Esthétique de la taxinomie :
quelques remarques à propos de la classification
bibliographique
Les signes servent d’entrepôt au commerce mutuel de nos idées
(Diderot, Lettre sur les aveugles).
L’histoire des textes est inséparable de l’histoire des livres qui les ont transmis, et celle-ci est tributaire de l’histoire des collections qui ont réuni les livres. À travers l’histoire des collections, c’est tout un aspect essentiel de la vie culturelle qui se dessine : les livres sont faits par des hommes, pour des hommes, et les collections reflètent les préoccupations de la société qui les a créées (…) ou dispersées (Louis Holtz).
Peu de sujets sont aussi souvent déflorés, aussi rarement traités, que les classifications bibliographiques anciennes
(Henri-Jean Martin)
En abordant
l’histoire des classifications bibliographiques, nous nous trouvons devant un
problème qui a fasciné nombre de chercheurs : l’hypothèse centrale
était celle selon laquelle les cadres de classement constitueraient comme le miroir
des catégories mentales ou, comme on a dit parfois, des modèles culturels
dominant à chaque période (on parlerait en allemand de Weltanschauung). Dans un travail inédit, Henri-Jean Martin écrit
par exemple :
Les classifications
bibliographiques, pourquoi les étudier ? Non point préoccupation gratuite
ou érudite, assurément, [mais] parce qu’à travers l’ordre qu’ils imposaient
à leurs livres, on peut retrouver ce qu’était la vision du monde des hommes du
passé (…). Par voie de conséquence, une étude des structures bibliographiques
comparée[s] aux systèmes philosophiques doit permettre à l’historien de
dégager, à travers les classifications dominantes et leurs bouleversements
progressifs ou soudains, et la vision du monde par grandes périodes, et la dégradation
des systèmes de pensée et [leurs] révolutions les plus profondes, celles des
structures mentales collectives.
Ce programme, si
séduisant qu’il paraisse, est certes en partie fondé, mais il reste difficile à
mettre en œuvre en histoire du livre et des bibliothèques : l’idée de
faire coïncider le rangement des volumes sur les rayons et le dispositif des
grandes catégories du savoir (les « idéologies classificatoires ») relève
en partie de l’utopie, ou semble tout au moins mal posée.
I- Prolégomènes
L’historien ne peut
en effet qu’être sensible au fait que les moments de mutation (de
« révolution ») du livre s’accompagnent de changements profonds dans
le domaine de la classification bibliographique comme dans celui de la
bibliothéconomie (les techniques de gestion des livres). Jack Goody confirme cette observation :
Ce n’est pas par hasard si les étapes décisives du
développement de ce que nous appelons maintenant « science » ont à
chaque fois suivi l’introduction d’un changement capital dans la technologie
des communications : l’écriture en Babylonie, l’alphabet en Grèce
ancienne, l’imprimerie en Europe occidentale…
L’auteur pourrait
poursuivre en évoquant la librairie industrielle de masse, puis, aujourd’hui,
l’irruption des nouveaux médias.
