vendredi 29 janvier 2021

Vient de paraître: un manuel d'histoire des bibliothèques

Vient de paraître:
Frédéric Barbier, Histoire des bibliothèques, d’Alexandrie aux bibliothèques numériques,
3e éd. revue, corrigée et considérablement augmentée,
Paris, Armand Colin, 2021,
303-[1] p., 39 ill. in texte,
couv. ill. en coul.
bibliographie
«Mnémosya».

ISBN 978-2-200-63012-6

(Extrait de l’introduction) L’histoire des bibliothèques, qui a fait l’objet de très nombreux travaux, nous paraît aujourd’hui devenir inactuelle: que pouvons-nous avoir de commun, à l’ère d’Internet et des nouveaux médias, avec ces lieux dont l’image reste toujours plus ou moins poussiéreuse et retirée, les bibliothèques? Le phénomène est accentué par la dématérialisation qui fonde la «troisième révolution du livre» (1) et qui permet la mise en ligne massive de nouveaux contenus: les catalogues de bibliothèque (OPAC) et les séries de métadonnées, puis les bibliothèque elles-mêmes sous forme de textes numérisés. Alors que l’économie des médias change en profondeur, il n’est donc plus, comme auparavant, nécessaire de se déplacer pour avoir accès à l’information. Or, la bibliothèque n’est-elle pas d’abord définie comme le lieu où les textes sont conservés et mis à disposition?
Pourtant, les bibliothèques nous parlent peut-être aujourd’hui plus encore qu’hier, et la question des bibliothèques reste d’une actualité certaine: il n’est que de considérer le mouvement de construction de «médiathèques», où l’attention donnée aux fonctions des bibliothèques nationales, par rapport notamment à la problématique de l’identité. La diversité des structures de bibliothèques (bibliothèques publiques, universitaires, spécialisées, nationales, etc.) suggère que leur inactualité supposée est peut-être un leurre, mais que leurs fonctions deviennent autres: les bibliothèques répondent à un ou à des besoins «au quotidien», qu’il s’agisse d’information (tout n’est pas sur Internet) ou de récréation (on n’a jamais autant publié qu’aujourd’hui), mais aussi d’égalité (donner accès à l’information et à la formation à ceux qui n’en ont pas toujours les moyens), donc de démocratie, ou encore d’identité collective.
Malgré des avancées très réelles, nous en sommes peu ou prou, avec l’histoire des bibliothèques, au stade où en était l’histoire du livre lorsque Lucien Febvre se plaignait, en tête du premier article publié par Henri-Jean Martin dans les Annales ESC des années 1950:
L’histoire du livre, terra incognita. Non que fassent défaut les travaux d’érudition (...). Mais (...) l’histoire de l’imprimerie n’est que trop rarement intégrée à l’histoire générale. Des historiens «littéraires» peuvent encore disserter à longueur de journée sur leurs auteurs sans se poser les mille problèmes de l’impression, de la publication, de la rémunération, du tirage, de la clandestinité, etc., qui feraient descendre leurs travaux du ciel sur la terre. Des historiens économiques peuvent toujours ne prêter qu’une attention distraite à une industrie (…) spécifiquement capitaliste par tant de ses aspects (…). Même chose s’agissant des historiens de la religion, de la morale ou de la politique. Ils sont tous sans excuse (…). Le travail d’érudition continue à se faire –mais le travail d’histoire à s’étayer sur lui et à partir de lui: non pas. Et c’est grande pitié.
Car l’histoire des bibliothèques a longtemps été envisagée de la manière la plus classique, sous forme de monographies (du type «Histoire de la bibliothèque de …»), ou de synthèses nationales. Dans le même temps, le monde des bibliothèques reste, sur le plan professionnel, à la marge de l’université. Les bibliothécaires ne sont pas des universitaires au sens institutionnel du terme, et cette situation entraîne, tout au moins en histoire, une forme d’ignorance d’un domaine pourtant très riche:
[En France], les bibliothèques et leur histoire demeurent pour beaucoup [d’historiens] un sujet bien marginal, comme l’atteste la quasi absence d’allusions aux bibliothèques dans de nombreux ouvrages d’histoire culturelle ou d’histoire de l’éducation (Dominique Varry, au 160e congrès de l’ABF).
Même si des ouvertures ont été faites vers l’histoire des collections, des logiques d’organisation, ou encore des pratiques de lecture et d’utilisation, l’histoire des bibliothèques doit devenir aujourd’hui autre chose qu’une histoire d’abord érudite: il conviendrait de généraliser des interrogations qui nous concernent d’autant plus que nous sommes face à une période de mutations plus sensibles et qu’il faut essayer d’évaluer les changements devant lesquels nous nous trouvons.
L’idéalisation des objets de recherche dès lors qu’il s’agit d’histoire de l’abstrait et de la création (histoire des idées, histoire de l’art, etc.), amène souvent à juger que les considérants matériels souilleraient, d’une certaine manière, le monde des idées. L’expérience nous montre que les discussions ont été violentes, depuis le XVIIIe siècle, sur la question de savoir si le travail des auteurs pouvait ou non faire l’objet d’une rémunération financière qui aurait pour résultat d’assimiler son produit à une sorte de marchandise négociable (2). Bref, pour reprendre le beau titre proposé par Jean-Yves Mollier, l’«argent» est-il compatible avec les «lettres»?
Pourtant, le texte ne peut pas se comprendre en tant qu’entité abstraite, puisqu’il ne se donne à voir, et à lire, que par le biais d’un certain support (une interface) dont les conditions matérielles de fonctionnement (y compris sur le plan économique et financier) influent profondément sur son contenu même, et encadrent sa réception potentielle. C’est tout l’intérêt des problématiques articulées de la «mise en livre» et de la «mise en texte», qui amènent à reconsidérer les catégories les plus générales que sont l’«auteur» (qui est le responsable du texte tel que proposé au lecteur?), le «texte» (sous les multiples formes qu’il prend), voire la «littérature». Comme l’ont souligné un certain nombre de chercheurs, de Georges Duby à Louis Holtz et à Alain de Libéra, la pensée ne se déploie que dans un environnement historique plus ou moins contraignant, et en s’appuyant sur une panoplie d’outils matériels, d’institutions et de pratiques qui en assurent ce que nous appellerons la logistique. En définitive, il existe bien
une histoire instrumentale de la pensée, une histoire de la lecture, de l’écriture, du livre ou de la discussion, qui, nécessairement, viendrait compliquer l’histoire des concepts et celle des institutions (3).
Non seulement les conditions matérielles du travail et des activités intellectuels jouent nécessairement un rôle, mais l’influence du monde des bibliothèques sur celui des idées se fera aussi sentir par le biais des techniques spécialisées peu à peu mises au point pour le traitement des livres –avec par exemple la normalisation de la description bibliographique, ou encore l’élaboration des cadres de classement. Cette histoire instrumentale, c’est celle qui est au cœur du projet des historiens du livre et des historiens des bibliothèques, et qui sous-tend la pertinence et l’actualité de leur travail, alors que les interrogations sur les changements en cours se font toujours plus pressantes.
Nous sommes devenus aujourd’hui plus sensibles au fait que l’économie des médias, alias des «moyens sociaux de communication» (Henri-Jean Martin), encadre un certain nombre de catégories que nous aurions eu tendance à considérer comme données a priori: des catégories comme celles de texte, d’auteur, d’édition, de propriété littéraire, voire de littérature, etc., sont à envisager comme des phénomènes historiques (…).
[Dans cette perspective], qu’est-ce qu’une bibliothèque? La banalité de certains termes les rend paradoxalement plus transparents: si chacun croit savoir ce qu’est un livre, ou une bibliothèque, c’est parce que le mot, employé tous les jours et «sans y penser», ne semble plus poser de problèmes. En réalité, cette évidence est un leurre, et l’histoire du lexique constitue aussi, comme l’ont montré les chercheurs allemands, une voie d’accès très signifiante pour l’histoire des discours, de la pensée et des idées (4).
Le syntagme de «bibliothèque» est bien évidemment d’origine grecque: Βίβλιο-Θήχη, alias l’armoire des livres. La bibliothèque signifie d’abord un meuble défini par son contenu, des rouleaux (volumina), puis des livres en cahiers (codices); par extension, elle désignera la ou les pièces où ces meubles sont rangés. Le terme grec est transposé directement en latin (bibliotheca) et employé, par exemple, pour les nouvelles institutions fondées par les empereurs et mises à la disposition du public (les bibliothèques romaines), mais il reste rare, et sera pratiquement abandonné pendant une grande partie du Moyen Âge: l’époque lui préfère le latin armarium, l’armoire contenant les livres (alld. Bücherschrank). Le dérivé armarius désigne le cas échéant le personnage qui a la charge des livres, autrement dit le bibliothécaire ou le bibliothécaire-archiviste, le plus souvent dans une maison religieuse.
Le terme de bibliothèque désigne aussi, par métonymie, le contenu d’un ou de plusieurs livres. L’Ancien Testament est considéré comme une «bibliothèque», de même que les poèmes homériques, parce que ce sont des textes contenant toute l’expérience humaine. Les écrits des Pères de l’Église constituent une bibliothèque, la Bibliotheca Patrum, tandis que La Croix du Maine et du Verdier publient à la fin du XVIe siècle leurs deux Bibliothèques françoises, qui sont une bibliographie nationale rétrospective (5). L’acception glissera peu à peu à celle de collection éditoriale (la «Bibliothèque verte» de la Maison Hachette). C’est par la même logique que le mot «bibliothèque» est aujourd’hui appliqué à un ensemble de textes dématérialisés et mis à disposition du lecteur par le biais d’Internet: ce sont les «bibliothèques numériques», ou «bibliothèques virtuelles», du type de Google Books, ou de Gallica pour la Bibliothèque nationale de France.
Cette polysémie est signifiante: «bibliothèque» renvoie aussi bien au domaine physique (un espace donné, des objets, etc.) qu’à un contenu abstrait (les textes constitutifs d’un certain ensemble). Le mot le plus utilisé au Moyen Âge pour désigner la bibliothèque dans son acception spatiale est celui de «librairie»…

