format change (le modèle tend à devenir celui d’un format carré). En revanche, comme on sait, la nouvelle écriture, dite minuscule caroline, est imposée en quelques décennies à partir du palais d’Aix-la-Chapelle, et des grands scriptoria de Corbie et de Tours.
Le deuxième temps fort de mutation est constitué, dans le domaine de l'histoire du livre, par l’invention de la typographie en caractères mobiles, à partir du milieu du XVe siècle, tandis que le passage aux nouveaux médias marquera, peut-être, la troisième mutation majeure. Bien évidemment, on ne recopie pas sur les nouveaux supports tous les contenus anciens mais on se concentrera, en fonction des moyens disponibles, sur les textes auxquels on accorde plus de valeur ou dont on estime avoir plus besoin. Les autres sont négligés, et cet abandon prélude à leur destruction.
Certains domaines de la connaissance supposeront d’introduire, au fil des siècles, des dispositifs particuliers, par ex. pour insérer des jeux d’équations algébriques dans des formes typographiques. Pourtant, il est un domaine spécifique qui permet de mieux démonter le schéma de la translittération et de mieux percevoir certaines conséquences du phénomène sur le plan socio-culturel: il s’agit de la musique, dont l’écriture doit associer la portée, la hauteur de la note et sa longueur, outre, le cas échéant, un certain nombre de signes particuliers (#, ♭, etc.). La logique typographique ne s’adapte pas à la notation musicale, pour laquelle la solution reste d’abord la copie, puis la gravure sur bois ou en taille douce. Les inconvénients de la gravure sont connus, notamment l’impossibilité de modifier ou de corriger, et son coût relativement élevé, mais une reconfiguration radicale apparaît avec l’invention de la lithographie: grâce à la lithographie, il est possible de dessiner directement sur la pierre la page musicale dans son ensemble, partition et notation, et on pourra dès lors la reproduire très facilement. Les coûts sont d’autant plus réduits que la pierre peut le cas échéant être lavée, donc réutilisée pour un autre travail.
Mais, dans l’immédiat, c’est «l’âge d’or» des copistes de musique, et Sylvie Mamy souligne avec raison le fait que les grands compositeurs italiens de l’époque des Lumières ne connaissent que très mal les travaux de leurs contemporains, parce que ceux-ci ne sont pas diffusés. Même avec la lithographie, l’édition, les transcriptions et les adaptations ne sont réalisées qu’après coup –entendons, après les premières représentations publiques, pour lesquelles, s’agissant de pièces faisant intervenir un orchestre, c’est encore le règne de la copie qui se poursuit. Les archives de l’Opéra de Paris témoignent d’ailleurs de la présence dans les rôles du personnel, sous la monarchie de Juillet, d’un groupe de copistes et de leur chef, lesquels sont responsables de la mise au net des partitions pour les différents pupitres. Bien évidemment, les copistes spécialisés peuvent aussi travailler au coup par coup pour des amateurs, désireux par exemple d’exécuter en privé telle ou telle aria entendue sur la scène.
La diffusion de la pratique musicale privée (et celle du piano droit) bouleversent cette économie dans les premières décennies du XIXe siècle, et des maisons d’édition spécialisées s’appuient sur la conjoncture montante pour assurer leur développement. La musique devient en effet aussi alors à l’origine de tout un domaine spécifique d’écriture et de réécriture, d’adaptation et de transcription pour le piano, qui permettra aux amateurs qui ne peuvent pas venir au spectacle de se familiariser avec une certaine composition ou avec ses thèmes principaux. Les séries de partitions publiées sous la forme de cahiers par les grands éditeurs spécialisés constituent des collections gigantesques et font la fortune de maisons industrielles à Paris comme à Bruxelles ou à Leipzig. Les grandes séries éditoriales compteront à terme plusieurs centaines, voire des milliers de numéros. À Leipzig à partir de 1755, Breitkopf et Härtel mettent sur pieds une imprimerie de référence, à laquelle est jointe une maison d’édition en partie spécialisée dans la musique et qui fera un très large appel à la lithographie à partir de la première moitié du XIXe siècle : elle est alors l’une des principales d’Europe.