Résumons notre
thèse : la classification n’est pas une donnée a priori, mais elle est dépendante à deux niveaux des conditions de
fonctionnement du média. Le premier niveau est celui de la théorie : Jack
Goody souligne en effet aussi, et à de nombreuses reprises, l’articulation qui
se déploie entre l’utilisation de l’écriture, plus encore, celle de l’écriture
alphabétique, et la construction puis la mise en œuvre de protocoles
intellectuels spécifiques :
Par
l’étude des développements technologiques intéressant les actes de
communication [dont
l’« invention » de l’écriture, ou encore celle de l’alphabet], on se donne le moyen de jeter un pont
entre diverses branches de notre science des sociétés, de leurs produits et de
leurs instruments culturels (…). Notre logique (…) [semble] être fonction de
l’écriture. C’est en effet la transcription de la parole qui permet de clairement
séparer les mots, d’en manipuler l’ordre et de développer ainsi les formes
syllogistiques de raisonnement…
Au sein de cette
civilisation de l’écriture, certaines formes ont une efficacité plus grande que
d’autres, les premières historiquement étant, pour l’auteur, celle du tableau,
et surtout de la liste, qui fonctionnent comme des procédures de tri de
l’information permettant d’élaborer de nouvelles données. Or, la liste est une
forme très fréquemment rencontrée en bibliographie, qu’il s’agisse de
« listes inventaires » (les livres effectivement présents dans un
lieu donné à un moment donné) ou de « listes programmes » (les livres
dont il conviendrait de disposer sur tel ou tel sujet) : c’est ainsi que,
par exemple, la Bibliographie instructive
de Debure peut être regardée comme une « liste programme »
donnant le canon des titres et des éditions qu’il convient d’avoir dans une bibliothèque
précieuse de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle.
Le second niveau est
d’ordre matériel : le classement et l’organisation des documents dépendent
évidemment de leur support et de leur forme matérielle, mais aussi de leur
nombre, sans oublier les conditions de travail. Il n’est pas possible
de traiter de la même manière des tablettes d’argile, des rouleaux (volumina) de papyrus, des codices de parchemin, des imprimés sur
papier, des périodiques et des journaux, voire tous les produits relevant de ce
que l’on appelle les « nouveaux médias », et notamment d’Internet. La
pratique professionnelle aura à s’adapter à ces données, notamment dans une bibliothèque : l’ordre des
mots (c’est-à-dire des livres) constitue comme le miroir de l’ordre des choses,
qu’il doit en outre souvent contribuer à mettre en scène, comme dans les
grandes bibliothèques de l’âge baroque (à travers l’architecture, la
décoration, l’iconographie, etc.). Par suite, la superposition de l’ordre
idéal et de l’ordre réel n’est jamais parfaite, et le bibliothécaire devra
toujours composer avec un certain nombre d’impératifs matériels, dont celui des
locaux disponibles n’est pas le moins contraignant. En définitive, l’exercice
est celui de l’équilibre entre l’idéal et le possible, auquel Gabriel Naudé,
futur bibliothécaire de Mazarin, est déjà pleinement sensible quand, en 1627,
il avertit, dans une formule savoureuse : en matière de classement
bibliographique, « à trop presser l’anguille, elle s’échappe » (Advis pour dresser une bibliothèque, p.
130), il faut avant tout rester intelligible et donc adopter un classement
facilement accessible aux utilisateurs (« Le meilleur [ordre] est
tousjours celuy qui est le plus facile, le moins intrigué, le plus
naturel »).
Nous nous proposons
d’adopter ici un angle d’attaque quelque peu différent : plutôt qu’une
hypothétique articulation de l’abstrait et du concret, nous réfléchirons à la
question du « Que classe-t-on ? ». D’une part en effet, on
classe des contenus, autrement dit des textes en tant qu’entités posées comme
abstraites. Mais d’autre part, à un deuxième niveau, on classe le descriptif de
ces contenus, autrement dit des « étiquettes » ou, comme on dit
aujourd’hui, des métadonnées. Enfin, on classe des contenants, c’est-à-dire des
objets, qui sont le plus souvent des livres : c’est d’ailleurs cette
troisième dimension qui tend à disparaître aujourd’hui avec l'essor
des livres numériques et des bibliothèques virtuelles.
II- Classer des contenus
En classant les
contenus, nous sommes dans l’ordre de l’a
priori, de l’épistémologie et des « systèmes » (alors que le
classement des volumes sera ordinairement désigné du terme de dispositio) : classer les
connaissances, c’est en effet à la fois ordonner une théorie du monde et
proposer un modèle de la bibliothèque accomplie.
Nous passerons plus
vite sur la prégnance des modèles apparus dans l’Antiquité classique, en
soulignant simplement deux caractéristiques qui paraissent alors s’imposer, et
qui fonctionneront comme des tendances lourdes de l’épistémologie occidentale.