NB: l'ill. de couverture représente la Stadtbibliothek de Stuttgart, à laquelle a été décerné le prestigieux titre de «Bibliothèque de l'année» en Allemagne en 2013.

Notes
(1) Les Trois révolutions du livre: actes du colloque international de Lyon/Villeurbanne, dir. Frédéric Barbier, Genève, 2001 (Revue française d’histoire du livre, 106-109, 2000). Les 3 [trois] révolutions du livre, Paris, Musée du CNAM, PUF, 2002.
(2) Frédéric Barbier, «De la République des auteurs à la République des libraires: statut de l'auteur, fonctions et pratiques de la librairie en Allemagne au XVIIIe siècle», dans L'Europe et le livre: réseaux et pratiques du négoce de librairie, XVIe-XIXe siècles, Paris, Klincksieck, 1996, p. 415-449.
(3) Alain de Libéra, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1996, p. 65.
(4) Historische Grundbegriffe: Historisches Lexicon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, éd. Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart Koselleck, Stuttgart, Klett, 1972-1997, 8 t. en 9 vol.
(5) Les Bibliothèques françoises de La Croix du Maine et de Du Verdier, sieur de Vauprivas. Nouvelle édition dédiée au roi, revue, corrigée & augmentée d’un Discours sur le progrès des lettres en France (…) par M. Rigoley de Juvigny, Paris, Saillant et Nyon, Michel Lambert, 1772, 6 vol.

