SEBASTIEN BRANT ET L'IMAGE DU FOU
Frédéric Barbier,
directeur de recherche au CNRS,
directeur d’études à l’École pratique des hautes études
(conférence d’histoire et civilisation du livre)
Communication au Congrès national des sociétés savantes,
Arles, 2007
NB- Le présent texte est publié sans les notes infrapaginales ni les illustrations. Un certain nombre d'exemplaires du Narrenschiff sont consultables sur Internet, et notamment celui de la Bibliothèque municipale de Valenciennes, Inc. 107.
Il n’y a point de juste, pas même un seul.
Nul n’est intelligent, nul ne cherche Dieu.
Tous sont égarés, tous sont pervertis
(Épître de Paul aux Romain, III, 10-11).
Publié pour la première fois à Bâle, à l’adresse du libraire-imprimeur Johann Bergmann de Olpe, le 1er mars 1494, jour du carnaval, le Narrenschiff (la Nef des fous) de Sébastien Brant constitue un exemple exceptionnel de succès éditorial au XVe siècle .
L’auteur, strasbourgeois et ancien élève de l’École de Sélestat, est reçu docteur utriusque juris à Bâle en 1489. Il y exerce dès lors comme professeur de droit. Une des figures majeures des cercles humanistes allemands de la fin du XVe siècle, Brant est dans le même temps un intellectuel engagé, qui intervient dans la discussion politique de l’époque en faveur du pouvoir impérial et de Maximilien Ier. Le libraire est, lui aussi, un émigré venu du Nord : Johann Bergmann est en effet orginaire de la petite ville d’Olpe, dans le Pays de Berg (à proximité de Cologne). Venu à Bâle, peut-être pour ses études, il s’y établit comme libraire. Il se décrit lui-même comme le promotor, autrement dit l’initiateur de la traduction latine du Narrenschiff en 1497 – nous parlerions aujourd’hui d’éditeur commercial. Bergmann choisit comme marque typographique la silhouette d’un lion portant un écu dont le motif (de petites collines) rappelle son pays origine. Un phylactère précise le nom du libraire (« Io. Bergmann de Olpe ») et sa devise en latin (« Nihil sine causa ») ou en allemand (« Nichts ohne Ursache »), parfois aussi avec une date (ill. 1). On notera que, cette même année 1494, Bergmann publie une édition latine illustrée de la lettre de Christophe Colomb annonçant la découverte du Nouveau Monde .
UN LIVRE TRES NOVATEUR
La place de l’illustration
Nous examinerons le Narrenschiff non pas par rapport à son contenu textuel, ni par rapport aux représentations qu’il propose (le statut du fou dans la société du temps), mais du point de vue de l’histoire du livre. En effet, l’ouvrage innove par deux caractéristiques remarquables : d’une part, c’est un livre rédigé par un clerc gradué, mais publié d’abord en langue vulgaire, ce qui est tout à fait inhabituel à l’époque. D’autre part, une extrême attention est donnée à l’illustration du texte, pour laquelle on recrute un jeune artiste alors en séjour à Bâle, Albrecht Dürer. Filleul du grand libraire imprimeur nurembergeois Anton Koberger, Dürer a déjà travaillé pour l’illustration des célébrissimes Chroniques de Nuremberg publiées dans cette ville en 1493. Après un court séjour à Colmar, il vient à Bâle, où il rencontre Bergmann, et on lui attribue 73 des 105 gravures de la première édition du Narrenschiff. Il n’est pas exclu qu’il se soit lui-même représenté dans certaines des scènes gravées, de même que, peut-être, Sébastien Brant – c’est ce que suggère du moins la comparaison avec l’autoportrait de Dürer « à la fourrure » de 1500 , et avec le portrait de Brant par Burgkmair en 1508 . Cette caractéristique du Narrenschiff comme étant un livre très illustré se retrouve dans les vingt-six éditions incunables du texte, tant en allemand qu’en latin, en français et en flamand .