Arrêtons-nous pourtant sur un exemple parisien. Moritz (Maurice) Schlesinger (1798-1871) est le fils d’un libraire de Berlin spécialisé dans la musique (il publie le Berliner allg. musikalische Zeitung et est l’éditeur de Weber). Il vient à Paris (comme hussard de Brandebourg!) en 1815, et s’y installe, travaillant d’abord à la librairie internationale de Martin Bossange. En 1822, Schlesinger fonde sa propre maison, 13 quai Malaquais, avant de traverser la Seine pour se transporter quelques mois plus tard rue de Richelieu. Fondateur de la Gazette musicale en 1834 (Débats, 27 févr. et stt 5 déc. 1835), Il passe des commandes pour des arrangements et autres réductions devant permettre à chaque amateur de s’approprier les motifs des pièces les plus célèbres, et il s’adresse pour ce faire à des musiciens débutants: Le Dilettante d'Avignon est l’une des premières pièces de Fromental Halévy, donnée en 1828. L’éditeur commande à Henry Lemoyne un arrangement pour piano qui puisse être utilisé pour les danses de salon. Wagner lui-même travaillera comme petite main chez lui, précisément sur des partitions de Halévy (Le Figaro, 21 fév. 1861).
Mais Schlesinger est un personnage ambigu, avec lequel les compositeurs ont des relations parfois… houleuses, et les procès ne manquent pas. Ce redoutable négociateur et homme d’affaires, qui traite de tout (rue de Richelieu, on peut souscrire ou s’abonner, mais aussi prendre des billets, etc.) peut se muer en maître de maison attachant et ouvert (son salon est l’un des plus en vogue de la capitale). Pour Flaubert, il
tenait le milieu entre l’artiste et le commis-voyageur; il était orné de moustaches; il fumait intrépidement; il était vif, bon garçon, amical; il ne méprisait point la table (…). Il était venu [à Trouville] dans sa chaise de poste, avec son chien, sa femme, son enfant, et vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin.
Il est vrai que le jeune Flaubert est tombé follement amoureux de Madame Schlesinger (1810-1888, mariée en deuxièmes noces avec Schlesinger en 1840), et qu’il se rappellera de la figure de son mari au moment de présenter Monsieur Arnoux, dans L'Éducation sentimentale… Mais pour d’autres, chez qui les sentiments ne sont pas les mêmes, Schlesinger n’est qu’un «foutu drôle» (Franz Liszt), avant tout attentif à tirer un maximum de son écurie de compositeurs.
C’est bien, en définitive, l’invention de la lithographie et l’essor de l’économie des médias qui rendront possible d’atteindre, pour telle œuvre ou tel auteur, un retentissement et des rentrées financières jusque-là inconnus. Bien évidemment, le processus de reclassement est plus que jamais à l’œuvre: les collections nouvelles publiées par la lithographie ne reprennent pas de manière exhaustive l’ensemble du corpus préexistant; a contrario, elles sont aussi à l’origine de l’écriture de très nombreuses petites pièces répondant à la demande sociale de la «musique de salon».
Notre second billet consacré aux logiques de la translittération en matière d’édition musicale abordera brièvement les phénomènes liés au techniques permettant d’enregistrer le son, et à leur diffusion.

Cliché: le piano de Maurice Schlesinger (© Hôtel Bertrand, Musée de Châteauroux).

jeudi 15 avril 2021

Histoire des techniques d'imprimerie

Nous sommes très heureux de signaler la publication d’un ouvrage scientifique italien consacré à l’histoire des techniques d’imprimerie et de reproduction graphique. Le lecteur francophone y trouvera d’autant plus son intérêt que l’approche résolument transnationale donne à cette étude une dimension trop souvent négligée. Nous publions ci-après le sommaire détaillé, et faisons suivre la notice d’une brève présentation historiographique visant à replacer l’histoire des techniques d’imprimerie dans le champ plus vaste de la recherche historique: certes, l’histoire des techniques doit être «œuvre de techniciens», mais chaque technique ne se donne à comprendre qu’au sein d’un ensemble, celui des «systèmes techniques» tels que les avait définis notre maître Bertrand Gille. Pour l’historien, la technique n’est pas une donnée, mais une variable, qui s’organise nécessairement par rapport à des conditions sociales, économiques et culturelles plus générales auxquelles elle répond.

Maria Gioia Tavoni,
Storie di libri e tecnologie. Dall’avvento della stampa al digitale,
Roma, Carocci editore, 2021,
221 p., ill., glossaire, index nominum
(« iblioteca di testi e studi»).
ISBN : 9788829001101

Sommaire

1. Con l’avvento della stampa
Nuove procedure/Il modello per la stampa/Interventi degli editori e/o dei compositori/Con la stampa si cambia mestiere/Carattere e caratteri/Convivere con il manoscritto/Veri imprenditori: i Gryphe di Lione/Il collezionismo/Vendere girovagando e cantando/La conquista di un’audience femminile/Nei chiostri/I traguardi delle donne/Per interesse o per passione?/Figure legate alla stampa: i correttori/Per meglio veicolare i testi: le immagini a stampa/Al servizio della scienza/Accorgimenti per una più attenta fruizione
2. Dalla parte dei bambini
Luoghi del lavoro/Educare anche all’arte/L’apprendimento con tavole e disegni/L’editoria scolastica/Premiare a scuola/Produrre il libro scolastico/Crescere con i torchi/Apprendere il mestiere/Quanti e quali bambini all’opera/Il contesto lavorativo/In sorte ai bambini anche nell’industrializzazione/Il magistero della Chiesa/Il pedaggio dell’industrializzazione
3. Il balzo dei giornali e i problemi della carta
Dalla domanda di lettura alle svolte editoriali/Le donne e i giornali/Un genere che seppe imporsi: il feuilleton/Oltreoceano e in Europa con nuove macchine/I traguardi nell’uso della carta/In Italia, il problema della carta/Da ricerche del passato e di imprenditori/L’autarchia/Un caso fra tanti/In risposta alla domanda di lettura