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samedi 16 janvier 2021

L'effigie de la censure

Le très agréable petit volume publié récemment par notre collègue et ami Renaud Adam attire l’attention dès la couverture: celle-ci présente en effet une image intrigante, que l’on peut dater du tournant du XVIe siècle, et dans laquelle on voit un personnage dans une position quelque peu théâtrale, jeter un livre sur un bûcher. Notre intérêt pour le thème de la folie nous pousse à demander à l’auteur quelles sont ses sources: il s’agit en fait d’un rondel, lequel est conservé au Cloisters Museum du Metropolitan Museum of Arts, le MET de New York.
Donc, une petite pièce de verrerie: le rondel apparaît en effet au XIVe siècle, et se présente souvent en grisaille, comme c’est le cas dans notre exemple, avec des rehauts de brun et de jaune d’argent (figurant l’or). Les rondels sont utilisés pour décorer les fenêtres appartenant à des espaces plus réduits (chapelles, etc.) que ceux des grandes églises, ou à des demeures privées (on pense au genre prolifique des rondels armoriés). Selon la norme du genre, le rondel du MET est de petite taille (un peu plus de 21 cm), et il a été acquis auprès d’un marchand new-yorkais en 1994. La notice mentionne encore qu’il s’agit d’une pièce provenant des Pays-Bas du Nord, et datant des années 1520-1530, mais sans plus de précisions. Un colloque tenu à Troyes en 2016 («Le vitrail dans la demeure») est revenu sur la conjoncture et sur la problématique générale de ces pièces souvent fascinantes:
À partir de 1450, le verre est privilégié en raison de la baisse notable de son prix. La fenêtre reçoit alors une vitrerie incolore composée de losanges dans lesquels on insère aisément une pièce de verre généralement peinte à la grisaille et au jaune d’argent appelée rondel, de 18 à 22 cm de diamètre. Le succès du rondel tient à son prix modique, à sa mobilité, à sa rapidité d’exécution et surtout à la souplesse de son insertion dans la fenêtre. L’usage d’offrir un rondel héraldique s’étend rapidement de l’aristocratie aux milieux bourgeois désireux d’afficher leur position sociale, puis aux classes moyennes souhaitant imiter l’art de vivre des classes plus aisées. Offert pour toutes sortes d’événements entre parents, amis, relations, employés, le rondel est à la portée de tous. Son iconographie, principalement héraldique, se double d’illustrations moralisatrices, de sujets tirés de l’Antiquité, de scènes historiques ou pittoresques, d’allégories. Son contenu didactique, manifeste au XVIe siècle sous l’influence de l’humanisme et de la Réforme, se renforce au siècle suivant. Certains, dessinés par de grands artistes ont une valeur picturale indéniable.

Si nous admettons, comme l’assure la notice du MET, que nous sommes aux Pays-Bas dans les années 1520 (et la représentation des reliures fait effectivement penser au monde germanique et à ses marges), la géographie est celle de la piété individuelle et de la devotio moderna, alors même que la question commence à se poser de manière plus pressante, de savoir dans quelle mesure on devra et on pourra réguler le média, et mettre des barrières à sa diffusion incontrôlée. Un peu partout, les premiers bûchers de livres s’allument, qu’il s’agisse de titres luthériens ou, au contraire, «papistes»: à Louvain dès le début d’octobre 1520, mais aussi à Wittenberg le 10 décembre 1521, et quantités d’exemples suivent. Bientôt, les hommes aussi seront condamnés à monter sur le bûcher, et Renaud Adam a raison de souligner l’identification du texte (le livre) et de son responsable, qu’il s’agisse de l’auteur, du professionnel (imprimeur ou libraire), voire de l’utilisateur (le lecteur). Notre rondel met donc en scène un spectacle très impressionnant, mais qui à partir de la décennie 1520 tend à devenir plus répandu dans certaines villes: la destruction des livres, en public et par le feu, autrement la mise en scène de la régulation des contenus textuels par la violence légitime.
Sur notre image, un personnage (que nous avions d’abord identifié comme un fou, mais qui pourrait plus probablement être un personnage de l’Antiquité revu à l’aune des représentations de la Renaissance, comme le montre le théâtre) brandit de la main droite un livre, tout en tenant un rouleau dans la main gauche. Devant lui, un bûcher de livres est en train de se consumer. Au-dessus des flammes, un phylactère, avec la mots: «Olim gratus eram» («Autrefois j’étais cher [sous-entendu: à ma bien aimée]»). On ne peut que souligner la distorsion entre le thème et la légende. En effet, la citation est tirée des Élégies de Properce (livre I, Él. XII): le narrateur, resté à Rome, explique qu’il a perdu l’amour de Cynthia, celle qu’il aime. Sur le petit vitrail, ce sont les livres eux-mêmes qui étaient autrefois appréciés, mais dont on se détournera désormais. Avouons-le malgré tout: la réinterprétation du propos s’agissant de jeter au feu des livres que l’on a autrefois appréciés apparaîtra quelque peu surprenante.
D'où vient le rondel? On ne peut que penser à un environnement marqué à la fois par l’orthodoxie religieuse, et par une connaissance, caractéristique de l’humanisme, une connaissance des classiques de l’Antiquité d’autant plus précise que Properce n’est alors pas un des auteurs les plus diffusés (1). Et on ne peut à nouveau que regretter notre ignorance de détails susceptibles de contextualiser l'origine de cette pièce remarquable: peut-être une pièce de décor ayant servi pour la bibliothèque d’une institution liée à l’Église? De fait, nous connaissons d’autres exemples de l'utilisation de rondels dans les bibliothèques, comme ceux de Nicolas de Lyre et de Pierre Le Mangeur (Petrus Comestor), partie d’un ensemble décorant la bibliothèque des chanoines de la cathédrale de Troyes à la fin du XVe siècle (2). En adoptant un tout autre motif que celui des «hommes illustres» et des grands auteurs, voire des scènes bibliques, notre rondel nous montrerait combien, alors même que les tensions religieuses vont toujours s’exacerbant, la propagande peut adopter des modes d’expression et des canaux auxquels nous ne penserions pas nécessairement a priori.
Il reste à solliciter les uns et les autres de nos lecteurs susceptibles d’apporter des précisions sur une pièce aussi remarquable que notre «Rondel de New York». Et à remercier grandement Renaud Adam, de nous l’avoir signalée.