Le projet éditorial explique la place donnée à l’image : il s’agit en effet de mettre en scène la folie humaine, dans une problématique qui rejoint celle de la mort. La question centrale porte sur le salut : l’homme, s’il était raisonnable, devrait constamment penser à la vie éternelle et travailler à son salut, ce qu’il a évidemment tendance à négliger. On sait comment, pour toutes sortes de raisons, la fin du Moyen Âge est particulièrement sensible au thème de la mort, que l’on retrouve dans les multiples danses macabres et dans nombre d’imprimés dits « populaires » du temps. D’abord traité sur le plan littéraire, le thème prend peu à peu une dimension iconographique dont on pense que le modèle est à chercher dans les fresques peintes au charnier du cimetière des Innocents, à Paris, en 1424. Des hommes et femmes de tous âges et de toutes conditions sont entraînés dans la danse par des cadavres qui symbolisent la mort, tandis que, sous l’image illustrant la scène, des strophes rapportent le dialogue tenu entre les deux danseurs . À partir de 1485, les imprimeurs et libraires parisiens s’emparent du sujet : la première Danse macabre conservée est celle de Guy Marchant , lequel publiera plusieurs éditions successives – remarquons qu’il donne aussi, en 1500, la traduction du Narrenschiff en flamand. La danse macabre est reprise par d’autres ateliers à Paris, Troyes, Lyon, Genève, etc., et inspire certaines des gravures mêmes du Narrenschiff : ainsi lorsque le squelette portant un cercueil retient par son vêtement un fou tentant de s’éloigner, et lui dit « Dü blibst » (= Toi, tu restes ici) (ill. 2). Le titre latin de l’illustration est « Mortis neglectus ».
Cette sensibilité à la mort et à la vanité humaine se retrouve dans d’autres titres imprimés à la fin du XVe siècle, comme les Arts de mourir et les différentes variantes d’Apocalypses : soit le texte même de la Bible, soit des Apocalypses illustrées plus ou moins abrégées et dont Dürer aussi donnera une édition en 1498 . Le Dit des trois morts et des trois vifs rapporte la rencontre entre trois jeunes aristocrates et trois cadavres qui se révèlent être leurs propres cadavres , les Calendriers des bergers consacrent une importante partie illustrée à la mort, au Jugement dernier et aux peines de l’enfer , tandis que les bandeaux gravés décorant les marges des multiples éditions des livres d’Heures accueillent, eux aussi, des représentation de squelettes danseurs. À la même époque, les Chroniques de Nuremberg illustrent le « Septième âge du monde » par des images de la Résurrection : les squelettes dansent au son de la flûte au-dessus du tombeau ouvert (ill. 3). Enfin, l’historien du livre ne peut manquer de rappeler la Danse macabre des imprimeurs contenue dans une édition lyonnaise de la Danse macabre donnée par Mathias Huss en 1499 .
Le Narrenschiff s’insère donc dans un champ éditorial déjà exploité, mais il insiste sur une dimension spécifique : parce que l’homme oublie sa condition ultime, qui est de mourir, il met en péril son bien le plus précieux, à savoir son salut éternel. Partout et toujours, il confond l’essentiel et l’accessoire pour privilégier ce dernier et choisir l’apparence (le bonheur terrestre, par essence temporaire) au lieu de la réalité (la possibilité du salut éternel). Dans toutes les occasions, il oublie sa condition spécifique, qui est de mourir, et préfère le mensonge (par exemple, la richesse matérielle) à la vérité (la connaissance de Dieu). L’homme est donc un fou, qui vit dans un monde dont tous les éléments constitutifs sont inversés : c’est celui que le sens commun estimera sage, savant ou avisé qui est fou, parce que la vraie sagesse ou le vrai savoir ne peuvent s’acquérir en privilégiant les valeurs du monde terrestre. Au contraire, et ce point se retrouve dans le Nouveau Testament, celui que ce même sens commun juge être un simple d’esprit est en réalité le vrai sage, avec sa foi naïve qui lui fait ignorer les fausses valeurs auxquelles tout un chacun est normalement sensible . Le Narrenschiff décrira ainsi le voyage des fous, tous embarqués dans leur nef pour gagner le pays de Narragonia auquel ils aspirent mais qui ne peut constituer qu’une chimère.
