Affichage des articles dont le libellé est Mauristes. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Mauristes. Afficher tous les articles

lundi 24 novembre 2014

Histoire du livre et histoire des langues

Cf légende infra, à la fin du texte
Les premières décennies du XVIIe siècle sont un temps de rupture dans l’histoire de l’érudition, du livre et des bibliothèques en Europe. Nous avons trop insisté pour qu’il soit pertinent de revenir encore une fois sur l’émergence, à Leyde comme à Oxford, à Milan, à Rome et à Paris, d’un nouveau modèle de bibliothèque, où les livres sont disposés sur les rayonnages d’une grande salle de travail, et qui est libéralement accessible au public des lecteurs. La bibliothèque s’impose comme le laboratoire où une connaissance rationnelle peut s’élaborer, et la publication de l’Advis pour dresser une bibliothèque, de Gabriel Naudé, à Paris en 1627, marque à cet égard une date emblématique. Dans le même temps, on s’inquiète de faire circuler les informations: des catalogues sont imprimés, soit catalogues de bibliothèque (à Leyde), soit catalogues collectifs (comme le catalogue des manuscrits de Belgique publié par Sanderus, en 2 volumes, à Lille en 1643).
La ville de Strasbourg, encore pour quelque temps une petite république indépendante membre du Saint-Empire romain germanique, s’insère elle aussi dans cette chronologie, avec la construction et l'organisation d’une bibliothèque moderne dans le cadre de la Haute École (Académie). Quelques années plus tard, l’Académie reçoit de l’empereur le privilège d’université de pleins droits.
À Paris, les Mauristes se lancent parallèlement dans leur gigantesque travail de collecte et de critique des sources: l’animateur de l’enquête est Dom Luc d’Achery (1609-1683), le savant bibliothécaire de Saint-Germain des Prés. C’est lui qui, en 1664, appelle Dom Jean Mabillon, et le forme à la recherche. Huit ans plus tard, en 1672, Mabillon entreprend un premier voyage d’étude et de collecte dans les grandes bibliothèques des maisons religieuses des «anciens Pays-Bas». Il gagne Lille, d’où il continue, d’abord à pied, vers Tournai, puis Saint-Amand et Saint-Ghislain, avant de poursuivre vers le nord jusqu’à Louvain. Il reviendra à Paris par Saint-Bertin, Saint-Riquier et Beauvais.
L’abbaye de Saint-Amand est précisément alors dirigée par Dom Jacques Dubois, qui travaille notamment à en enrichir la bibliothèque, et qui la fait reconstruire. Le fonds des manuscrits est déjà en partie connu, puisque son catalogue préparé par Dom Ildephonse Goetghebuer (285 manuscrits) avait été publié dans le premier volume de Sanderus. Mabillon, qui ne reste certainement que quelques jours à Saint-Amand, y découvre pourtant un manuscrit du IXe siècle, figurant d’ailleurs dans Sanderus (n° 112 F): il s'agit de sermons de Grégoire de Naziance, à la fin desquels le savant bénédictin a l’attention attirée par quelques feuillets portant une suite de textes plus courts, les uns en latin, les autres en langue vernaculaire, roman et vieil haut-allemand. Il a certainement remarqué le texte de la Cantilène de sainte Eulalie, aujourd’hui célèbre pour constituer le plus ancien texte connu en langue française, mais son attention se porte aussi, sur le même feuillet, par ce qui semble être un poème en vieil haut-allemand. N’étant pas lui-même germaniste, il ne peut le publier, mais en prend rapidement la copie.
Dom Mabillon, à St-Germain-des-Prés
Presque vingt ans plus tard, en 1689, Mabillon confie celle-ci à Christian Wilhelm von Eyben, alors conseiller du duc de Brunswick-Lunebourg, lequel la transmettra pour expertise à un correspondant strasbourgeois, Johann Schilter (1632-1705). Ce dernier est né à Pegau, aux portes de Leipzig, et a fait ses études à Iéna et à Leipzig, avant de venir d’abord à Francfort-s/Main, puis à Strasbourg, comme juriste et spécialiste de l’histoire du droit germanique (1686). Également professeur à l’Université, c’est lui qui, en définitive, publie pour la première fois le Ludwigslied de Saint-Amand, un des monuments de la littérature allemande, à Strasbourg en 1696 (deuxième éd. augm., Ulm, 1727).