Notes
(1) Quatorze édition incunables d’après l’ISTC, dont douze italiennes, une de Paris et une de Leipzig.
(2) Véronique Chaussée, « Un rondel du XVe siècle de la bibliothèque de la cathédrale de Troyes retrouvé au Musée des Arts décoratifs à Paris », dans Bulletin Monumental, 155 / 3 (1997), p. 231-236 (disponible en ligne).

mercredi 13 janvier 2021

Esthétique de la diffusion (à la "Librairie nouvelle" en 1857)

Nous annoncions il y a quelques jours (mais c’était déjà l’an dernier…) la publication d’un article consacré au statut et au rôle de la librairie de détail, et nous revenons aujourd'hui d’autant plus volontiers sur cette thématique importante qu’elle se trouve généralement bien trop négligée par les historiens du livre.
L’innovation désigne l’un des concepts majeurs sur lesquels s’appuient l’histoire économique et, bien évidemment, l’histoire des techniques. À plusieurs reprises, ce blog a déjà insisté sur son rôle s'agissant d’histoire du livre, et sur l’intérêt d’en proposer une typologie. La thèse sur l’histoire comparée de l’industrialisation de la «librairie» en France et en Allemagne au XIXe siècle s’est en partie appuyée, sans doute pour la première fois dans notre domaine, sur la distinction entre innovation de procédé (les nouvelles machines) et innovation de produit (1), articulation qui fonde aussi en grande partie l’analyse de la «révolution gutenbergienne» (2). Cette approche peut se prolonger au niveau de la  typologie elle-même, permettant par exemple de montrer comment, à l’époque industrielle, l’innovation passe d’un atelier à l’autre (des presses à la composition) par un jeu subtil de décrochements et de rééquilibrages. Il conviendrait bien entendu de prendre aussi en considération les conditions de fonctionnement des branches annexes à la typographie, notamment celle de la papeterie, mais aussi de la fonderie typographique, etc.
La typologie binaire (le procédé et le produit) a été par la suite enrichie avec l'introduction d'un troisième ensemble d’innovations, que nous avons désigné comme celui de l’innovation organisationnelle. L’exemple le plus démonstratif en sera donné par l’invention, au XIXe siècle, de l’«usine à livres» (3), soit une structure dont l’organisation et le mode de fonctionnement rompent complètement avec ceux des anciens ateliers typographiques. Installer une imprimerie industrielle suppose d’innover aussi au niveau du fonctionnement même de l’entreprise, qu’il s’agisse par exemple de la prise en compte d’effectifs d’ouvriers beaucoup plus importants, de l’intégration nécessaire des ateliers les uns par rapport aux autres, ou encore de la montée en puissance de la bureaucratie et de la catégorie nouvelle des «cols blancs».
Une autre branche d’activités devra elle aussi s’adapter –et innover– en fonction des changements touchant le processus de production des livres et des périodiques: il s’agit de la diffusion et de la distribution. Pour parler crûment, il est évidemment inutile de produire en plus grande quantité, si on ne peut pas écouler sa production dans des conditions adéquates.
Le phénomène s’observe dès la fin du Moyen Âge, d'abord dans les centres les plus développés (tout particulièrement à Paris, étudié par Richard et Mary Rouse en 2000), mais aussi dans des villes de moindre importance, comme Haguenau. Dès lors que le marché existe, les ateliers de copistes laïques se multiplient, dont certains s’adjoignent une activité de négoce spécialisé (pour la papeterie, mais aussi pour les manuscrits). Ces dispositifs deviennent cependant insuffisants quand, avec l’imprimerie, la production augmente dans des proportions inédites: la réponse sera d’abord donnée par les revendeurs (Buchführer), puis par les librairies de détail, dont la première représentation iconographique est peut-être celle proposée par la Danse macabre des imprimeurs à Lyon en 1500. Le grand négoce de livres constituera à terme une autre phase de développement, dont la silhouette du libraire Heinrich Kepner à Nuremberg en 1543 nous donne une image très frappante.
La multiplication des canaux de diffusion caractérise le XVIIIe siècle, une période que l’on présente souvent comme celle d’un premier décollage de la presse périodique, du moins dans le monde occidental. Le phénomène nous confirme un point, s’agissant de la diffusion et de la distribution. Cet essor très réel de la presse se fonde en effet sur l’existence d’un marché plus important, un marché dont l’élargissement provient en partie d’une intégration géographique elle-même croissante: d’une manière générale, la circulation des informations, des exemplaires et des paiements doit être suffisamment régulière et d’un coût suffisamment accessible pour autoriser la pratique des abonnements. Autrement dit, l’innovation du secteur s’insère dans un processus de changement beaucoup plus général, et la typologie des distributeurs, du libraire-négociant au petit revendeur, voire aux personnes privées, ainsi que celle des pratiques professionnelles mises en œuvre, est en grande partie déterminée par l’ampleur et par les conditions d’accessibilité du marché potentiel.
Enfin, nous voulons maintenant nous arrêter sur les phénomènes constitutifs de la «deuxième révolution» du livre, à savoir la révolution de la librairie de masse et de l’industrialisation. Nous étions, dans les anciennes librairies, dans un petit monde fréquenté d’abord par les notabilités de l’endroit, et dont le superbe tableau de Johannes Jelgerhuis nous fournit comme le miroir, à Amsterdam en 1820 (Rijksmuseum). Pour le client, il faut entrer et s’adresser à un commis ou au maître lui-même si l'on souhaite avoir accès aux livres que l’on a choisis. Pourtant, et même si nous sommes aux Pays-Bas dans l’une des géographies les plus avancées du monde, ce modèle est déjà dépassé. À Londres en effet, l’heure est à l’ouverture en direction du public: la librairie Lackington, ouverte sur Finsbury Square en 1784, est un établissement d’un genre nouveau, avec beaucoup d’espace, un fonds de livres considérable (on parle de 100 000 volumes), la possibilité de se servir soi-même et la disponibilité de salons spécialisés, notamment pour la présentation des exemplaires les plus précieux.