Pour Brant, il s’agit de dénoncer avec vigueur le paradoxe de l’inversion généralisée des valeurs. Les moyens mis en œuvre combinent usage de la langue vulgaire et illustration. On rappellera ici la corrélation historique entre les deux caractéristiques : les premiers imprimés illustrés sont des livres en langue vulgaire, alors même que la production est très largement dominée par le latin, qu’il s’agisse de l’Edelstein et de l’Ackermann von Böhmen donnés par Pfister à Bamberg en 1461-1462, ou du Miroir de la rédemption de l’humain lignage de Mathias Husz à Lyon en 1478.
De la mise en livre au public implicite
Le Narrenschiff répond à une volonté de prosélytisme, et la plus grande attention sera donc apportée par l’auteur et le libraire aux caractéristiques de la « mise en livre » susceptibles de faciliter l’usage du volume et l’appropriation de son contenu. Le texte se présente dans l’original allemand en une suite de 112 chapitres, dont chacun illustre un aspect de la folie humaine : le savant (qui ne sait rien), le riche (qui ne possède rien d’une réelle valeur), le médecin (qui ne sait pas se soigner lui-même), etc. Chaque chapitre est introduit par un titre en plus gros corps et par quelques lignes d’argument, puis se développe en un texte versifié. Les feuillets sont numérotés, et une table des matières détaille le contenu de l’ouvrage, ce qui suggère déjà une possible pratique de lecture extensive : les concepteurs du Narrenschiff ont voulu rendre le livre facile à consulter pour un lecteur à la recherche de tel ou tel exemple adapté à sa situation du moment ou à sa réflexion. La théorie allemande de la « révolution de la lecture » (Leserevolution) fait de celle-ci une caractéristique des changements survenus au XVIIIe siècle, avec le passage de la lecture intensive à la lecture extensive rendu possible par l’accroissement de la production imprimée et par la poussée de la demande , mais l’exemple du Narrenschiff montre que, avec l’invention de Gutenberg, le phénomène peut être observé dès la fin du XVe siècle.
La mise en livre évolue de manière très profonde entre l’original allemand de 1494, ses différentes contrefaçons, puis les traductions successives en latin, en français et en flamand, et ces modifications, qui demanderaient une étude spécifique, renvoient à un déplacement des publics implicitement visés par chacune des éditions. L’édition allemande faite pour le « commun » ne possède pas de marginalia, au contraire du latin, destiné d’abord aux « doctes » et dont les références proposées supposent une bonne culture classique (les auteurs de l’Antiquité) et une connaissance certaine de la Bible. Les caractéristiques des contrefaçons latines réalisées en Allemagne moyenne et méridionale (Nuremberg, Augsbourg) témoignent de ce que celles-ci s’adressent elles aussi à un public de clercs et de gradués, mais qui n’a pas nécessairement les moyens financiers, ni peut-être la possibilité de se procurer l’original : les formats matériels sont réduits, les gravures visiblement copiées de l’original mais considérablement simplifiées et d’une réalisation parfois maladroite. Au contraire, la tradition française fondée par Charles V explique que, dans le royaume, les éditions en langue vulgaire visent des catégories sociales aisées, voire très aisées – comme le montrent certains exemplaires exceptionnels sortis notamment de chez Vérard (n° 22 ). Le texte français de 1499, de son côté (n° 25), présente des marginalia très brefs, donnant des références pour partie en latin : le public visé est plutôt celui de gradués ayant reçu un minimum de formation universitaire mais préférant la langue vulgaire au latin et la prose aux vers, et disposant de moyens financiers non négligeables si l’on en juge par la qualité de l’iconographie.
