dimanche 27 décembre 2020

Le canal, les banquiers et les médias

L’antisémitisme est comparable à ce que l’on pourrait qualifier de «longue maladie», une maladie dont il est possible de guérir, avec le temps, mais dont on s’attend toujours à ce qu’elle revienne, et parfois dans des circonstances absolument inattendues (en France par ex., à l'occasion du récent concours de Miss France). Un coup d’œil sur le passé confirme la banalité d’une affection bien trop courante, tout en nous permettant de faire un petit peu d’histoire du livre.
Emmanuel Poiré (1858-1909) descend d’une famille lorraine (Montigny-lès-Metz). Son grand-père est blessé lors de la campagne de Russie de 1812, à laquelle il participait comme chef d’escadron aux chasseurs de la Garde. Resté sur place, ce grand-père se marie, et il deviendra maître d’armes de la couronne impériale. Emmanuel quant à lui rentre en France en 1877, où il se lance avec succès dans le dessin satirique, même si dans son esprit il s'agit d'un simple prélude à une carrière de peintre. Il choisit comme pseudonyme la transcription du russe «Karandach», crayon.
Caran d’Ache travaille beaucoup comme peintre militaire, mais il est surtout connu comme un caricaturiste de grand talent. Sur le plan politique, c’est un réactionnaire, partisan du Général Boulanger, nationaliste et antisémite. Il se signalera bien évidemment aussi comme anti-dreyfusard, notamment en tant que co-fondateur de l’hebdomadaire Psst. Caran d'Ache est notamment célèbre pour son excellent dessin du «Dîner en famille», dessin qui ne présente d'ailleurs aucun caractère d'antisémitisme, et qui est publié dans Le Figaro du 14 février 1898 : «Surtout ! Ne parlons pas de l’affaire Dreyfus!» et, à la case suivante, «Ils en ont parlé…».

Après le suicide de Boulanger à Bruxelles en 1891, la vie parlementaire redevient plus calme à Paris, quand le scandale de Panama, qui éclate dès l’année suivante, semble donner l’occasion à ses adversaires d’abattre la République (1). Ici, il convient de rappeler brièvement les faits. La Compagnie de Panama a été fondée à l’initiative de Ferdinand de Lesseps en 1880. On a prévu un coût total de 1,2Md f.-or, pour lequel les emprunts sont aussitôt lancés. Mais les difficultés ont été largement sous-estimées, les plus grandes banques ne s’engagent pas réellement, et la gestion financière est mal conduite. Devant l’impossibilité de couvrir la première émission (400M f., dès 1879), «la communication prend le relais de la finance». L’essentiel des fonds sera en définitive apporté par les petits épargnants français, mais une grande partie en sera aussi consacrée à la publicité dans la presse, et au trafic d’influences.
Les études prévisionnelles n’ont pas été suffisamment poussées et, toujours à la recherche de nouveaux capitaux, la Compagnie s’engage à partir de 1885 dans une véritable fuite en avant, qui culmine avec le projet de lancer pour 600M f. d’obligations à lots: les remboursements se feraient par tirage au sort, et la prime (le «lot») serait variable. Or, les loteries sont alors interdites en France, et il faut donc une loi autorisant l’opération. Des parlementaires sont achetés, et la loi effectivement votée (9 juin 1888), sans pour autant que la faillite puisse être évitée (1889): le passif approche 1,5Md f., pour un actif de seulement 163 millions… Quelque 80 000 souscripteurs perdent leur investissement.

