L’organisation des bibliothèques françaises sous la Révolution est largement inspirée par ceux que l’on appelle les Idéologues. Ce petit groupe, dont Claude Jolly est aujourd’hui le spécialiste, est constitué de personnalités âgées d’une quarantaine d’années à la fin du siècle. Ce sont des rationalistes libéraux, favorables à la Révolution (mais pas à la Terreur): Cabanis, Destutt, Say, Volney, Lakanal, Condorcet, Daunou, et d’autres. Sieyès en est relativement proche.
Leur fidélité aux idéaux de 1789 contribuera à les faire mettre à l’écart dès lors que le pouvoir absolu s’imposera de plus en plus sous le Consulat et sous l’Empire.
Mais pourquoi cet intérêt pour le livre? L’idée de progrès organise la théorie de l’histoire telle qu’exposée dans le traité posthume de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (Paris, Agasse, an III. Imprimerie de Boiste).
À l’origine, le langage articulé est la condition de la pensée, et l’utilisation systématique de signes, surtout oraux ou écrits, l’outil rendant possible le progrès. Par suite, celui-ci s’appuiera notamment sur les transformations du média.
L’écriture seule autorise la conservation et la diffusion des connaissances. Condorcet distingue les écritures idéographiques, phonographiques et alphabétiques: les premières suivent le principe de la «peinture», chaque objet étant désigné par sa représentation. Elles sont plus difficiles à maîtriser, et caractériseraient des sociétés organisées en castes (comme en Orient, et notamment en Chine). L’écriture phonographique n’est pas directement analysée. Elle introduit un double niveau de codage: à la manière d’un rébus, les signes écrits désignent non pas l’objet, mais le signe oral désignant cet objet (par exemple le dessin d’un chat signifiera le son cha dans un mot comme chapeau).
Condorcet met surtout l’accent sur l’écriture alphabétique, la plus efficace, puisqu’un très petit nombre de signes permet de transcrire tous les énoncés. Plus facile à apprendre, elle autorise une éducation plus largement partagée, et les sociétés qui l’utilisent sont des sociétés ouvertes et participatives.
Pour Condorcet d'autre part, la décadence des civilisations de l’Antiquité classique est due à l’essor de l’Église de Rome, et à la destruction des manuscrits et des bibliothèques:
Les sciences auroient pu [être préservées de la décadence] si l’art de l’imprimerie eût été connu; mais les manuscrits d’un même livre étoient en petit nombre: il falloit, pour se procurer des ouvrages qui formoient le corps entier d’une science, des soins, souvent des voyages et des dépenses auxquelles [sic] les hommes riches pouvoient seuls atteindre. Il étoit facile au parti dominant [l’ Église] de faire disparoître les livres qui choquoient ses préjugés ou démasquoient ses impostures. Une invasion des barbares pouvoit, en un seul jour, priver pour jamais un pays entier des moyens de s’instruire. La destruction d’un seul manuscrit étoit souvent, pour toute une contrée, une perte irréparable (…). Il étoit donc impossible que les sciences (…) pussent se soutenir d’elles-mêmes et résister à la pente qui les entraînoit rapidement vers leur décadence. Ainsi l’on ne doit pas s’étonner que le christianisme, qui dans la suite n’a point été assez puissant pour les empêcher de reparoître avec éclat, après l’invention de l’imprimerie, l’ait été alors assez pour en consommer la ruine (p. 136-138).
L’histoire universelle est divisée par Condorcet en dix époques, dont la septième se clôt avec l’invention de l’imprimerie. Elle seule permet à l’«esprit de liberté et d’examen» de «devenir assez puissant pour délivrer une partie de l’Europe du joug de la cour de Rome» (p. 167-168). Sans s’attarder à l’invention elle-même, la huitième époque en présente les conséquences:
L’imprimerie multiplie indéfiniment et à peu de frais les exemplaires d’un même ouvrage. Dès lors, la faculté d’avoir des livres, d’en acquérir suivant ses goûts et ses besoins, a existé pour tous ceux qui savent lire; et cette facilité de la lecture a augmenté et propagé le désir et les moyens de s’instruire (…). Les lumières sont devenues l’objet d’un commerce actif, universel (p. 186).
Elle permet de former une «opinion publique» puissante, facilite la diffusion la plus large des lumières et instaure le règne de la raison triomphante: il est en effet impossible de contraindre absolument le média, ou, comme le dit Condorcet, de « fermer assez exactement toutes les portes par lesquelles la vérité cherche à s’introduire » (p. 191). C'est l'imprimerie qui assure le succès de la Réforme luthérienne:
Les livres allemands des nouveaux apôtres pénétroient en même-temps dans toutes les bourgades de l’empire, tandis que leurs livres latins arrachoient l’Europe entière au honteux sommeil où la superstition l’avoit plongée (p. 199).
La formule même de « martyrs de la liberté de penser » est par ailleurs appliquée aux défenseurs de l’athéisme et du rationalisme (p. 204).
Mais le terme de l’histoire est atteint avec la Révolution, lorsque les lumières ont acquis une diffusion telle que la majorité de la population a basculé de leur côté, d’abord en Amérique avec la Guerre d’indépendance (p. 271 et suiv.), puis en France. Le moteur du changement réside à nouveau dans le média:
L’art de l’imprimerie s’étoit répandu sur tant de points, il avoit tellement multiplié les livres, on avoir su les proportionner si bien à tous les degrés de connoissance, d’application et même de fortune ; on les avoit plié avec tant d’habileté à tous les goûts, à tous genres d’esprit ; ils présentoient une instruction si facile, souvent même si agréable ; ils avoient ouvert tant de portes à la vérité, qu’il étoit devenu presque impossible de les lui fermer toutes, qu’il n’y avoit plus de classe, de profession à laquelle on pût l’empêcher de parvenir… (p. 263).
L’attention des idéologues arrivés aux affaires à l’époque de la Révolution sera tout particulièrement consacrée à l’économie du média et aux conditions de la diffusion la plus large des lumières, par l’enseignement et par la mise à disposition de livres. S’ils distinguent soigneusement l’éducation des élites intellectuelles et celle du peuple, la double question, de l’école, du livre et des bibliothèques, est pour eux absolument stratégique. Quant à la question de savoir dans quelle mesure les nouveaux «livres nationaux» saisis notamment sur le clergé sont adaptés à ces objectifs, elle reste bien posée.
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