Les pièces liminaires, deux lettres de Schilter à Mabillon et plusieurs autres documents, permettent de reconstituer le cheminement du dossier –ce qui est toujours de bonne méthode archivistique. Dans l’intervalle en effet, Mabillon avait souhaité reprendre son étude et disposer pour ce faire d’une collation précise du manuscrit, collation qu’il ne lui avait certainement pas été possible de prendre lors de son trop bref passage de 1672. Il s’adresse pour ce faire à Dom de Loos, qui se rend de Tournai à Saint-Amand au début de 1693: malheureusement, une voûte de la nouvelle bibliothèque s’est effondrée, les volumes sont restés en désordre (apparemment, les religieux manifestent moins d’intérêt pour leur bibliothèque…), et le manuscrit reste introuvable – comme Dom de Loos, le déplore, dans sa lettre du 9 mars à son savant confrère parisien.
Si la publication de 1696 donne par conséquent l’état de la question à cette date,  elle constitue aussi un exemple emblématique de la collaboration engagée au sein des réseaux savants européens, pour approfondir un problème scientifique. Par ailleurs, la plaquette illustre pleinement la mise en œuvre de la méthode historico-critique dans le champ de la philologie allemande: après les pièces liminaires, Schilter publie en effet le texte d’origine, et en propose une traduction latine suivie de commentaires  détaillés. De plus, le texte est enrichi de deux planches en dépliant, la première donnant un fac-similé d’inscription en vieil haut-allemand, et la seconde, une généalogie de la dynastie carolingienne. On rappellera, à titre ici plus anecdotique, que le manuscrit de Saint-Amand, avec la Cantilène de Sainte-Eulalie, ne sera redécouvert qu’après son transfert au dépôt littéraire de Valenciennes sous la Révolution, et par un autre philologue allemand, Hoffmann von Fallersleben (1837).
Quand au libraire qui a financé la publication, Johann Reinhold Dulsecker (parfois orthogr. Dulssecker, 1667-1737), il mériterait certainement une étude plus poussée, comme étant l’un de ces acteurs discrets, mais réellement importants, ayant travaillé à la diffusion de connaissances scientifiques parfois très novatrices à Strasbourg au tournant du XVIIIe siècle. On ne peut que souligner le soin donné à la qualité matérielle de la plaquette, avec notamment la présence d'un cuivre gravé censé illustrer la bataille de Saucourt-en-Vimeu dont il est question dans le texte (cf cliché).

Epinikion rythmo teutonico Ludovico regi acclamatum, cum Morthmannon anno 881 vicisset, per Jo. Mabillon descriptum, interpretatione latina et commentatione historia illustravit Jo. Schilter, Argentorati, Sumptibus Joh. Reinholdi Dvlsseckeri, 1696, ill., 2 tabl. dépl.
Mangeart, n° 143 (ancien B-5-15). Molinier, n° 150.

mardi 4 mars 2014

Livres et bibliothèques au "désert": Dom Calmet à Senones

Dom Calmet dans sa bibliothèque
Il est de tradition d’insister sur le rôle des «Lumières de la ville» au XVIIIe siècle: c’est en ville que sont établis les professionnels du livre, imprimeurs et libraires, c’est en ville que se trouve la plus grande partie du public (à commencer par le public captif des élèves des différents collèges), et c’est en ville que l’on dispose de collections importantes de livres, dont certaines prennent désormais la forme de bibliothèques publiques.