L’objectif poursuivi, autant par Platon que par Aristote et par leurs
continuateurs jusqu’à Martianus Capella, Cassiodore et Boèce, est celui
de connaître d’abord ce qui existe et non pas ce qui devient, d’approcher le monde des
idées intemporelles assurées au-delà du monde des phénomènes et des apparences.
Cette problématique n’est pas sans conséquences sur la mise au point de cadres
de classement. En effet, l’outil de la connaissance réside dans les
mots, qui désignent les concepts et à partir desquels on peut raisonner : la
maîtrise de la langue et des techniques du discours est donc fondamentale, avec
la grammaire, la rhétorique (l’art de la parole efficace) et la dialectique,
laquelle désigne cette méthode de discussion permettant, par la confrontation
des opinions, de progresser vers la connaissance vraie. Ces choix se
retrouvent dans les cadres de classement qui, par ailleurs, développent
généralement une hiérarchie d’inspiration platonicienne, de l’abstrait au
concret, du général au particulier, de la théorie à la pratique, etc.
Mais Platon et
Aristote poursuivent un autre objectif, celui d’assurer la formation des
citoyens au service de la cité. La classification des connaissances se lira
dès lors elle-même comme un cursus de formation fondé sur la distinction entre les trois
termes de la philosophie : la dialectique représente la méthode permettant
d’accéder à la connaissance pure, la physique correspond à la connaissance
produite par l’expérience extérieure, et l’éthique encadre chez chacun le
résultat du vouloir et de l’action. Le cursus lui-même est organisé en deux
niveaux, qui domineront les classifications occidentales jusqu’à l’époque
moderne : le trivium vise à
mettre à disposition les techniques de manipulation des concepts, des mots et
du discours (la grammaire, la dialectique et la rhétorique), tandis que le
quadrivium comprend les études
d’arithmétique, de géométrie, d’astronomie et de musique, l’ensemble trivium et quadrivium formant les sept arts libéraux. Les études supérieures
spécialisées, conduites à partir du XIe siècle dans les universités, concernent
les domaines des lettres et des arts, du droit, de la médecine, et, au sommet,
de la théologie, laquelle représente le paradigme organisateur du système.
Cette organisation
héritée de la pensée de la Grèce antique domine la pratique occidentale de la
catalographie, avec des variantes plus ou moins profondes, jusqu’à l’époque
moderne. Elle fonde la hiérarchie des connaissances sur la plus noble ou la
plus générale, et la développe à travers un système d’emboîtements successifs
– elle se trouve encore rappelée, au XIVe siècle, par les fresques
décorant la bibliothèque du chapitre cathédral du Puy. Sa forme en quelque
sorte « naturelle » est celle de la systématique, autrement dit d’une
organisation en classes et en sous-classes à partir d’un paradigme-clé. L’ordre
systématique, suivi très généralement jusqu’au XIXe siècle, établit au moins
implicitement une double hiérarchie : au niveau supérieur, hiérarchie entre les classes (la
première est en principe celle de la théologie, qui représente encore la
première catégorie dans la classification du célèbre Manuel Brunet en 1810) ; au niveau inférieur, hiérarchie induite par le système
d’emboîtement des sous-classes. Cet ordre présente aussi la caractéristique
d’être parfaitement cohérent, et fermé sur lui-même.
III- Le temps des étiquettes
Nous avons de longue
date l’habitude de classer « naturellement » les textes et les livres
en fonction d’indicateurs spécifiques, dont les principaux sont ceux du nom de
l’auteur et du titre, auxquels s’ajoutent au début du XVIe siècle les données
figurant dans l’adresse bibliographique, le lieu d’impression ou d’édition, le
responsable de l’édition (imprimeur ou libraire) et la date, voire
progressivement des données complémentaires sur le format, le nombre de pages,
éventuellement le contenu, etc.