La page de titre, ou le statut du texte
Les évolutions de la page de titre et de son illustration sont significatives de la construction d’un succès éditorial dont le libraire n’avait sans doute pas d’abord mesuré toutes les conséquences. En 1494, la page de titre s’organise en un double registre représentant les fous qui se mettent en route (f. a1a) . Au registre supérieur, un chariot avec un groupe de fous parcourt un paysage sommairement évoqué mais d’inspiration germanique. L’image comprend le titre gravé : Das Narrenschyff. Au registre inférieur, les fous ont atteint la côte et ils se sont embarqués : le bateau principal porte un groupe de voyageurs avec des bonnets à grelots, parmi lesquels un fou tient un oriflamme. Une légende gravée l’identifie comme « doctor griff » : il est le premier des fous, le « docteur » qui, malgré son titre, ne sait rien . On vient de quitter la terre, un fou chante Gaudeamus omnes (Réjouissons-nous tous) et deux autres mentions gravées précisent : Ad Narragoniam (En Narragonie !) et Har noch ! (Suivez-moi !). Le texte imprimé en bas-de-page ne consiste qu’en un commentaire de l’image : Zu Schyff, zu Schyff, Bruder. Eß gat, eß gat (Au navire, au navire, mes frères ! On y va, on y va !). Il cherchera au colophon les indications concernant l’auteur, le libraire, ainsi que le lieu et la date de publication.
La contrefaçon strasbourgeoise publiée en 1497 suit une disposition complètement différente et montre comment, en trois ans, le texte a acquis un tout autre statut (n° 10 : ill. 4). La gravure, toujours de très belle qualité, représente désormais la « nef stultifère » vogant à travers la mer, accompagnée de deux canots dont les fous semblent vouloir rejoindre le bord. Un fou tient l’oriflamme « au bonnet de fou », un autre joue de la flûte, tandis qu’on accueille au centre un jeune homme, tête nue et en habit de fou. Au-dessus du dessin, un phylactère porte les lettres « G.I.D.N. », que l’on a pu interpréter par Geh [ou : gehen wir] in das Narrenschiff » (Embarque [ou : Embarquons] dans la Nef des fous). Mais le plus intéressant est au registre supérieur, où un ensemble de rinceaux encadre un volumen déroulé sur lequel figure le titre tel que choisi par Grüninger :
Das nuw schiff vō nar //ragonia mit besunderē // flyß vō nūwē gmacht mit vil schöner zu gesetztē // hystoriē erlēgert uñ erclert zů basel // durch Sebastianū brāt lerer beiđ rechtē [Le Nouveau navire de Narragonie fait à nouveau avec un soin particulier, augmenté et illustré avec de nombreuses images plus joliment composées à Bâle par Sebastian Brant, professeur dans les deux droits] .
Ce court texte permet de noter deux points importants. D’une part, il met l’accent sur le « nouveau » : il s’agit d’une nouvelle édition qui vient d’être réalisée, et qui a été augmentée et pourvue de nouvelles illustrations. C’est que, avec le Narrenschiff, nous sommes désormais entrés dans une logique de marché, dans laquelle il convient de se démarquer le plus possible pour attirer le client : la nouveauté est devenue argument de vente . Le second point porte sur le statut de l’auteur : le Narrenschiff est un ouvrage connu, dont on sait que l’auteur est le Strasbourgeois Sébastien Brant, professeur utriusque juris à Bâle. Dès lors qu’avec l’imprimerie, le livre devient une marchandise, son contenu aussi est affecté d’une valeur et le nom de l’auteur à succès s’impose comme un capital qu’il convient de faire fructifier. L’édition strasbourgeoise du Narrenschiff constitue un témoignage explicite des transformations ainsi à l’œuvre à la fin du XVe siècle, et dont l’ouvrage marque une étape décisive.
