Gutenberg, inventeur de l'imprimerie... n'est pas nécessairement l'inventeur de l'imprimé. Son objectif est en effet celui de mettre au point un procédé qui permette de reproduire en nombre ce qui existe déjà –autrement dit, des manuscrits. C'est pour reproduire ce qui est connu et à quoi la clientèle est habituée que Gutenberg et ses premiers successeurs ne tirent nullement toutes les conséquences de leur invention au niveau de la fabrication. Quatre séries d'observations démontrent le fait.
1) L’intérêt de la technique typographique est de permettre, avec un très petit nombre de signes, de reproduire en principe tous les discours imaginables. Or, pour sa Bible à 42 lignes, Gutenberg fabrique non pas un alphabet simple, mais un alphabet intégrant un grand nombre de lettres liées ou d’abréviations. Au total, quelque 240 poinçons différents seront gravés, et on fondra un ensemble de caractères particulièrement lourd et onéreux : c'est que le modèle réside toujours dans les pratiques des copistes, modèle qui, plus ou moins allégé, perdurera jusqu’au XVIIIe siècle, voire parfois jusqu’à aujourd’hui.
2) Même logique, toujours dans la Bible à 42 lignes, avec la question de la rubrication. Dans un manuscrit spectaculaire, comme celui d’une Bible monumentale, l’habitude du scribe est de copier en rouge les lignes de tête (l’incipit). Gutenberg s’emploie donc, pour un certain nombre d’exemplaires, à imprimer l’incipit en rouge, ce qui complique et renchérit évidemment le travail en posant des problèmes de repérage (il faut passer deux fois sous la presse). De même encore, pour en terminer avec la Bible, Gutenberg imprimera-t-il plusieurs dizaines d’exemplaires sur un parchemin d’excellente qualité –alors que celui-ci est plus cher et qu’il se prête moins bien que le papier au travail de la presse. Malgré le coût, l’objectif est toujours d’obtenir un produit qui soit pratiquement identique au manuscrit: après le tirage, certains exemplaires passent à l’atelier de la rubrication, voire de peinture, où ils reçoivent des enluminures parfois somptueuses.
Un atelier comme celui du Parisien Antoine Vérard se fera, surtout à partir de 1491, une spécialité de produire de somptueux imprimés, aussi proche que possible des manuscrits de luxe.
3) La forme des premiers caractères typographiques suit le modèle des écritures manuscrites, mais nous retrouvons la problématique de la reproduction avec l’exemple du Psautier de Mayence, le premier livre imprimé portant une date (1457). Certaines lettres de ce magnifique Psautier s’inspirent en effet de la calligraphie de Peter Schöffer et, de plus, Gutenberg (sans doute s’agit-il de lui) a mis au point une technique très délicate pour imprimer en une seule fois les lettres filigranée en deux couleurs (rouge et bleu). Celles-ci sont en métal et comportent deux parties démontables: on encre séparément la lettre elle-même et le fonds filigrané. Le procédé est spectaculaire, mais trop onéreux, et il sera rapidement abandonné.
4) Enfin, on sait que la forme même des imprimés incunables suit longtemps le modèle du livre manuscrit : la Bible à 42 lignes n’a pas de page de titre, ni d’éléments comme la foliotation, etc., et, d’une manière générale, lorsque les indications relatives à l’œuvre (titre) et à l’impression (ville, atelier, date) figurent dans les premiers imprimés, elles sont généralement données à la fin, au colophon. L’examen des gravures insérées dans ces mêmes imprimés mettra aussi en évidence la filiation stylistique par rapport aux illustrations figurant dans les manuscrits de ces mêmes textes.
En somme, toutes les potentialités de l’imprimerie ne sont pas tirées, bien au contraire. Elles ne le seront que très progressivement, à échéance d’une génération, et sous la poussée d'un facteur complètement nouveau par rapport à la technique elle-même. Il s'agit de la concurrence qui se déploie au sein du nouveau marché du livre –mais nous nous réservons de revenir sur ces points. Dans l'immédiat, retenons que l'exemple de la typographie en caractères mobiles confirme pleinement la théorie de l'innovation telle qu'elle avait notamment été proposée par François Caron, et telle que nous l'avons systématiquement mise en œuvre dans L'Europe de Gutenberg: le procédé d'abord, puis le produit, avant que l'on ne passe au stade de l'innovation du côté des consommateurs eux-mêmes –des lecteurs. On comprend mieux, au passage, le délai qui s'écoule entre l'invention technique proprement dite, et son appropriation par les concepteurs (il faut de nouveaux contenus, qui seront présentés sous des formes elles-mêmes nouvelles) et par les utilisateurs, qui sont en l'occurrence les lecteurs. Une leçon qui reste pleinement valable aujourd'hui, surtout s'agissant des nouveaux médias.
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Note bibliographique (outre L'Europe de Gutenberg): Frédéric Barbier, «Aux XIIIe-XVe siècles: l’invention du marché du livre», dans Revista portuguesa de história do livro, 2006, n° 20 (Lisboa, 2007), p. 69-95.
Clichés: 1) Gutenberg, héros du progrès universel. La médaille frappée à l'occasion du symposium «Le livre, la Roumanie, l'Europe» (Bucarest, 2008); 2) Bible à 42 lignes, exemplaire de la King's Library, Londres, British Libr. (impression en deux couleurs sur parchemin: © British Library; 3) Psautier de Mayence de 1457.
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