Pour autant, ces
« étiquettes », si évidentes et qui nous sont devenues si naturelles,
doivent elles-mêmes être contextualisées : elles ne vont pas de soi et,
indépendamment de la tradition antique, nous penserions volontiers qu’elles
sont étroitement dépendantes de la conjoncture générale de la « librairie ».
Leur emploi correspond en effet à l’ouverture de la « librairie »
sensible à partir du XIIIe siècle, avec la multiplication des manuscrits,
tandis que leur utilité tend aujourd’hui à s’affaisser face aux bouleversements
induits par les nouveaux médias : ceux-ci ne déconstruisent pas les seuls
objets, ils déconstruisent aussi leur description et leurs associations.
Illustrons cette idée par deux exemples :
1) À Paris, Robert de
Sorbon fonde, vers 1257, un collège d’une forme très originale, dans la mesure
où il est destiné à accueillir des « maîtres en théologie pauvres »,
qui par conséquent ne sont pas des réguliers liés aux ordres mendiants. La
bibliothèque de la nouvelle « Sorbonne » est très vite une des
principales d’Europe, avec ses quelque 1800 manuscrits en 1340. En 1289, la
Sorbonne donne le premier exemple attesté d’une « librairie [= bibliothèque]
enchaînée », donc d’une salle meublée de pupitres (comme plus tard à
Cesena ou à Florence), et dans laquelle 300 usuels sont enchaînés, toujours
disponibles pour ceux qui pourraient en avoir besoin. Un catalogue systématique
est dressé en 1298, lequel correspond ipso
facto à un catalogue topographique (puisque la dispositio sur les pupitres est elle aussi systématique).
En 1321, la
« grande bibliothèque » (magna
libraria) compte vingt-six pupitres (« bancs »), dont chacun est
désigné par une lettre de l’alphabet, et deux catalogues sont établis : un
inventaire topographique, avec titre courts, et un autre
plus précis, notamment pour les recueils contenant plusieurs textes. Enfin,
le catalogue de 1338 détaille le contenu des deux fonds – la bibliothèque
enchaînée, pour la consultation, et la bibliothèque de prêts : il fournit
des notices très détaillées (nom de l’auteur et titre, mais aussi incipit et
explicit, provenance et valeur financière du document), précise les cotes par
volumes (série et numéro d’ordre) et porte l’indication éventuelle de ceux qui
sont catenati (enchaînés). Il paraît
en en définitive bien difficile de ne pas articuler l’évolution de ces
procédures de gestion avec la croissance des masses de livres à traiter, et
avec les besoins nouveaux qui sont ceux des utilisateurs, alias des lecteurs. D’autres exemples pourraient être convoqués,
dont celui de la célèbre bibliothèque de Saint-Victor, à Paris au début du XVIe
siècle : dans les grandes bibliothèques, il est devenu indispensable de
pouvoir désigner et classer les livres de manière commode et efficace, pour les
utilisateurs comme pour les gestionnaires.
2) Les choses
changent à nouveau radicalement avec l’invention de la typographie en
caractères mobiles, au milieu du XVe siècle : c’est l’émergence d’un
marché du livre, et la montée en puissance des impératifs d’ordre financier.
L’art nouveau de la typographie en caractères mobiles, mis au point par
Gutenberg à Strasbourg et à Mayence dans les années 1450-1455, se révèle en
effet une activité hautement capitalistique. Sans parler de la mise au point de
la technique, il faut investir des sommes considérables pour se procurer le
matériel, notamment les fontes typographiques, et les
« consommables » (le papier) en vue d’une certaine impression, alors
même que l’on ne peut espérer rentrer dans ses frais qu’à terme, une fois les
exemplaires non seulement écoulés, mais aussi payés. L’impératif pour réussir
en affaires est dès lors celui de l’information : il faut faire connaître
sa production, de manière à susciter les achats éventuels, il faut donc publier
des catalogues commerciaux de son fonds de livres.