À ce stade de la présentation, nous sommes revenus là d’où nous étions partis, à savoir sur les Grands boulevards parisiens dans la décennie 1850. Le 26 décembre 1857, l’hebdomadaire du Monde illustré contient, en cette période cruciale consacrée aux étrennes, un article que nous pouvons considérer comme publicitaire, pour présenter au lecteur la «Librairie nouvelle», à savoir les «magasins» de son propre éditeur. Encore une fois, l’iconographie met en scène un monde relativement privilégié, si nous en jugeons par la mise des clients –des élégantes, des messieurs dûment chapeautés, des enfants, un lycéen en uniforme… Mais ce qui frappe, c’est surtout le dispositif nouveau qui est celui du grand magasin parisien (on pense au «Bon Marché»), avec des comptoirs où les volumes sont à disposition pour consulter librement, le cas échéant pour s’y plonger, après avoir trouvé refuge au fond d’un confortable fauteuil ou sur un siège. La mezzanine constitue un espace plus réservé, tandis que, au fond de la salle, se distingue la silhouette du caissier, l’ensemble étant largement éclairé au gaz. Bien entendu, on peut imaginer l’opposition entre l’aménagement recherché des locaux ouverts au public, et celui, probablement plus modeste, des services intérieurs et autres bureaux…
L’article que l’illustration accompagne n’est pas long. Il s’agit pratiquement d’une réclame, dont le texte a été préparé par un rédacteur, en l’occurrence Fulgence Girard (4), et sans doute attentivement relu par l’éditeur lui-même. De fait, il ne traite que des titres publiés par la «Librairie nouvelle» au moment des Fêtes, en laissant complètement de côté le local et ses aménagements. L’article qui suit est d’ailleurs consacré aux «Étrennes», avec le sous-titre: «Promenade dans les magasins de Paris». Mais, il est vrai, la «Librairie nouvelle» bénéficie d'une illustration à pleine page, ce qui constitue la marque d'un traitement logiquement privilégié.
La cause est entendue: le rôle de la distribution et de la diffusion doit impérativement être bien davantage pris en considération, en tant que facteur d'innovation, par les historiens du livre, dès lors qu’il s’agit d’observer et d’analyser les transformations de l’économie des médias –et la situation n’est pas différente aujourd’hui, quand nous discutons d’une éventuelle régulation à introduire dans le fonctionnement des grands «réseaux sociaux». Mais revenons une dernière fois en France sous le Second Empire. À l’époque, les grandes vitres donnant sur le boulevard donnent à voir l’intérieur lui-même du magasin (et on peut bien comprendre que cet intérieur soit pour certains quelque peu intimidant). Une génération plus tard, nous serons entrés dans la grande époque de la vitrine: cette fois, il ne s’agira plus d’attendre que le chaland entre dans la boutique, même en sollicitant son attention par des publicités, mais de l’y attirer presque mécaniquement, par les dispositifs présentés à la vue de tous ceux qui sont à l’extérieur. Nous nous réservons d’y revenir.

Notes
(1) Frédéric Barbier, L’Empire du livre. Le livre imprimé et la construction de l’Allemagne contemporaine (1815-1914), préf. Henri-Jean Martin, Paris, Éditions du Cerf, 1995 («Bibliothèque franco-allemande»).
(2) Frédéric Barbier, L'Europe de Gutenberg. Le livre et l'invention de la société moderne occidentale (XIIIIe-XVIe siècle), Paris, Librairie Belin, 2006.
(3) Matthias Middell, «L’usine à livres: die Druck- bzw. Buchfabrik», dans Rev. fr. d’histoire du livre, 110-111 (2001), p. 151-173.
(4) Fulgence Girard (1807-1873), originaire de la Manche, est avocat à Avranches, où il dirige conjointement le Journal d’Avranches, avant d'être un temps papetier dans la vallée de la Sée. Auteur d’un certain nombre de romans, recueils de poèmes, etc., il est surtout actif dans le domaine de la presse périodique (notice biographique ici)