Tout ceci, qui est attendu, est évidemment exact, mais insuffisant: on trouve en effet de plus en plus souvent, dans d’anciennes maisons religieuses plus ou moins isolées et dans un nombre croissant de châteaux à la campagne, des collections de livres soigneusement entretenues, régulièrement actualisées et dont les aménagements font parfois l’objet de travaux importants. L’intégration géographique sensible dès la fin du XVIIe siècle fait que, même loin de la grande ville, les relations se font plus régulières, et qu’il est désormais possible de s’informer assez rapidement sur les nouveautés éditoriales, pour le cas échéant les faire venir. Le fait que, dans ces petites villes de province, voire dans le plat pays, les amateurs de livres, abbés ou représentants de la noblesse, s’inscrivent parmi les catégories sociales privilégiées fait que, paradoxalement, ils disposent pour leurs achats éventuels et pour l’entretien de leur bibliothèque, de sommes parfois considérables.
Nous insistions, dans notre dernier billet, sur le rôle stratégique de certaines petites vallées vosgiennes assurant un passage plus aisé entre le haut pays de Lorraine et la plaine d’Alsace. Nous voici à la fin du XVIIe siècle: «A quelques lieues de Lunéville, le voyageur [Dom Thierry Ruinart] trouva un autre pays…», avant de s’enfoncer au long de la vallée de la Meurthe pour remonter vers le col de Saales.
Nous sommes ici en pays de mission, avec des maisons comme celles de Moyenmoutier ou encore, dans une petite vallée secondaire, de Senones. C’est en montant dans ces «solitudes» successives que Dom Calmet (qui était né à Commercy) se retirera pour y accomplir une grande partie de sa carrière.
Il n’y a pas à s’arrêter ici sur l’œuvre érudite de Dom Calmet (1672-1757), célèbre déjà en son temps pour ses travaux de philologie et d’exégèse, mais aussi d’histoire régionale, mais nous voudrions insister sur son action dans le domaine des bibliothèques. Dom Calmet, qui a étudié à l’université de Pont-à-Mousson et dans un certain nombre de maisons de son ordre, et qui a séjourné un temps à Paris, est en effet un familier des bibliothèques. Nommé abbé de Senones en 1728, il consacrera la dernière partie de sa vie à l’administration de sa maison, dont il s’attache à accroître les propriétés et dont il achève la reconstruction.
On sait que la célébrité de la bibliothèque de Senones y avait déjà attiré Mabillon, qui y séjourne en 1696 avant de passer en Alsace (voir les Anecdota alsatica). Des aménagements y avaient déjà été entrepris par les deux prédécesseurs de Dom Calmet, les abbés Pierre Alliot et Mathieu Petitdidier. A partir de 1735, Dom Calmet fait installer des boiseries et des grillages pour le nouveau « cabinet », où sont présentés et conservés un certain nombre de curiosités, des monnaies et médailles anciennes, et les manuscrits et imprimés les plus remarquables de la bibliothèque: il s’agit probablement de rayonnages muraux formant des placards fermés par des portes grillagées à serrures.
Parallèlement, l’abbé enrichit les collections, soit en acquérant des ensembles en bloc, soit en faisant venir les nouveautés par le biais de correspondants, dont le libraire Debure à Paris : il
destinait chaque année une certaine somme à cet usage, & il n’a pas cessé pendant toute sa vie d’enrichir sa bibliothèque d’excellens livres, qu’il faisoit venir de Paris, d’Italie & d’Allemagne. 
Le recours aux archives montre que la «somme» dont il est question s’élève ordinairement à 1000 livres. Parmi les acquisitions faites en bloc, citons, en 1736, le «médailler de M. de Corberon», à Colmar, acheté pour 3000 livres, puis, en 1744, le «cabinet de M. Voile», pour la même somme. Le catalogue est repris à partir de 1737, comme en témoignent les mentions datées figurant sur un certain nombre d’exemplaires.
Ces enrichissements successifs expliquent que de nouveaux travaux devront bientôt être réalisés dans la bibliothèque, pour un marché considérable (18 000 livres), à partir de 1748: c’est que la «galerie» doit être agrandie d’un tiers, pour accueillir ce qui devient l’une des plus importantes collections de Lorraine. Quatre ans plus tôt, Dom Calmet notait avec satisfaction que « l’on a achetté quantité de livres » tandis que, en 1755, il signale encore:
On a achevé le grand catalogue de nos livres tant celui des matières que le catalogue des auteurs par ordre alphabétique. Cet ouvrage a exigé près de deux ans de travail au R.S. coadjuteur [en l’occurrence, Dom Fangé, neveu de l’abbé, auquel il succédera plus tard].
Malgré la réalité d’un commerce culturel qui inscrit pleinement l’abbaye dans les réseaux européens des Lumières (Voltaire lui-même est à Senones en 1754), nous sommes pourtant bien dans un «désert». Lorsque Dom Ruinart, chez qui l’érudit religieux se double d’un touriste avant la lettre, quitte l’abbaye pour gagner l’Alsace, il suit la vallée du Rabodeau pour monter vers le Donon:
Nous partîmes de Senones le 16 [septembre], suivant des chemins qui n’en étaient pas: allant à travers les pierres et les roches, tantôt à pied, tantôt à cheval, nous parvînmes par-dessus une suite de montagnes à la plus élevée de toutes, et nous nous trouvâmes dans une vaste plaine (…): ces lieux se nomment chaumes (…). Après avoir visité ces lieux sauvages, nous descendîmes aux mines de fer. Elles se trouvent aux pieds de la montagne dont le sommet porte le château de Salm...

Note bibliographique
Voyage littéraire en Alsace au dix-septième siècle, par Dom Ruinart…, trad. Jacques Matter, Strasbourg, F.-G. Levrault, 1826.
F. Dinago, Histoire de l’abbaye de Senones. Manuscrit inédit de Dom Calmet…, Saint-Dié, Bull. Sté philomatique vosgienne, [s. d.].
Marie-José Gasse-Grandjean, Les Livres dans les abbayes vosgiennes du Moyen Âge, préf. Michel Parisse, Nancy, P.U.N., 1992.