Un exemple très
remarquable est donné par Peter Schöffer, gendre du propre associé de
Gutenberg, en 1469/1470 (document aujourd’hui conservé à Munich, dans
l’exemplaire de la bibliothèque de Hartmann Schedel : BSB Einblatt VIII 1m). Schöffer publie en
effet à cette date une feuille imprimée avec une liste de vingt titres sortis
de ses presses. Le document, qui ne porte ni mention de provenance, ni date, se
ferme par une ligne « hec est littera psalterii » (« ceci est la
lettre du Psautier »), et constitue aussi le premier exemple connu d’un
catalogue de fonderie. Elle-même annoncée dans l’incipit imprimé, une mention
manuscrite précise à la fin : « Venditor librorum reperabilisest in hospitio dicto Zum willden Mann ». Bref, le « voyageur »
de Peter Schöffer est venu à Nuremberg avec des tracts publicitaires, qu’il
diffuse en ville après les avoir complétés en y portant à la main le nom de
l’auberge, « L’homme sauvage », où il est descendu et où on pourra le
trouver. Il est probable qu’il est accompagné de chariots pour transporter
les exemplaires, voire les caractères, destinés à la vente.
Mais ce qui nous
intéresse ici, ce sont les considérants d’après lesquels Schöffer décrit ses
propres ouvrages : la liste est subdivisée en alinéas qui sont tous sur le
même plan, et dont chacun décrit une édition, en règle générale en donnant le
titre abrégé et le nom de l’auteur. Sans nous arrêter sur l’importance de
l’affirmation de la « fonction auctoriale » telle que Michel Foucault
l’a théorisée, bornons-nous à observer que la liste induit une hiérarchie
implicite (elle s’ouvre par une « belle Bible »), tandis que les
particularités éventuelles de chaque édition sont précisées (la Bible est
imprimée « sur parchemin » et non pas sur papier, on indique le cas
échéant la présence d’une « table » ou encore l’utilisation de gros
caractères). Bien entendu, le lectorat visé est un lectorat de clercs, comme le
montre le fait que le texte est en latin, et que les abréviations s’y trouvent
relativement en nombre. L’hypothèse que nous ferons est celle selon laquelle,
tout naturellement, les développements de l’économie du livre poussent non
seulement à l’invention du livre imprimé moderne, avec sa page de titre, ses
instruments de repérage (foliotation, pagination, etc.), son paratexte plus ou
moins développé (dont des tables), etc., mais qu’ils poussent aussi à la
normalisation bibliographique : les éditions seront désignées par des
étiquettes homogènes, qui sont aussi un élément de protection à l’encontre des
éventuelles contrefaçons. Bientôt, nous passerons à la compilation des
catalogues éditoriaux, sous la forme des célèbres catalogues de foires publiés
et progressivement compilés d’abord à Francfort (à compter de 1564, et surtout
de 1597), puis à Leipzig.
IV- Classer des objets
Le classement des
objets, les livres, le plus souvent dans une bibliothèque, ne suit que
partiellement les modèles théoriques : il est en effet impératif de tenir
compte des conditions matérielles dans lesquelles les volumes sont conservés,
conditions qui ne correspondent que pour partie à la taxinomie de leurs
contenus.
En principe, l’ordre
topographique recouvrira longtemps l’ordre systématique, dans la mesure où les
volumes sont rangés systématiques sur les pupitres ou sur les rayonnages :
la référence ultime, c’est le contenu du livre, d’après lequel celui-ci prendra
place dans telle ou telle classe. En pratique, l’ordre systématique est souvent
insuffisant s’agissant d’identifier les volumes d’un auteur ou d’un texte dont
on ne saura pas a priori dans quelle
catégorie ils auront été classés. Cette difficulté est encore accrue dans le
cas des recueils, c’est-à-dire des textes multiples réunis sous une même
reliure. D’autres instruments de travail sont donc très vite élaborés, par
exemple dès 1321 à la Sorbonne, où l’on dispose d’un inventaire topographique à
titres courts, puis d’un inventaire systématique dans lequel la composition des
recueils est détaillée. En 1513, Claude de Grandrue, bibliothécaire de
Saint-Victor de Paris, rédige quant à lui un catalogue topographique et
systématique, complété par un catalogue alphabétique.