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samedi 9 janvier 2021

Une thèse de médecine... mais qui traite de botanique

Il convient d’égayer la grisaille de saison et, pour cela, nous pouvons aussi faire appel aux livres, et aux fleurs. Benjamin Pierre Gloxin (1765- 16 janv. (?) 1794), descend d’une famille probablement originaire de Worms mais établie en Alsace à la fin du XVIIe siècle: ce sont des pharmaciens, des médecins et des scientifiques. Le 1er décembre 1785, le jeune homme soutient sa thèse de médecine, devant un jury de l’Université de Strasbourg présidé par Jean Hermann:
Gloxin, Benjamin Pierre, Observationes botanicae in alma Universitate Argentinensi medici ordinis consensu impetrandae veniae ergo honores et privilegia doctoris medicinae adipisciendi disputatoriis exercitiis in audortorio academivo maiori die I. Decembris MXCCLXXXV solenniter discutiendas proponit Beniamin Petrus Gloxin Colmariensis, civitatis patriae physicus designatus, Argentorati [Strasbourg], e prelo Dannbachiano, stanno Rolandi et Iacobi, [1785], [6-], 26 p., 3 pl. en t.-d., 4°.
L’Université de Strasbourg, héritière de l’ancienne Haute École fondée par Johann Sturm, a conservé son prestige au XVIIIe siècle, alors même que les universités françaises entraient dans une décadence accentuée. Elle possède une faculté de médecine, au contraire de l’université catholique (dite «Université épiscopale»). La thèse elle-même est dédiée au Magistrat de Colmar, et Gloxin y décrit plusieurs plantes nouvellement introduites au jardin de l’Université (Martyniae, Salvia leonuroïdes, Cyperus aegyptiacus). Les planches sont dessinées par Balz, et gravées par Jean Martin Weis: ce dernier est le fils du graveur de ville et auteur de la magnifique Représentation des fêtes de 1745. La personnalité du directeur de thèse, Jean Hermann (1738-1800), n’est pas non plus anodine: directeur du célèbre jardin botanique (1) et professeur à l’université, Hermann possède une très remarquable bibliothèque de travail (plus de 12 000 volumes) (2).
La thèse se présente sous la forme d’un petit cahier (l'habitude n'est pas encore celle des thèses écrasantes, de plusieurs centaines de pages), mais sa «mise en livre» spécifique est révélatrice des choix de l’auteur et de son imprimeur-libraire. Le format, in quarto, est un petit peu plus grand que celui des thèses de l’Université épiscopale, le texte est suivi des trois planches en taille-douce et, surtout, l’adresse fait référence aux caractères typographiques utilisés, à savoir ceux de Rolland et Jacob. Cette mention nous ramène à une affaire d’envergure.
L’année 1775 a en effet vu l’installation de Beaumarchais à Kehl (3), avec une partie des poinçons rachetées après la mort de Baskerville à Birmingham (1772), pour lancer la grande édition dite du «Voltaire de Kehl»: cette édition sortira à la Société littéraire et typographique en 1783-1785. Claude Jacob, lui-même ancien élève de Baskerville, travaille alors comme graveur typographique à Kehl mais, brouillé avec le directeur de l'«imprimerie étrangère», il s’associe à Rolland, pour présenter en 1784 une requête au Magistrat de Strasbourg en vue d’obtenir l’autorisation de créer une fonderie de caractères dans cette ville. L’autorisation est donnée, le Magistrat prête 6 000 ll. pour lancer l’opération, et les requérants sont installés au Zimmerhof, à proximité de la porte des Juifs. L’édition de la thèse de Gloxin constitue ainsi un des premiers exemples de l’emploi des caractères néo-classiques copiés de Baskerville dans la capitale alsacienne. Dannbach aurait par conséquent acquis un ensemble de fontes de Rolland et Jacob Il est significatif de voir portée au titre la mention faisant référence à cette utilisation, dans une optique évidemment publicitaire.
Encore un mot rapide sur l’imprimeur: Philippe Jacques Dannbach (1747-1812) vient de reprendre à Jean Steinemann (1784) l’ancienne imprimerie-librairie Kürsner. Il s’agit d’un atelier important, puisqu’il compte cinq presses et emploie dix-sept ouvriers en 1788 (AmS, VI, 686), malgré ce qu’en dit Hermann: «Quant au sieur Dannbach, la prospérité de son imprimerie n’est qu’apparente. L’impression des annonces publiques et des gazettes allemandes occupe constamment une et même deux de ses presses, alors qu’il n’a pas de privilège». Dannbach travaille notamment pour le Magistrat, mais aussi pour l’Université: une thèse telle que celle de Gloxin s’inscrit parmi les travaux de ville, autrement dit c’est une commande, payée par le candidat, et dont ce dernier assure la distribution. Nous ne savons rien, malheureusement, du tirage (peut-être cent ou deux cents exemplaires?).
Quoi qu’il en soit, nous sommes dans un milieu éclairé d’obédience luthérienne, et dont les membres seront en majorité favorables aux réformes des années 1789. Il semble que Gloxin ait visité les Provinces-Unies en 1786 (il achète des livres à Amsterdam), il est membre de la Tabagie de Colmar, mais aussi membre étranger de l’American Philosophical Sty à Philadelphie (cf Transactions, vol. III). Surtout, il s’engage nettement pour le changement, au début de la Révolution: pour lui, «être chrétien et révolutionnaire ne paraissait pas inconciliable» (Paul Leuilliot). Procureur de la commune, il est président de la Société des amis de la Constitution à Colmar (1791-1793), puis vice-président de la Société populaire révolutionnaire des Amis de la Liberté et de l’Égalité, participant en tant que tel au culte de la Raison. Ajoutons que, comme son maître Hermann, il possédait une riche bibliothèque, pour laquelle il fait réaliser un ex-libris.
Mais Gloxin dirigeait aussi l’hôpital de Colmar, dans une période très difficile, dans la mesure où les frontières de l’est voient affluer de tous les départements les volontaires venus défendre la République. De fait, on est quelque peu effaré de voir le nombre de décès survenus à l’Hôpital de Colmar au cours de l’hiver 1793-1794... Le directeur lui aussi décède, au tout début de 1794 – il n’a pas encore trente ans. Charles Louis L’Héritier (1746-1800) immortalisera son nom en lui consacrant le genre exotique des «Gloxinia» (cf cliché). 

Notes
(1) Le Jardin botanique a été fondé en 1617, et il est dirigé depuis lors par un certain nombre de savants de très grande valeur.
(2) Dorothée Rusque, «Un dispositif matériel et visuel constitutif de la construction du savoir naturaliste au XVIIIe siècle: la collection de livres de Jean Hermann», dans HCL, XI (2015), p. 95-108.
(3) À la sortie du pont du Rhin, Kehl appartient au grand-duché de Bade, et constitue pratiquement le modèle idéaltypique de ce que l'on désigne comme les presses périphériques au XVIIIe siècle.