4. Contro la massificazione: le nicchie
Incipit/Un movimento e i suoi adepti/Le specializzazioni/Donne e stampa manuale/La Scuola viennese/L’arte del libro in Germania/La tecnica al servizio del libro d’arte/Una rivista fuori dall’ortodossia di stampa/Belli e utili i caratteri di legno/Un’impresa fra storia e attualità/L’Italia, una meta/Rinnovare il passato/E domani?
5. La fiction: un altro caso a sé
Romanzi ma del genere reality/Honoré de Balzac, editore e tipografo/Le Illusions perdues e la macchina editoriale/Un tecnico narratore/Nelle segrete cose: Ezio D’Errico docente/Due autori a confronto/Conteso fra due esperienze
6. Dal passato, uno sguardo al futuro
Il nuovo che avanza/Il libro: àncora o ancora?/Un nuovo corso/Tempora mutantur, et nos mutamur in illis/Le nuove macchine di stampa digitale/Le macchine e il loro utilizzo/Il print on demand, un’opportunità?/ Il print on demand in biblioteca/Un motivato auspicio
Glossario a cura di Edoardo Fontana
Indice dei nomi a cura di Chiara Moretti   

C’est peu de dire que l’histoire des techniques se place, traditionnellement, au cœur de l’histoire du livre, puisque la grande mutation de celle-ci avait été identifiée à l’invention de la typographie en caractères mobiles par Gutenberg et ses épigones au mitant du XVe siècle. Pour Henri Berr projetant (comme plus tard pour Lucien Febvre préparant) L’Apparition du livre, le fait majeur réside dans la mise au point de la presse –ce que nous désignons aujourd’hui comme l’innovation de procédé. Ce choix aboutit à séparer radicalement l’«avant» et l’«après» tout en insistant sur le rôle décisif de l’inventeur génial. Par suite, la concurrence entre les nations s’accompagnera aussi, dans la seconde moitié du XIXe et un partie du XXe siècle, de l’essor de la controverse autour de la figure de l’inventeur et de la première localisation des presses (Haarlem, Mayence ou Strasbourg?). Le titre même de L’Apparition du livre (1958) donne au phénomène une dimension quasi-surnaturelle que nous retrouvons dans la lecture de l’invention par Luther: l’imprimerie n’est-elle pas le dernier don par lequel Dieu se manifeste aux hommes avant l’Apocalypse? Son «apparition» fonctionnerait bien comme une épiphanie.

Pour autant, la recherche aboutit, depuis plusieurs décennies, à insérer cette approche dans une double mise en perspective. Sur le plan de la chronologie, d’abord: les lecteurs de notre blog connaissent notre position, selon laquelle le changement ne peut se donner à comprendre que par l’analyse de ses conditions de réalisation. Pour faire bref, il faut qu’il soit rendu possible par un certain nombre de mutations ou d’évolutions qui lui sont antérieures, et dont la moindre ne réside pas dans la mutation du système d’ensemble des techniques. Les développements de la sidérurgie et de la métallurgie sont la condition liminaire pour passer à la typographie en caractères mobiles, tandis que seule la diffusion du nouveau support d’écriture, le papier en place du parchemin, rend possible une large utilisation des presses. Le marché lui-même se déplace, dans la mesure où l’innovation suppose d’engager un capital important, ce qui ne sera effectif que si l’investisseur perçoit des possibilités de développement lui permettant de se rémunérer. Un coup d’œil rétrospectif montre que la réflexion sur ces thèmes a été considérablement enrichie par l’apport du comparatisme entre les différentes «révolutions du livre», jusqu’à la révolution actuelle des nouveaux médias.
La seconde mise en perspective est elle aussi familière aux lecteurs de ce blog, qui concerne la dynamique même du changement. L’innovation de procédé n’épuise évidemment pas le processus d’innovation: la typologie très sommaire met en évidence le rôle de l’innovation organisationnelle –on pensera d’abord à l’organisation et aux pratiques de travail dans les nouveaux ateliers de production, puis dans les usines du XIXe siècle. Il ne s’agit d’ailleurs pas du seul petit monde de la production stricto sensu, mais aussi de ses conditions extérieures de fonctionnement: par ex., «l’apparition du livre» supposera de mettre en place des structures de distribution qui bien évidemment n’existaient pas jusque-là. On pense notamment aux librairies de détail, dont nous voyons le réseau commencer à s’étendre à travers l’Europe occidentale dans les premières décennies du XVIe siècle –et, comme on le sait, la problématique de la distribution figure à nouveau au premier plan dans l’agenda des transformations liées aux médias informatiques.
Nous n’avons jusqu’ici considéré que les conditions de fonctionnement du système-livre en tant que système clos, mais il est bien évident que celui-ci ne pourra se développer de manière viable que s’il rencontre in fine un type d’innovation très complexe, à savoir l’innovation de produit, auquel devra répondre l’accueil favorable du marché et des consommateurs. Pour assurer l’essor de leurs affaires, les professionnels proposeront en effet des produits nouveaux (par ex., le livre imprimé, en tant qu’il est essentiellement différent du manuscrit et de ses avatars), qui doivent être favorablement accueillis par les consommateurs (l’innovation dans la consommation). Nous avons suffisamment exposé ces points pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir plus longuement ici.
Tout en concentrant son travail sur l’histoire des techniques, Madame Tavoni n’ignore évidemment rien de l’économie d’ensemble de la branche de la «librairie». Elle remporte ainsi, grâce à un plan astucieux, le challenge difficile consistant à articuler la chronologie au sein d'une présentation systématique, et à intégrer la synthèse efficace avec la problématique historique la plus récente.