Or, la prise en
compte de l’ordre alphabétique, que nous retrouvons notamment dans la Bibliotheca universalis de Conrad Gesner
(1545), représente une opération mentale de première importance, en ce qu’elle
superpose à l’ordre supposé « naturel » du monde un ordre absolument
artificiel, lequel implique l’équivalence des vedettes bibliographiques les
unes avec les autres (en l’occurrence, la désignation des auteurs). Gesner
adopte en effet pour sa Bibliotheca
un classement alphabétique suivant les prénoms des auteurs (comme c’était alors
l’habitude), mais il fournit aussi au lecteur des séries remarquables d’index
et de listes de mots facilitant l’utilisation de son travail : les Pandectes reprennent la liste des titres
en les répartissant dans une systématique de vingt et une classes et de quelque
deux cent cinquante sous-rubriques, tandis que Gesner établit un impressionnant
index par mots matières, et un index des noms (et non pas des prénoms) des
auteurs. Le paratexte complète ce dispositif, non seulement à travers la mise
en pages (en colonnes, avec une utilisation raisonnée des alinéas et des petites
capitales), mais aussi à travers le paratexte, avec en particulier la
foliotation imprimée. La Bibliotheca
universalis de Gesner illustre ainsi parfaitement la mise en place
progressive des techniques modernes de gestion et de manipulation de l’information
(mais on pourrait aussi penser à sa grande Zoologie).
Ajoutons que la
systématique n’est jamais homogène, en ce qu’elle ne se fonde pas sur les seuls
caractères internes (les sujets) des textes : le plus souvent, il faudra
pour des raisons pratiques sous-classer par formats, et cela déjà à l’époque
des pupitres ; mais on trouve aussi des classifications en fonction du
mode de fabrication (les manuscrits sont conservés à part), de la plus ou moins
grande rareté des exemplaires (abrités dans les « réserves des livres
rares et précieux », et parfois avec un sous-classement chronologique par
dates d’édition). À l’époque de l’humanisme, le classement se fait aussi selon
les langues, réactivant le modèle antique de la bibliothèque grecque et de la
bibliothèque latine, et ce caractère perdure non seulement dans les
bibliothèques, mais aussi dans les catalogues commerciaux, avec la distinction
entre la langue vernaculaire et les langues réputées « étrangères ».
Les fonds spéciaux font l’objet de dispositifs adaptés, qu’il s’agisse des
cartes et atlas, des estampes et photographies, mais aussi des périodiques à
partir du moment où leur production s’accroît dans des proportions
considérables et où ils prennent une forme matérielle de plus en plus
différente de celle des livres imprimés. Un ensemble très particulier sera
celui des livres interdits ou simplement jugés dangereux, et qui feront l’objet
de dispositions spéciales, comme d’être rangés dans un coffre, une armoire ou
une salle spéciale fermée. Même Gabriel Naudé, le théoricien de la bibliothèque
encyclopédique et ouverte, concède qu’il convient de ranger ces volumes hors de
portée des lecteurs, et si possible hors de leur vue.