Cette même année 1497 sort à Bâle, chez Bergmann, la première édition de la traduction latine du Narrenschiff (Stultifera navis) établie par Jacob Locher « Philomusus » (L’Ami des muses), avec au titre la gravure que l’on dirait canonique de la nef (n° 14 : ill. 5) . Les fous s’agitent inutilement sur le pont du navire, deux d’entre eux se battent, l’un va tomber à l’eau, un autre boit, un autre encore indique la direction à suivre, la plupart regardent sans rien faire et restent comme amorphes. Au centre, un fou semble conduire le groupe, et porte l’oriflamme toujours marqué « doctor griff ». La gravure a un titre en gothique (Navis stultorū) et la date de 1497. Le titre n’occupe pas moins de douze lignes dans la partie inférieure de la page : il précise le nom et la qualité de l’auteur, puis développe la généalogie du texte (d’abord écrit en vernaculaire, puis traduit en latin par Locher, enfin revu par l’auteur lui-même), avant d’indiquer la date d’édition et le nom du libraire. Nous sommes dans une logique de prosélytisme (il faut porter la parole à tous les peuples qui n’entendent pas l’allemand), mais aussi d’affaires financières : Bergmann bénéficiera de l’élargissement du public, lequel lui permettra aussi de barrer dans une certaine mesure la contrefaçon. Dans cette conjoncture, la « traçabilité », selon le mot très justement employé par Jean-Dominique Mellot, devient argument de vente : il convient, face à une concurrence agressive, de souligner devant l’acheteur éventuel la qualité du contenu du texte : qui en est l’auteur, pourquoi et par qui il a été traduit, quelles sont les garanties de qualité dont dispose l’acheteur ou le lecteur éventuel.
Que le dispositif de cette image fonctionne parfaitement est prouvé par le fait qu’elle sera très largement réemployée ou copiée. Ainsi, lorsque le nurembergeois Georg Stuchs réalise, sans doute dès 1497, une véritable contrefaçon de la Stultifera navis bâloise (n° 15), en reproduit-il exactement la page de titre, y compris la gravure, mais en inversant l’image et en adoptant un plus petit format. On remarquera que la copie va jusqu’à reprendre le nom et la devise du libraire bâlois (ill. 6). Mais Bergmann lui-même a été surpris par le succès de son édition latine, trop vite écoulée, et il en donne quelques mois plus tard une seconde édition (n° 18), pour laquelle le bois de titre est conservé mais dont le texte est légèrement augmenté. Il s’agit de lutter contre la contrefaçon, et les développements du titre ne manquent pas de mentionner la présence de ces suppléments qui ne figurent pas encore dans les éditions contrefaites (ill. 7). On retrouve cette même image de la nef, au titre de la troisième édition latine, donnée par Bergmann en 1498 (n° 19), mais aussi d’une réédition faite plus de dix ans plus tard (1509) : l’identité du bois est rendue manifeste par la présence de la date gravée de 1497. Le bois figurant au titre de la traduction française publiée par Balsarin à Lyon en 1499 (n° 25) est lui aussi copié de l’original bâlois, mais avec des variantes dont, notamment, l’oriflamme à l’effigie du fou avec la légende « Doctor gre » et le retour de la musique gravée (Gaudeam9 omnes) (ill. 8). La qualité de la gravure de 1494, celle-ci diffusée le plus largement à travers l’édition latine de 1497, en a réellement fait l’archétype de l’image de la « nef » connue dans toute l’Europe.
LES FIGURES DE LA FOLIE
Il n’est pas possible de passer en revue toutes les illustrations présentes dans le Narrenschiff original et dans ses vingt-six éditions ou rééditions connues pour le seul XVe siècle – l’étude précise de cet ensemble iconographique reste à conduire, sur le plan de l’histoire éditoriale (bois originaux, copies, etc.) et dans une perspective internationale. Nous nous bornerons par force à quelques exemples qui paraissent plus particulièrement significatifs.
Le thème de la folie et la sensibilité de la pré-Réforme.