Cliché: Gutenberg, tiré de Les Veber's, Paris, 1895.

Billets récents
Économie de l'information (1)
Économie de l'information (2)
Nouvelle publication sur Érasme
Histoire d'un éditeur (Fasquelle)
Un manuel d'histoire du livre
Retour au blog

lundi 5 avril 2021

Conférence d'histoire du livre

Nous sommes d’autant plus heureux d’annoncer la prochaine conférence de la direction d’études d’«Histoire et civilisation du livre» (EPHE), que cette conférence envisage une problématique d’une très grande importance, mais qui s’est trouvée jusqu’à présent particulièrement négligée: il s’agit du statut et du rôle de la «copie» d’un texte ou d’un ensemble de textes.
Bien entendu, l’économie de la copie est complètement différente en Occident dans le système du manuscrit (pour l’essentiel, avant 1450), mais sa pratique monte peut-être paradoxalement en puissance à l’époque de l’imprimé. Bien entendu aussi, le statut de la copie engage, du moins à partir de l’époque moderne, celui de l’original éventuel. L’œuvre d’art originale prend une valeur que n’auront pas les copies (comme le montre l’exemple des copies de L'École d’Athènes dans les bibliothèques), et il est possible que ce modèle ait été décalqué dans le domaine littéraire. Les aléas de l’histoire peuvent d’ailleurs aboutir à inverser l’équilibre entre les deux termes, quand la disparition de l’original donne à la copie une valeur nouvelle. On le voit, l’intitulé de la conférence suscite toutes sortes de réflexions, qui pourraient aussi toucher à l'approche de la copie (de l'acte de copier/ recopier) en termes de technique ou de pratique, ou encore à l’ordre de la lexicographie.
La conférence insistera tout particulièrement sur la dimension anthropologique de la pratique de la copie et de son utilisation dans l’élaboration d’un certain mode et modèle de connaissance. Pour conclure sur un sourire: l'actualité du sujet n'est-elle pas démontrée par le fait que la copie reste, aujourd’hui, à la base du travail de l’historien (et de l’historien du livre) constituant sa propre collection d’extraits qui lui permettront de charpenter et de dérouler son discours à venir.

Mais il est temps de laisser la parole à l’organisatrice, que nous remercions de l'information par elle transmise. Les auditeurs souhaitant participer à la séance (par le biais de Zoom) sont invités à s’adresser à Madame Emmanuelle Chapron pour se faire communiquer l’indicatif et le code secret de la réunion (emmanuelle.chapron-lebianic@ephe.psl.eu).

Chères auditrices, chers auditeurs,
Voici l'annonce de la prochaine séance de mon séminaire, qui sera commun avec celui de Mme d'Orgeix.
Je me réjouis de vous retrouver à cette occasion.
Emmanuelle Chapron

La valeur de la copie et du fragment
Séance commune aux séminaires d’Emmanuelle Chapron (Histoire et civilisation du livre)
et d’Émilie d’Orgeix (Histoire culturelle des techniques).

Vendredi 9 avril, 14h-17h

Les copies sont nombreuses dans les fonds d’érudits de l’époque moderne conservés aujourd’hui dans les bibliothèques –copies d’inscriptions, de lettres, de manuscrits, voire d’ouvrages imprimés. Durant cette séance, on cherchera à déplier les enjeux de cette pratique, le rôle que la copie tient dans l’économie des échanges savants, du travail intellectuel et des techniques de reproduction de l’écrit. Comment les savants et les professionnels d’Ancien Régime travaillent-ils en copiant ou plutôt, quel genre de travail ont-ils l’impression de faire avec la copie? Qui sont les écrivains, copistes ou «misérables secrétaires», petites mains de l’ombre fugacement évoqués dans les sources? Quelle est la valeur, intellectuelle et financière, de ces copies? Comment ces copies finissent-elles par «faire livre» et constituer des bibliothèques?
La séance portera également sur l’usage de la copie de fragments de textes dans des recueils manuscrits. Comment expliquer ces compositions et comment étudier ce type d’ouvrages et quelle valeur leur donner?
On présentera plusieurs études de cas, à partir de la correspondance du savant Jean-François Séguier (1703-1784) et de recueils d’architecture «composés» à partir de fragments (XVIe-XVIIe siècle).

Les participants au séminaire sont chaleureusement invités à réfléchir à ce qui, dans leur corpus, relève de la copie et du fragment, et à en proposer une rapide présentation (5-10 minutes).

Billets récents
Économie de l'information (1)
Économie de l'information (2)
Nouvelle publication sur Érasme
Histoire d'un éditeur (Fasquelle)
Un manuel d'histoire du livre
Retour au blog

mercredi 31 mars 2021

Économie de l'information (2)