Le classement
systématique s’impose dès lors que la collection est directement accessible au
public, mais il présente un double inconvénient : contrairement au
catalogue alphabétique, ouvert, nous avons vu que la systématique constituait
un ensemble clos, fermé sur lui-même, et qui nécessitait des mises à jour plus
ou moins radicales en fonction de l’évolution du paradigme de la connaissance,
voire en fonction de l’idéologie (le statut de la théologie reste longtemps
privilégié, mais on pensera aussi aux cadres de classement systématique
développés dans les anciennes républiques dites démocratiques de l’URSS et de
ses satellites). Sur le plan pratique, la systématique impose d’autre part de
déplacer régulièrement les volumes pour en intercaler de nouveaux, tandis que
leur enregistrement, au sens étymologique du terme, ne va pas non plus sans
poser des problèmes : le premier, Antonio Panizzi abandonne cette pratique
au profit du catalogue alphabétique à la bibliothèque du British Museum, et il est imité à Paris dans les années 1875. En
l’espèce, l’utilisation de la fiche marque évidemment un progrès logistique
important (peut-être déjà chez Gesner pour son travail dans la décennie 1540,
mais à coup sûr à la nouvelle Palatina
de Parme autour de 1770, et à Vienne sous Joseph II).
V- Conclusion
Il n’appartient pas à
un homme du passé, des livres et de la civilisation gutenbergienne, de
disserter longuement sur les conditions de fonctionnement des nouveaux médias,
même s’il fait appel à eux tous les jours. Concluons, d’abord, en posant
quelques désidératas de la recherche. D’une manière plus générale, il nous
paraît que le rôle de la « logistique de l’intelligence » a été
quelque peu négligé jusqu’à aujourd’hui dans le domaine de l’histoire des idées
(ou des catégories mentales), et c’est notamment à l’historien du livre et de
l’écrit d’envisager cette problématique. L’étude des systèmes de
classifications et de la pratique bibliothéconomique constitue un domaine très
prometteur pour la recherche, et le principe consistant à distinguer la gestion
des contenus abstraits de celle des « étiquettes » et de celle des
objets donne des résultats intéressants. Pour autant, nous manquons trop
souvent de données factuelles relatives à ces problèmes : il reste à
préciser l’analyse, et à documenter la chronologie d’apparition des différentes
techniques dans les différentes géographies, comme l’illustre par exemple le
problème du passage des registres aux fichiers.
Deuxième
observation : le paradigme bibliographique évolue à nouveau, à l’ère de la
troisième révolution du livre. Les changements induits dans l’organisation des
bibliothèques et dans les pratiques bibliographiques et catalographiques par
l’irruption de la technique gutenbergienne sont tout à fait directs dans le
domaine de la catalographie – enregistrement et instruments de gestion –,
et ils correspondent à ce que nous désignerons comme la
« modernité ». Le principe organisateur réside dans le rapport direct
établi entre le monde extérieur et la cadre de classement : nous sommes
dans un système clos, censé rendre compte du monde et de la connaissance accumulé.
L’utilisation d’un classement alphabétique représente un outil d’abstraction et
de gestion très efficace, mais dont l’utilisation se construit longtemps
(jusqu’au XIXe siècle)par rapport à un classement fondamental qui reste
systématique. Ce schéma trouve son aboutissement le plus complet à la fin de
l’Ancien Régime, avec des théoriciens comme Condorcet et comme les idéologues.
À l’ère de la
post-modernité en revanche, nous sommes devant des ensembles de données certes
de plus en plus riches, mais composés de monades isolées les unes par rapport
aux autres, entre lesquelles ce sera à l’utilisateur de reconstruite des liens
de rapports logiques, et le développement des index alphabétique constitue une
réponse à cette forme d’éclatement. La modernité représentait une clôture
assurée par la cohésion interne du système, quand la post-modernité se
caractérise par la dislocation des éléments les uns par rapports aux autres, et
par l’effacement des paradigmes unificateurs – en attendant leur reconstruction
possible.
© Frédéric Barbier, février 2012.
Bonjour,
RépondreSupprimerNombre d'informations passionnantes.
Merci pour vos articles riches.