La représentation du fou telle que la propose l’illustration du Narrenschiff témoigne d’un statut doublement ambigu. D’abord, ce qui caractérise le fou et le définit comme tel, c’est, non pas une maladie ni un handicap quelconque, mais son incapacité à voir la vérité. Le fou est parfois dangereux pour les autres, mais c’est d’abord à lui même qu’il porte préjudice, en ce qu’il néglige son salut – et, sous cette définition en creux de la responsabilité de ses actes par chacun, nous retrouvons un des thèmes privilégiés de la Réforme. Par suite, la folie ne désigne pas un autre, un personnage étrange, un exclus isolé du commun, mais elle se retrouve au principe même de la nature humaine : l’homme est fou, et il faut l’en avertir pour l’aider à se corriger. Une seconde caractéristique apparaît en retrait, qui renforce la problématique de la responsabilité. Si les illustrations, à commencer par la page de titre, mettent la plupart du temps en scène le plus souvent des fous, reconnaissables à leurs bonnets et parfois à leurs bâtons (les « marottes »), deux autres catégories principales de personnages sont aussi représentées, qui ne sont pas des fous : il s’agit d’abord des sages, qui connaissent la bonne route et que les fous ne savent pas écouter. Mais il s’agit aussi des enfants ou des jeunes gens, dont on devine que leur rencontre avec le fou va les séduire et leur faire choisir le mauvais chemin, celui qui les conduira leur propre perte. Là encore, la référence implicite à l’innéité du mal annonce une thèse fondamentale de la Réforme.
Mais le chemin inverse reste toujours ouvert, comme le montre la figure de Brant (der Dichter, le poète), s’excusant, à la fin de la première édition allemande. Il a posé à ses pieds les insignes de la folie – le bonnet et la marotte –, et prie, agenouillé dans une église, tandis que derrière lui les fous se rassemblent pour se moquer de lui. La gravure se retrouve dans la traduction latine de 1497, mais l’excuse (excusatio) est cette fois formulée par le traducteur, Jakob Locher. La légende précise :
Celui qui est moqué invoquera Dieu et l’entend distinctement : car c’est la simplicité du juste qui est moquée .
Nous sommes revenus au thème biblique original, du simple (simplex, simplicitas : le terme renvoie aussi à l’isolement) qui sait que, quelle que soit sa science, son salut ne pourra venir que de Dieu.
Le bibliomane
Après le titre à l’image de la Nef et de son équipage de fous, et après les pièces liminaires, la théorie des fous s’ouvre par la figure célèbre du « bibliomane », directement corrélée avec la nouvelle conjoncture gutenbergienne. Armé de son plumeau, chaussé de grosses lunettes et portant un bonnet de fou, le bibliomane est assis devant son pupitre sur lequel sont posés des livres, tandis que d’autres volumes sont rangés sur les étagères que l’on aperçoit en arrière. La version allemande de 1494 explique : c’est lui qui ouvre la danse des fous, parce qu’il possède des livres en masse mais ne les lit jamais et qu’il ne peut pas même en comprendre le contenu. La gravure réapparaît dans l’édition latine de 1497, et elle sera reproduite avec précision dans un certain nombre des éditions contrefaites ou traduites. Balsarin reprend l’effigie du bibliomane pour ouvrir sa Grant nef des fous du monde, à Lyon en 1499 (n° 25 : ill. 9) : le dispositif général est strictement le même, mais le graveur (lyonnais ?) a préféré aux tailles utilisées par l’artiste bâlois pour ses fonds d’image, soit des à-plats blancs, soit l’emploi d’un jeu de damiers. De même, la représentation de l’estrade portant le pupitre face auquel est assis le personnage est-elle simplifiée, mais la copie, de grande qualité, témoigne d’un souci évident de fidélité à l’original. La mise en page est très soignée, la gravure insérée dans le miroir d’un texte à longues lignes, avec quelques références marginales. L’auteur développe la critique de celui qui entasse les livres inutilement et sans les comprendre, puisque la vérité est ailleurs :
"Je suis bien fol de me fier en grant multitude de livres. Je désire tousjours et appète livres nouveaux ausquelz ne puis rien comprendre substance, ne rien entendre. Mais bien les contregarde honnestement de pouldre et d’ordure, je nettoye souvent mes pulpitres. Ma maison est décorée de livres, je me contente souvent de les veoir ouvers sans rien y comprendre."