Bibliogr.: L. Blanchard fils, Éloge funèbre de Benjamin Gloxin, vice-président de la Société populaire et agent national de la Commune de Colmar, prononcé à la Société populaire de Colmar, le décadi 30 nivôse de l'an second de la République. Marcel Moeder, Les Ex-libris alsaciens, des origines à mil huit cent quatre-vingt dix, Strasbourg, A. & F. Kahn, 1931.
CR de la thèse dans Journal de médecine, chirurgie, pharmacie, &c., 67 (juin 1786), p. 595-597; Journal des savants, déc. 1786, p. 2453-2454 (simple signalement).
Sur Rolland et Jacob: Épreuve des caractères de la Société Typographique de Strasbourg, par Jacob, élève de Baskerville. Marius Audin, Les Livrets typographiques des fonderies françaises avant 1800, Amsterdam, G. T. Van Heusden, 1964, cite cinq livrets publiés par Rolland et Jacob (n° 230-231 et trois p. 207 du supplément).

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mardi 5 janvier 2021

Nouvelle publication sur la censure

Renaud Adam,
Le Théâtre de la censure (XVIe et XXIe siècles). De l’ère typographique à l’ère numérique,
préf. Ralph Dekoninck,
Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2020,
104 p., ill.
(«L’Académie en poche»).

Cet élégant petit volume revient sur une problématique classique –la mise en place de la censure au XVIe siècle–, mais en lui superposant une perspective comparatiste particulièrement bien venue: en quoi la mise en place d’une régulation du marché du livre, pour l’essentiel au XVIe siècle, fait-elle penser à des phénomènes analogues, s’agissant des «nouveaux médias», en notre aube du XXIe siècle? La théorie des «Trois révolutions du livre» (1) postulait déjà la pertinence d’une approche comparatiste non plus dans la seule géographie, mais aussi à travers la chronologie, approche mise en œuvre par un certain nombre de travaux postérieurs. Au demeurant, la perspective peut avoir aussi une dimension épistémologique, dans la mesure où la comparaison peut n’être pas explicitement affichée dans le discours, mais bien utilisée dans la démonstration (les phénomènes des années 1990-2020 éclairent sur ceux des années 1450-1480, et inversement).
Renaud Adam est aujourd’hui l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire du livre dans les anciens pays bourguignons (2): de facto, cette géographie est celle traitée avant tout par son livre, avec en arrière-plan l'espace du Saint-Empire et de l’Espagne, le reste de l’Europe étant plus ou moins laissé de côté (la France, et, même si dans une mesure légèrement moindre, l’Angleterre). L’auteur a pleinement raison d’insister d’entrée sur le point-clé: l’émergence et le succès d’une nouvelle technologie des médias, qu’il s’agisse de la typographie en caractères mobiles ou des «nouveaux médias» des années 2000, pose aux contemporains un certain nombre de problèmes inédits, dont les moindres ne concernent pas les catégories supposées encadrer leur utilisation –on sait combien les discussions sur la taxation des bénéfices des GAFA, ou encore sur la responsabilité des réseaux sociaux quant au contenu des messages mis en ligne sur ces mêmes réseaux, sont aujourd’hui à l’ordre du jour. Rien de différent autour de 1500, alors même que l’on prend peu à peu conscience des possibilités nouvelles qu’ouvre l’imprimé, et que la question se pose, de la nécessité –ou non– d’en réguler l’emploi. Cette évolution couvre un délai de deux générations, de sorte que Renaud Adam ouvre avec justesse son propos avec le début du XVIe siècle.
Un second point, très remarquable, retient l’attention de l’auteur, qui concerne la problématique de la publicité: censure et répression sont mises en scène, en faisant souvent appel à un élément central, celui du «feu purificateur» lequel, au sens propre, réduit en cendres toute forme de pensée hétérodoxe, tandis que le cérémonial suivi s’apparente à une forme de théâtre moralisateur. Nous sommes dans une approche très bien venue, et qui s'apparente à celle de l’anthropologie historique.
Le premier chapitre envisage le temps de la censure répressive (3). Même si les phénomènes ici présentés sont plus englobant, il faut reconnaître que la mort de Cisneros, à quelques jour de l’affichage des 95 thèses, fait de l’année 1517 une date emblématique. Dans les années qui suivent, la répression orchestrée par le pape et par l’empereur dans les «anciens Pays-Bas» vise avant tout à interdire toute diffusion des écrits luthériens. D’autres problèmes sont abordés, s’agissant notamment de la position des professionnels du livre (Thierry Martens à Louvain), ou encore des difficultés de faire connaître les différents textes réglementaires (nécessité de traduire en vernaculaire, organisation de lectures en public, etc.). Les professionnels du livre, qu’ils soient imprimeurs, libraires ou relieurs, pourront eux aussi être condamnés et exécutés à compter de la décennie 1540, avant que les dispositions à suivre ne leur soient précisées par le premier Index de Louvain, sorti en 1546.