Je me pose cette question tout en ayant l'air d'être coupable de pessimisme:
La perte, de fichiers numériques, inopinée, ou l'évolution rapide des nouveaux supports et sa nécéssaire rapide adaptation ne laissent pas le temps aux hommes, d'établir une façon de faire universelle pour le moment, il me semble.
Si tant est que ces hommes en aient la conscience, l'ére numérique et consommable ( c'est là que se trouve le début de la fin, à mon avis) est-elle un progrès pour le domaine de l'historien du livre et du bibliothècaire (que j'imagine décontenancé chaque fois qu'une mise à jour automatique d'un périphérique rend obsoléte son précédent travail...), aujourd'hui, comme pour demain?
La nécéssaire action de filtrer et de determiner une bonne information d'une mauvaise puisque tout le monde peut par le biais de moteurs de recherches, s'improviser spécialiste, du moins en apparence et revendiquer une légitimité, ne pose-t-elle pas la question des réseaux et d'une catégorisation plus radicale, moins accessible aux étudiants ou toute personne soucieuse d'enrichir ses connaissances?
(Bien qu'il me semble que devant cette machine infernale qu'est le virtuel, avec un peu de jugeote, on fait le tri.)
Bien à vous,
Sandrine
Merci de vos commentaires, qui abordent plusieurs problèmes: 1) Le temps de lire, sujet important, traité par Jean-Dominique Mellot dans un article de "Histoire et civilisation du livre", 2006, n° 2 ("Qu'est-ce qu'un livre?"). 2) L'obsolescence du matériel, voire la disponibilité des sites (vous avez absolument raison de souligner le risque, qui vaut aussi pour le présent blog). 3) L'expertise: oui, mais on rencontre aussi tout et n'importe quoi sous forme d'imprimé. Une grande différence, à mon avis, réside dans l'accessibilité immédiate qui est apportée par Internet, et dans le fait que tout est placé sur le même plan. FB
RépondreSupprimerMerci de votre réponse. Je vais lire ce sujet.
RépondreSupprimerParadoxalement, tout ce qui est écrit sur internet ne s'effacera jamais, stocké quelques part. Au prix de procédures longues et rébarbatives, les données, exactes comme eronnées, restent enfermées.
L'imprimé issu d'écrits et de documents d'internet, lui, voit son encre se fatiguer et da durée de vie limitée à l'emploi de bois dans son papier, encore aujourd'hui, tout comme un livre, jaunit, desséche et se délite, du moins puis-je l'imaginer d'aprés la couleur des papiers d'il y a 15 ans, c'est dire peu de temps.
La facilité d'impression et la profusion d'informations, avec la facilité de transformer l'original et d'avoir un espace de texte mouvant en permanence ne pose-t-elle pas la question de l'originalité, de l'intégrité de l'auteur en face des pratiques humaines ou chacun veut recenser un savoir, (tout sur le même plan) en allant chercher une information sortie de son histoire et de son contexte contemporains de l'auteur, en plus du reste (obsolescence du matériel et des formations informatiques)?
J'entrevois la compléxité d'établir un modéle tout en me disant que nous sommes tous tributaires de la donnée technique et concréte du matériel, (dont la maitrise echappe), qui est devenu une petite bibliothèque, en même temps qu'une table des matières, et qu'un livre.
Le tout dans le grand tout et le grand tout dans le petit.
Vivre sans internet aujourd'hui parait impossible, pour autant sans méthode, nous tombons dans le grand tout et n'importe quoi, en étant passer à côté, parfois, de la bonne information par manque de temps, occupés à chercher et à lire. Google emploie-t-il des informaticiens dont la formation est aussi celle d'un documentaliste bibliothècaire?
http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/60/86/69/PDF/Mouren_reflexions_autour_du_projet_de_bibliographie_des_editions_du_XVIe_siecle_V2.pdf
RépondreSupprimerPage 11 de ce document sont abordés les problèmes liés à l'aspect technique et des difficultés de communication.
S.
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
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