Nous avons, il y a déjà quelques semaines, abordé la problématique de l’économie de l’information à l'époque de la deuxième révolution du livre, à savoir au XIXe siècle. Le moteur de la mécanisation et de l'industrialisation réside d'abord dans la presse périodique, à laquelle les transformations des réseaux de communication permettent de devenir une presse périodique de masse: les grands titres de quotidiens tirent à des centaines de milliers, voir à plus d'un million d'exemplaires. Mais, comme toujours, la configuration nouvelle des structures de production et de diffusion implique que l'innovation touche aussi le public: il ne s'agit plus de quelques milliers de privilégiés, comme chez Champy en 1796, mais bien d'un public de masse, et d'un public qui n'aura certes plus la patience d'attendre pour être informé jour par jour, et bientôt heure par heure. Les «nouvelles» font désormais l'objet d'un commerce qui concerne non plus le seul domaine financier, mais bien ses attendus (on pense à la publicité), et bientôt les attendus qui le sous-tendent (la presse d'opinion).
Une caractéristique moderne de cette manière de consommation de nouvelles, caractéristique qui induit, indirectement, la sensation d’un manque insupportable, réside dans l’impatience à être informé, surtout si l’on est dans une période plus incertaine. Les grands journaux parisiens paraissent plusieurs fois par jour et on les diffuse aussi vite que possible, mais l'impatience interdit, le cas échéant, d’attendre la sortie des dernières éditions. Ainsi, le 8 mai 1870, a lieu le plébiscite sur l’Empire libéral et, si Ludovic Halévy s’abstient (ancien orléaniste, il ne veut pas voter contre un projet libéral, sans pour autant approuver le plébiscite), il se refuse à quitter Paris avant 22 heures, parce qu’il veut être au plus près des événements et des nouvelles. Il ne rentre à Ville-d’Avray, où il réside (petite commune proche de Sèvres, à l'ouest de Paris), qu’au milieu de la nuit par des «petits sentiers déserts» et «la plus belle nuit du monde», mais ne peut y tenir, et, dès le lendemain matin, retourne en ville:
J’ai un besoin de savoir les chiffres vrais de Paris, ceux de la province (…). Pourquoi ne pas attendre les journaux, qui m’arrivent ici à deux heures [14h] ? Non, non, passer la moitié de la journée sans nouvelles, impossible. En route pour les nouvelles du plébiscite (Carnets, II, p. 123-124).
Le statut du journal change encore plus vite avec les développements de l’Affaire Dreyfus: il faut des nouvelles au plus vite, il faut pouvoir suivre précisément les développements de la polémique, mais il faut aussi manifester son soutien à la cause de Dreyfus. Durant l’été 1899, Geneviève Straus, tante de Ludovic Halévy, est à Trouville, dans sa somptueuse villa du «Clos des Mûriers», où un vieil ami, le journaliste Eugène Dufeuille (1842-1911), vient séjourner trois jours, mais lui non plus ne peut pas, en définitive, y tenir –et pourtant, il est originaire de Normandie:
Dufeuille a passé trois jours ici la semaine dernière, mais il est reparti pour être plus près des journaux et des nouvelles. Nous n’en manquons pourtant pas. Hier, onze dépêches de Rennes ou Paris! Néanmoins je comprends sa fièvre, puisque je la partage (17 août 1899).
Tandis que Ludovic s’abonne au New York Herald Tribune pour avoir sur l’«Affaire» des nouvelles, non seulement américaines, mais reprises «de journaux du monde entier», Geneviève s’inquiète de ce que son cousin souffre des yeux, ce qui pourraient l’empêcher de lire –au passage, on voit le souci d’avoir à Trouville Le Figaro du jour :
Ah oui ! Je comprends ce que ce serait de ne pas lire ces jours-ci !… Nous avons Le Figaro le soir à 9 heures. Nous l’envoyons chercher à la gare (1er septembre 1899).

Deux photographies illustrent le thème : sur la première (cf supra), Geneviève Straus, Madeleine Bizet et Paul Hervieu, à Trouville, sont plongés dans la lecture des journaux. Le cliché a été pris de telle sorte que l’on puisse lire les différents titres, L’Aurore, Le Siècle, et le Radical. La Libre parole est abandonnée sur un guéridon. Sur le second cliché, on reconnaît Ludovic, Daniel et Marianne Halévy, en compagnie de Mme Darmesteter (1), tous quatre plongés dans la lecture du seul Figaro. Le journal est devenu, en période d’incertitudes politiques, une manière d’afficher son choix –celui du Figaro, de Dreyfus et de la justice, et non pas des titres opposés à la révision.
L’Affaire Dreyfus est avant tout un affaire d’opinion. À tous les stades de son déroulement, on retrouve, peu ou prou, la presse. Non pas la presse, fidèle écho d’un drame qui demeure extérieur, mais la presse partisane, provoquante, agressive, de bonne et de mauvaise foi (Pierre Miquel). 

Note
(1) Mary Robinson veuve de James Darmesteter, professeur de persan au Collège de France, directeur de l’École pratique des hautes études (1849-1894 : voir Annuaire de l’E.P.H.E., 1895). Les Darmesteter sont originaires de Château-Salins, où le père de James et de son frère aîné, Arsène, était relieur et appartenait à la communauté juive.

Retour au blog

mercredi 24 mars 2021

Nouvelle publication sur Érasme

Quelques monuments de l’histoire du livre, notamment à l’époque de la Renaissance ont fait ces dernières années, en France, l’objet de monographies spécifiques: nous citerons La Nef des fous (Narrenschiff), ou encore l’Imitation de Jésus Christ. La petite collection s’accroît aujourd’hui d’un titre important, consacré au Nouveau Testament d’Érasme (Novum Instrumentum):
Le Nouveau Testament (1516). Regards sur l’Europe des humanistes et la réception d’Érasme en France,
éd. Thierry Amalou, Alexandre Vanautgaerden,
Turnhout, Brepols, 2020,
420 p., index, ill., cartes, graph.
(«Nugæ humanisticæ», 21).