Avec Gutenberg, la production de livres s’accroît considérablement – 30 000 éditions répertoriées pour le XVe siècle, soit peut-être quinze millions d’exemplaires mis en circulation à travers l’Europe en une cinquantaine d’années. Le Narrenschiff illustre la manière selon laquelle l’économie du livre change : nous entrons dans une logique de marché et corrélativement, non seulement le champ littéraire évolue, mais aussi les pratiques mêmes de lecture – Brant le sait, qui se tourne systématiquement vers le nouveau média pour gagner le public à ses idées. Mais la modernité est ambivalente et, si la multiplication des livres est gage de culture, elle sera aussi cause de désordres. La diffusion considérablement élargie des textes imprimés amène bientôt à poser la question de définir une morale de lecture : qui doit lire, qu’est-il légitime de lire, et qui peut écrire et surtout publier ? Une quarantaine d’années après l’invention de Gutenberg, Brant, avec sa figure du bibliomane, est sensible à ce changement de conjoncture, et l’on sait comment, avec la mise en place de différentes procédures de censure, celui-ci sera repris non seulement par une Église romaine soucieuse de contrôler ses fidèles, mais aussi, bientôt, par Luther et par les Réformés.
Le langage des images
Parcourons rapidement l’édition sans doute la plus répandue, la traduction latine publiée à deux reprises à Bâle en 1497 (Stultifera navis). Le problème de l’éducation des enfants (feuillet XVI) fait référence à deux thèmes qui, une nouvelle fois, seront largement repris par la Réforme : la responsabilité et la doctrine du péché originel. Brant, en effet, explique qu’il ne faut pas refuser ses responsabilités en donnant aux enfants une éducation trop souple – un thème qui certes ne perdra jamais de son actualité. Chacun doit assumer ses choix, et c’est aux adultes de déterminer ce qui sera souhaitable pour ceux qui, du fait de leur jeunesse, n’ont pas la possibilité de le faire. Le point est d’autant plus important que l’homme est marqué par le péché originel, qu’il a, en quelque sorte, le mal inné, et que l’éducation devra donc s’efforcer de corriger autant que possible cet état de chose chez les plus jeunes. L’illustration (ill. 10) met en scène un fou aux yeux bandés (il a des yeux, mais refuse de voir), assis à une table dans une taverne. À côté de lui, deux jeunes gens ont joué aux cartes, ils se disputent et sont prêts à tirer l’épée, sans que lui-même réagisse d’aucune manière.
Au feuillet XXXI recto est évoqué le cas de celui qui a trouvé quelque chose et qui, loin de le rendre à son légitime propriétaire, le garde pour lui (Invenire et non reddere), ce qui sera assimilé à du vol. L’illustration, très spectaculaire, montre, dans un élégant paysage de collines, un fou penché sur deux sacs remplis de pièces qu’il vient de découvrir (ill. 11). Il est tenu en laisse par un abominable démon aux pattes griffues, aux ailes de chauve-souris et à la tête d’oiseau, qui symbolise la cupidité et l’absence de scrupules. L’idée du lien qui rend le fou prisonnier de telle ou telle passion se rencontre à plusieurs reprise dans le volume, comme avec l’exemple de l’amour tenant le fou en laisse (ill. 12). Les symboles sont partout, de la déesse ailée personnifiant l’amour, et vers laquelle convergent les regards des fous, au petit amour bandant son arc, au singe et à l’âne – deux personnifications du péché et de la bêtise. Derrière la figure féminine, c’est la mort qui surgit, en la personne d’un squelette prêt à entraîner le fou dans la damnation éternelle – ces représentations de la mort préfigurent les images baroques. Et voici encore la laisse dans l’illustration du péché de gourmandise, où sont mis en scène ceux qui ne pensent qu’à manger et à boire.