Le deuxième chapitre traitera de cette forme particulière de censure qu’est la censure expurgatoire, et il s’ouvre avec la «destruction des images» à Steenvoorde en août 1566. La «furie iconoclaste» se répand dès lors très vite, jusqu’à la vallée de l’Escaut et à Anvers –et des livres aussi, voire des bibliothèques entières, sont détruits. Par la suite, face à la répression orchestrée par le Conseil des troubles, les imprimeurs et libraires cherchent à s’abriter en utilisant pour la première fois des fausses adresses (p. 51 et suiv.) ou en publiant de manière anonyme. Dans le même temps, des visites sont conduites dans les ateliers et dans les boutiques pour identifier et détruire les éventuels exemplaires de titres interdits. Enfin, le système, étonnamment lourd, de l’expurgation est mis en place à partir de 1570-1571, avec une pratique variable selon que les passages caviardés sont rendus plus ou moins illisibles (cf ill. 3 et 4). Désormais, les textes des grands réformateurs ne seront plus imprimés sur place, mais le plus souvent dans des villes passées à la Réforme, comme Genève, d’où on les achemine vers les Pays-Bas notamment par l’intermédiaire de négociants de Tournai (p. 63-64).
Le troisième chapitre reprend la problématique du «théâtre de la censure», approche présentée par l'auteur comme caractéristique du règne de Philippe II (4). Les cérémonies suivent un rituel soigneusement théâtralisé (notamment s’agissant de la destruction par le feu), tandis que l’action du pouvoir est médiatisée par le recours à l’imprimé (placards, plaquettes, etc.), à l’image, voire à l’oralisation (crieurs publics). La pesée des résultats de la répression est évidemment difficile, mais les sources tendent à suggérer que la destruction entière d’un texte publié mais interdit reste exceptionnelle. En revanche, l’«héritage scribal» des Aztèques et des Mayas est pratiquement anéanti par les Espagnols (p. 76). L’arrivée des archiducs, Albert et Isabelle, en 1598, marquera l’entrée dans une conjoncture plus apaisée: l’Église tridentine a triomphé aux Pays-Bas (surtout Pays-Bas du sud), et par suite la répression devient moins sensible.
Le quatrième et dernier chapitre, enfin, vise à répondre, même rapidement, à l’enjeu posé en tête du volume: une comparaison des conditions de fonctionnement de la censure face aux changements du système des médias, est-elle possible, entre le XVIe siècle et l’aube de notre XXIe siècle? L’auteur souligne le paradoxe qui fait de la «grande conversion numérique» un temps de difficultés plus grandes pour accéder librement à une information (ou à des contenus?) fiables (p. 80). Plus que la censure proprement dite, du moins dans nos sociétés occidentales avancées, deux phénomènes conjuguent leurs effets pour biaiser l’information: il s’agit d’abord du «tribunal des réseaux sociaux», dont la violence se révèle d’autant plus grande qu’elle s’articule avec une irresponsabilité de fait. Mais il s’agit aussi du déluge des informations non contrôlées, voire des fausses informations (les fake news), que la très grande majorité des utilisateurs n’est en rien armée pour traiter, encore moins pour critiquer.
Parmi les effets secondaires de cette évolution de fond, figure la volonté de ne pas s’exposer, et donc le privilège de fait donné au «politiquement correct», voire à l’autocensure. La dernière édition de l’Index est publiée en 1948 mais, comme Renaud Adam le souligne, l’utilisation systématique des algorithmes par les moteurs de recherche a pour effet d’en opacifier les résultats et de ré-instituer une forme de censure d’autant plus dangereuse que, précisément, elle ne dira pas son nom. Aujourd’hui comme au XVIe siècle, la question reste ainsi posée, de l’équilibre à instaurer entre les dispositifs de régulation éventuellement mis en place par le pouvoir politique, et les règles suivies par les acteurs privés. Nous sommes très reconnaissants à Renaud Adam de fixer le projecteur de l’historien sur une question dont on sait la place stratégique qu’elle occupe aujourd’hui.
Même si on ne saurait demander à ce petit volume ce qu’il n’est pas censé nous apporter, nous pensons qu’il aurait préférable d’afficher plus clairement (au titre?) la délimitation géo-historique adoptée au fil du texte. De même, l’extension des possessions de Charles Quint et de ses deux successeurs, son frère Ferdinand et son fils Philippe II, pose-t-elle la question des distorsions sensibles dans la conjoncture: la chronologie des phénomènes liés à la censure n’est pas la même, selon que l’on se trouve aux «Pays-Bas», dans les territoires patrimoniaux de la famille de Habsbourg, dans les autres territoires appartenant au Saint Empire, dans certaines possessions italiennes ou dans la péninsule Ibérique. La présence même du souverain et de sa cour itinérante ne représente certes pas un enjeu secondaire, le départ de l’Empereur, en 1529, marquant par exemple, comme on sait, le déclin de l’influence érasmienne en Espagne et préludant au raidissement tragique des positions des uns et des autres. Mais les contraintes matérielles de la collection rendaient illusoire d’élargir encore la perspective, et il faut être pleinement gré à Renaud Adam de nous donner avec un réel bonheur une analyse très informée et pertinente d’un phénomène aussi complexe que celui de la régulation des médias au XVIe siècle, et de nous suggérer, in fine, un certain nombre de questions susceptibles d’alimenter la réflexion à venir.

Notes
(1) Les Trois révolutions du livre: actes du colloque international de Lyon/Villeurbanne (1998), dir. Frédéric Barbier, Genève, Droz, 2001, 343 p. (Numéro spécial de la RFHL, 106-109, 2000), notamment l’introduction, «D’une mutation l’autre: les temps longs de l’histoire du livre», p. 7-18.
(2) Parmi une très riche bibliographie, bornons-nous à rappeler la belle étude consacrée par Renaud Adam à Thierry Martens: Jean de Westphalie et Thierry Martens. La découverte de la Logica vetus (1474) et les débuts de l’imprimerie dans les Pays-Bas méridionaux (avec un fac-similé), Turnhout, Brepols, Musée de la Maison d’Érasme, KBR Be, 2009, [et la reprod. en fac-similé] («Nugae humanisticae», 8).
(3) «Maudits livres». La réception de Luther & les origines de la Réforme en France [catalogue d'exposition], Paris, Bibliothèque Mazarine, Éditions des Cendres, 2018, 339 p., ill.
(4) Rappelons que, après l’abdication de Charles Quint (1555), les couronnes sont partagées: le frère de l’empereur, Ferdinand, succède à celui-ci dans les territoires des Habsbourg, tandis que son fils, Philippe II, aura l’Espagne, les anciens territoires bourguignons (y compris le comté de Bourgogne) et l’empire d’outre-mer.

Cliché: © Bibliothèque de la Ville de Loches. 

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