Sommaire

1 Introduction

Thierry Amalou (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne)
Dans le lit de l’humanisme biblique : le Nouveau Testament d’Érasme, œuvre majeure de la Renaissance
Avertissement

2 Restituer les Écritures ou corriger la Vulgate?

1 Sylvana Seidel Menchi (Université de Pise)
Érasme et le Nouveau Testament, 1516 – 1535: le défi, le repli, l’expiation ?
2 André Godin (CNRS)
Novum Instrumentum’, ‘Philosophia Christi’: enjeux et mise en œuvre d’un humanisme biblico-patristique
3 Luigi-Alberto Sanchi (CNRS, Institut d’Histoire du droit)
Guillaume Budé et la critique érasmienne du Nouveau Testament en latin

3 Collaborer. Les réseaux savants d’Érasme

1 Marie Barral-Baron (Université de Franche-Comté, LSH)
Érasme et l’édition du Nouveau Testament de 1516: entre travail collaboratif et «folie» du texte
2 Gilbert Fournier (CNRS, IRHT)
Portrait d’un «ami indépendant». Louis Ber dans la correspondance d’Érasme

4 Transmettre et juger

1 Malcom Walsby (Université de Rennes 2, cerhio)
Les éditions du Nouveau Testament d’Érasme en France et leur diffusion
2 Jonathan Reid (East Carolina University)
Erasmus’s Call for Vernacular Scriptures and the Biblical Program of Lefèvre d’Étaples
3 Christine Bénévent (École des Chartes)
François Ier lecteur d’Érasme

5 Conclusion

Jean-Marie Le Gall (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne)
Érasme : une image de vitrail ?

6 Postface

Alexandre Vanautgaerden (Académie royale de Belgique, Le Studium Research Fellow, Orléans-Tours, CESR - Université de Tours)
« Monumentum paratum est»: chronique des travaux récents sur le Nouveau Testament d’Érasme (2016-2020)

7 Bibliographie générale

1 Sources (archives, édition)
2 Sources imprimés
3 Catalogues imprimés
4 Catalogues numériques
5 Travaux
6 Expositions

8 Liste des œuvres d’Érasme

9 Index

Cet ouvrage est présenté par les éditeurs comme constituant les Actes de la journée d’études éponyme du 13 décembre 2016, mais il propose un contenu très enrichi, grâce à une impressionnante bibliographie et à la liste des œuvres d'Érasme. Signalons que les interventions à la journée d'études sont aussi disponibles en vidéo.

Retour au blog

mardi 16 mars 2021

Histoire d'un éditeur

La disparition toute récente d’un grand éditeur parisien, Jean-Claude Fasquelle, nous amène à revenir sur l’itinéraire d’une maison qui s’identifie, comme toujours, à un patronyme familial et, parfois (c'est le cas ici), à la figure d’un fondateur. Rappelons-le en effet: Henri-Jean Martin a sous-titré la partie de l’Histoire de l’édition française consacrée au XIXe siècle «Le temps des éditeurs», faisant de ce «baron de la féodalité industrielle» la cheville-ouvrière de la seconde révolution du livre, celle de la mécanisation et de la librairie de masse. C’est l’éditeur qui prend l’initiative, qui élabore et qui conduit une politique de publication, qui organise et qui entretient les relations avec les auteurs, qui assure le financement et qui alimente la diffusion, avant, in fine, de balancer les comptes de chaque opération.
Si un certain nombre d’éditeurs conserve dans le même temps les deux activités traditionnelles de l’imprimerie, voire de la librairie d’assortiment et de commission,  la fonction éditoriale est désormais clairement identifiée et isolée –n’est-elle pas retenue, comme telle, en tant que l’un des «types» les plus célèbres de la grande série des Français peints par eux-mêmes? Et l’éditeur, souvent croqué de manière au moins... peu favorable, n’apparaît-il pas dans nombre de titres de la littérature du temps, comme chez Flaubert et chez Maupassant?
Nous pourrions poser par hypothèse que se lancer comme éditeur (éditeur de revue, ou éditeur d’ouvrages proprement dits) est facilité par le fait que l’installation ne nécessite pas de capital important –contrairement par ex. à l’imprimerie. Pour autant, la dimension financière est au cœur de la fonction , entre le financement du projet et, à moyen terme, le retour sur investissements: nul doute que, des capacités financières et du crédit du responsable de la maison, dépendent en grande partie le succès et la pérennité de celle-ci. C’est une stratégie tout entière qui doit être déployée en arrière-plan, du choix des textes et de la forme matérielle de leur publication à la mobilisation la plus efficace possible d’un système de distribution (où la publicité monte de plus en plus en puissance) et au suivi comptable qui doit accompagner les différentes étapes.
Nous voici maintenant dans la France du Second Empire, dans une société en pleine mutation et dans une ville, Paris, qui connaît alors les bouleversements les plus profonds. C'est réellement la grande époque des banquiers, des investisseurs et des architectes, mais aussi des hommes des médias, qu’il s’agisse de l’édition ou des spectacles. Comme tant d’autres (les Fayard), les Fasquelle «montent» à Paris: ils viennent en effet du petit village d’Antilly, à la lisière du Valois et de la Picardie, où Léon Alfred Fasquelle naît le 14 janvier 1835 de Romain Victor Fasquelle et de Marie Anne Honorine Filliatre (Ad60, 5Mi2091). Le jeune homme épousera à Paris en 1868 Joséphine Charlot, mais leur fils, Noël Eugène, le futur éditeur, est né dès 1863 rue de Mazagran. La tradition pieusement recopiée d’une notice à l’autre selon laquelle ce dernier serait originaire d’Asnières-s/Seine est donc controuvée, comme on peut le vérifier par la consultation de l’état civil aux Archives des Hauts-de-Seine.
Quoi qu’il en soit, le père est désormais bien établi comme architecte, il conduira la construction d’un certain nombre de grands immeubles des «beaux quartiers» parisiens (1), depuis son cabinet du 31 rue de Londres. En 1906, il est fait chevalier de la Légion d’honneur (sur l’introduction de son fils, alors officier (2)), et il décédera le 24 avril 1917, à son domicile du 92 bd Hausmann. Signalons que sa succession professionnelle sera prise par son fils, également prénommé Alfred. C’est sans doute par l’intermédiaire de ce père que le jeune Eugène débute comme commis chez Tavernier, agent de change (7 rue Drouot), mais il s’oriente bientôt vers la librairie en entrant d’abord chez Georges Charpentier (1886). Il épouse, à l’automne 1887, «Jeanne Marpon, la fille de l’éditeur bien connu» (Le Figaro, 2 oct. 1887). Les témoins du marié sont Arsène Houssaye et Charpentier, ceux de la mariée, Flammarion et Pichery, ce dernier «contrôleur en chef de l’Opéra» (Le Figaro, 26 oct. 1887). La dot de Jeanne Marpon, fille unique, est de 50 000f., outre 25 000f. en espèces (3).