A côté de la faiblesse des fous qui ne parviennent pas à lutter contre leurs passions, un thème récurrent est celui de l’aveuglement : l’homme est fou, parce qu’il ne distingue pas l’essentiel (la vie éternelle) de l’accessoire (la vie terrestre). L’idée est illustrée par l’image où le fou tient une balance à la main (ill. 13) : le premier plateau, chargé de maisons et d’une petite forteresse, symbolise les biens terrestres. Dans le second plateau, les silhouettes du soleil, de la lune et des étoiles représentent les biens célestes. Bien entendu, c’est le premier plateau qui semble le plus lourd, et le fou accompagne l’expérience d’un geste qui souligne le caractère indubitable du résultat… Même idée dans l’image, très moderne, du fou écrasé par les soucis du monde (ill. 14). Le personnage, toujours coiffé du bonnet de fou, ploie sous un cercle qui pèse sur son dos et dans lequel on reconnaît un paysage avec des villages et une rivière, tandis que le texte développe la folie de celui qui se soucie de « choses inutiles » (Cura inutilis) mais néglige celles qui sont indispensables. Terminons avec un dernier thème biblique : traitant de celui qui juge les autres mais ne pense pas à se juger lui-même, le texte reprend la parabole de la paille et de la poutre . L’image, proche du modèle des Arts de mourir, met en scène un malade couché, à l’article de la mort, tandis qu’au pied du lit le fou est sur le point d’être avalé par une bête infernale (ill. 15). Le message reste le même : la fin ultime, c’est la mort, qui marque le moment du passage dans l’au-delà, et il ne faut pas attendre le dernier moment pour s’assurer autant que possible le salut éternel. Une de ces conditions réside dans le regard critique que l’on portera sur soi-même, et, à nouveau, dans le sentiment de la responsabilité. La question de l’efficacité de ces choix ne semble pas être elle-même prise en compte.
Ces illustrations, de très belle qualité, représentent pour le libraire un capital très important, ce qui explique que, dans la plupart des cas, on ait repris pour l’édition en latin les bois employés pour l’original allemand. La chose est directement apparente dès lors que l’image, comme c’est parfois le cas, présente une légende gravée en allemand : ainsi le célèbre vieillard « Heinz le Fou » (Haintz Narr) prêt à descendre dans la tombe sans avoir durant sa longue vie acquis la moindre expérience utile (ill. 16). De même, l’illustration des mœurs efféminées et de la coquetterie des jeunes gens présente-t-elle non seulement un texte allemand dans un phylactère, mais même la date de 1494.
Paradoxalement, si l’on considère la célébrité de l’ouvrage, l’étude précise du Narrenschiff dans sa dimension européenne reste à conduire. Le Narrenschiff comme livre manifeste la réorganisation du champ littéraire sensible, à compter des années 1480, autour de l’imprimé : le contenu du volume est affecté d’une valeur (le texte et l’image), et le nom de l’auteur (Brant), bientôt celui du graveur (Dürer), devient aussi une valeur. Ce phénomène est susceptible d’être exploité par les libraires, par les contrefacteurs (qui se réfèrent pratiquement toujours à l’original), voire par les auteurs ou les graveurs et artistes, comme le montre l’exemple de Dürer publiant sous son nom, à Nuremberg, son Apocalypse de 1500 (ill. 17).
Le texte même du Narrenschiff peut être analysé dans le cadre de la problématique de la pré-Réforme, tandis que la mise en pages préfigure, d’une certaine manière, celle du livre d’emblèmes. L’objectif poursuivi est d’abord pratique, et les trois acteurs principaux, l’auteur, le libraire et l’illustrateur, ont parfaitement intégré la problématique du nouveau média : comment s’adresser au plus grand nombre pour l’engager à assurer son salut ? Enfin, la question du statut changeant du texte d’une édition à l’autre, et de son rapport à l’illustration, reste posée. Comme le suggère Rudolph Schenda, l’image n’est certainement pas le « livre du pauvre », mais elle demande elle aussi des compétences souvent poussées pour être décodée avec une réelle efficacité.
Article intéressant et de lecture facile.
RépondreSupprimerMerci.