Le scandale éclate au grand jour, et une instruction est ouverte contre les administrateurs: des parlementaires sont compromis tandis que, la veille de sa comparution, le principal intermédiaire, le baron Jacques de Reinach, meurt de manière suspecte dans son hôtel «si élégant, si aimable et si accueillant» (Le Figaro, 21 nov. 1892) du 20 rue Murillo (nuit du 19-20 nov. 1892). On soupçonne alors, non sans vraisemblance, un suicide par empoisonnement.
Notre propos n’est évidemment pas de reprendre ici l’affaire du Panama pour elle-même, mais de souligner combien elle peut être liée à la question de la «publicistique» et au monde des médias, au premier rang desquels la presse périodique. Les Reinach appartiennent au groupe des émigrés juifs venus de l’Est, installés à Paris en plusieurs vagues à partir de la Révolution, et dont la plupart n’ont aucune fortune mais qui parfois réussissent de manière spectaculaire dans les affaires de banque (on pense évidemment d’abord aux Rothschild, aux Fould (2), et à quelques autres, que Balzac nous croque sous la figure de Frédéric Nucingen). La famille Reinach est quant à elle originaire de Mayence, où le bisaïeul était rabbin; une branche s’établit à Francfort, où Adolph, futur baron von Reinach (1814-1879), exerce comme banquier –il est aussi consul du royaume de Belgique. Sa femme, Clementine Oppenheim, appartient en effet à la grande famille de banquiers actifs entre Cologne, Bruxelles et Londres, mais aussi Paris.
Paris, précisément, au temps de la «fête impériale»: né à Francfort en 1840, le jeune Jakob Adolph (Jacques) se lance dans la capitale française, y épouse sa cousine Fanny Emden, et y fonde la même année (1863), avec son nouveau beau-frère, Eduard Elias Kohn, une maison de banque (Kohn, Reinach et Cie) (3). Le baron de Reinach est un homme d’argent, mais qui sait aussi à la perfection jouer de ses multiples relations et de son appartenance au «monde». Il a sa loge à l’avant-scène des Italiens, il est un habitué de Trouville, tandis que les quinze loges du Casino de Nice donnent encore, à la «fête musicale» du 12 février 1892, la revue des personnalités en vue, avec le prince Stirbey, le prince de Prusse, M. Krupp, le baron de Rothschild, le baron de Reinach, et d'autres (Le Figaro, 18 fév., p. 3).
Dans les années 1879, Reinach lui-même, à titre personnel, et la banque Kohn, Reinach et Cie sont engagés au premier plan dans les affaires de Panama (cf Le Figaro, 6 janv. 1879). La crise consécutive à la mise en cessation de paiements culminera avec la démission du cabinet Loubet (28 nov. 1892): le maître-chanteur Cornelius Hertz s’est réfugié à Londres, Clémenceau est inquiété, plus de cent députés sont accusés «d’avoir touché», de même que des ministres (jusqu’à 300 000f. pour Baïhaut), sans oublier les principaux titres de la presse périodique (pour la publicité)… Le néologisme de «chéquard» est alors créé, mais le procès, ouvert le 10 janvier 1893, n’aboutira en définitive qu’à trois condamnations.

Mais revenons à Caran d'Ache: le format de la publication choisi par lui, de manière assez géniale, est celui… d’un carnet de chèques. Chaque feuillet porte de un à trois dessins satiriques: la série s’ouvre avec un personnage très digne, très certainement un parlementaire, qui se présente devant la commission d’enquête et qui, d'un chèque à l'autre, développera les procédés douteux dont l’agioteur l’a assailli, chaque fois avec une offre au montant plus élevé. L’ensemble des feuillets est subdivisé en trois séries: «Le chèque-obsession»; «L’art de donner et de recevoir le chèque»; «Variations sur le verbe: toucher le chèque». Au fil des dessins, le suborneur présente des traits caricaturaux du Juif (nez proéminent, etc.), tandis que l’orthographe de certaines notes reproduites sur les talons évoque de manière grotesque l’accent allemand: par ex., au talon du premier chèque, «NB Il vaut ezayer, on tit qu’il est tifficile. Envin on ferra» –on ne peut, à nouveau, que penser au Nucingen de Balzac. Le cliché dont nous publions la reproduction témoigne bien de ce que nous sommes pratiquement aux antipodes de ce qui constitue aujourd'hui le politiquement correct, non seulement s'agissant des Juifs, mais aussi du statut des femmes (le racolage n'aurait rien que de normal)... Ajoutons encore, pour conclure, que le dispositif formel du chèque ouvre la voie, promise à de très vastes développements, de ce qui pourrait prendre la forme d’une petite bande dessinée.

Notes
(1) Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988, notamment p. 64 et suiv.
(2) Frédéric Barbier, Finance et politique: la dynastie des Fould, XVIIIe-XXe s., Paris, Armand Colin, 1991.
(3) Jacques de Reinach épouse le 6 mai 1863 sa cousine Fanny Emden, dont la sœur s’est mariée avec Eduard Elias Kohn (originaire quant à lui de Bohême, Neuwallisdorf, auj. Nová Ves, non loin de Kolin, Rép. tchèque).

Emmanuel Poiré, dit Caran d’Ache, Carnet de chèques par Caran d’Ache, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, [1892 ou 1893], 20 f., oblong à l’italienne, 12 x 28 cm.

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