Deux ans plus tard, la mort de Charles Marpon prélude à l’association de Fasquelle et de Charpentier dans une nouvelle société en nom collectif (Charpentier et Fasquelle), fondée en 1890 au capital de 1Mf., toujours au 11 rue de Grenelle, l’adresse de Charpentier depuis quinze ans. Mais, après la disparition de son fils unique, Charpentier souhaite se retirer, et Fasquelle reste seul propriétaire de l’entreprise à compter de 1896, année qui marque par conséquent la naissance des Éditions Fasquelle (cf cliché: annonce publiée dans la Bibliographie de la France). Nous sommes désormais de plain pied dans le «monde», soit à Paris, soit dans la «campagne» de l’éditeur, «Les Clématites», à Houlgate –Fasquelle vient aussi pour la saison d’été à Évian (avec Flammarion, Ollendorf, Firmin-Didot, et un certain nombre d’autres...).
La politique de la maison, et les bons rapports entretenus avec les principaux quotidiens, donnent une place nouvelle à la publicité, appuyée sur l’identification de différentes collections, de la «Bibliothèque Charpentier» à la «Petite Bibliothèque Charpentier», à la «Collection parisienne illustrée» et à la «Collection polychrome» et à ses illustrations. On pourra, bien sûr, considérer que le style des «réclames» est quelque peu naïvement emphatique, mais du moins ne peut-on pas leur retirer le mérite d’être le plus clairement explicites:
Pour être au courant des livres en vogue les plus récents, il suffit de parcourir, à notre dernière page, le gracieux panorama des dernières publication de la librairie Charpentier et Fasquelle, qui fait preuve d’un goût et d’un éclectisme le plus heureux dans le choix de ses éditions (Le Gaulois, 8 févr. 1897).

L’éclectisme est bien là, en effet. Se souvenant de son passage rue Drouot, Fasquelle est le principal informateur de Zola lorsque celui-ci rassemble sa documentation en vue de rédiger L’Argent (Paris, Charpentier, 1891). Bien évidemment, il continuera à publier l’auteur le plus important de la maison, et c’est d’ailleurs Zola qui, en 1896, lui remet les insignes de chevalier de la Légion d’honneur. Il assiste, à côté de Clémenceau et de Me Labori, au procès de 1898, où sa présence est toujours relevée par la presse (il sera aussi l’exécuteur testamentaire de l’écrivain). Pour autant, l’éditeur publie aussi des auteurs comme Léon Daudet et Maurice Barrès... À côté de textes de qualité (le Cyrano, d’Edmond Rostand, qui est très vite un succès de librairie) et d’auteurs importants (comme Maurice Maeterlinck), d’autres publications ne sont pas toujours de très haut vol...
À titre plus anecdotique, on se souvient que, comme plusieurs de ses confrères, Fasquelle refuse, à la veille de la Guerre, le manuscrit de Du côté de chez Swann, de Proust, lequel a été introduit par Calmette rue de Grenelle. Jacques Madeleine (pseud. de Jacques Normand) est alors secrétaire de la maison, et son commentaire est demeuré célèbre:
Au bout de sept cent douze pages de ce manuscrit (sept cent douze au moins, car beaucoup de pages ont des numéros ornés d'un bis, ter, quater, quinque), après d'infinies désolations d'être noyé dans d'insondables développements et de crispantes impatiences de ne pouvoir jamais remonter à la surface, on n'a aucune, aucune notion de ce dont il s'agit. Qu'est-ce que tout cela vient faire? Qu'est-ce que tout cela signifie? Où tout cela veut-il mener? Impossible d'en rien savoir! Impossible d'en pouvoir rien dire! (…) Il ne se trouvera pas un lecteur assez robuste pour suivre un quart d'heure, d'autant que l'auteur n'y aide pas par le caractère de sa phrase, qui fuit de partout (4).
Comme un certain nombre d'autres, de Hachette à Flammarion ou à Fayard, Fasquelle illustre ce moment bien particulier de la conjoncture du livre et du périodique (parmi lesquels La Revue blanche) où le rôle des solidarités familiales et du capitalisme familial était central. La maison entrera dans un certain déclin dans la période de l'entre deux guerres, avant d'être reprise par Grasset. Aujourd'hui, les adresses éditoriales fonctionnent généralement d'abord en tant que références historiques, qui ont surtout valeur d'affichage à l'heure des grands conglomérats emboîtés à la manière de poupées russes et structurant la branche nouvelle des médias –et des nouveaux médias.

Notes
(1) Par ex. 45 rue de Courcelles (1881); 101 ave Henri Martin (1891); 60 ave Foch (1893), etc. Il est aussi l’architecte du nouvel immeuble des 26-28 rue Racine, où la Librairie Flammarion s’installe en janvier 1900.
(2) AN, AN, LH 934/67, disponible sur la base Léonore (où l’on consultera aussi le dossier d’Eugène Fasquelle, avec le duplicata de son acte de naissance).
(3) AN, MCNP, LXXXV, 1503 (d’ap. Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres).
(4) Jacques Madeleine, «Rapport de lecture» dans Du côté de chez Swann, éd. Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, 1999 («Folio classique»), p. 446.

Retour au blog

jeudi 11 mars 2021

Un manuel d'histoire du livre

Yann Sordet.
Histoire du livre et de l’édition. Production & circulation, formes & mutations,

Postface de Robert Darnton,
Paris, Albin Michel, 2021,
798 p., index, ill. en coul.
(«L’évolution de l’humanité»).

Nous nous réjouissons vivement de pouvoir signaler la parution très récente (hier!) d’un nouveau (et très imposant) volume publié dans la collection «L’Évolution de l’humanité», et consacré à l’histoire du livre. Les historiens du livre savent, en effet, le rôle tenu par cette collection dans la constitution de leur champ de connaissances en spécialité universitaire, depuis la publication de L’Apparition du livre de Febvre et Martin, au tournant de 1957/1958. Deux générations plus tard, le travail porte ses fruits, puisque nous sommes arrivés à l’âge des grandes synthèses.
Notre maître Henri-Jean Martin aurait été tout particulièrement heureux de la présente publication, lui qui comprenait l’histoire du livre non pas comme une science auxiliaire de l’histoire (ou de l’histoire littéraire), mais bien comme un domaine spécifique, que les bibliothécaires érudits étaient les mieux placés pour explorer. Et que dire des compétences de notre ami Yann Sordet, ancien directeur de la Réserve des livres rares et précieux de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, et directeur de la Bibliothèque Mazarine, sinon qu’elles font de lui l’un des savants les mieux à même de remplir ce qui pour beaucoup d’autres s’apparenterait à une gageure?
On comprendra qu’il n’est pas possible de rendre compte ici dans le détail d’un véritable «pavé» de près de 800 pages, avec sept parties et cinquante-trois chapitres courts. Et on nous excusera de nous borner dans l’immédiat à reprendre ci-après la présentation brève qui en est faite par l’éditeur:
«De l'invention de l'écriture à la révolution numérique, l'ambitieuse synthèse de Yann Sordet, richement documentée et illustrée, retrace, des origines à nos jours, les grandes étapes et révolutions de l'histoire du livre, de sa production, circulation, réception et économie, mais aussi de ses usages, formes et mutations majeures –expansion du codex au début de l'ère chrétienne, mise au point de la typographie en Europe au XVe siècle, invention des périodiques au début du XVIIe, engagement de la librairie dans la société de consommation et mondialisation du marché de l'édition depuis le XIXe, dématérialisation des procédés au XXe siècle...
Cette très vaste enquête embrasse ainsi l'ensemble de la production écrite, quelles que soient sa vocation –pédagogie, combat, culte, information–, et ses formes –succès de librairie parfois planétaires, almanachs, publications éphémères et imprimés du quotidien–, tout en interrogeant une ambiguïté fondatrice: à la fois objet et produit manufacturé, le livre est aussi un bien symbolique, une œuvre à la valeur identitaire forte.
Elle porte enfin une grande attention à la diversité des acteurs de cette histoire générale du livre et de l'édition: auteurs, législateurs, copistes, artistes enlumineurs ou graveurs, imprimeurs-libraires puis éditeurs..., mais aussi lecteurs, collectionneurs, bibliothécaires..., et à leurs interactions.»

Parmi les billets récents:

Économie de l'information (1)
Un manuel d'histoire des bibliothèques.
La censure au XVIe siècle
À Paris sous le Second Empire
Un livre en forme de chéquier 
Retour au blog