La tradition est celle fondée par l’apôtre Paul, «le verbe tue, mais l’esprit donne la vie» (II Cor., 3-6), formule qui explicite l’idée selon laquelle la signification n’est pas dans le signifiant, mais dans le message que l’on veut s’approprier (le signifié). Les signifiants (les mots) fonctionneraient de manière en quelque sorte transparente. Par suite, jusqu’au XIe siècle, les textes écrits et lus sont considérés comme la partie immergée du complexe plus vaste constitué par le discours et par ses significations possibles. Le discours n’est pas perçu comme relevant d’un champ d’analyse distinct, et l’«esprit» est privilégié par rapport à la littéralité des «mots».
De plus, nous sommes dans des sociétés de l’oralité, dans lesquelles les textes sont lus le plus souvent plus ou moins oralement, soit que la lecture se fasse à haute voix à un ou des auditeurs, soit qu’on lise pour soi-même en murmurant: l’oreille prime sur l’œil. Dans cette citation des Actes des apôtres, l’«Éthiopien» lit pour lui-même à voix haute, mais il ne «comprend» pas «ce qu’il lit» et dont l’«esprit» lui reste obscur:
Un eunuque (…) venu à Jérusalem (…) s’en retournait, assis sur son char et lisait le prophète Isaïe. (…) Philippe accourut et entendit l’Éthiopien qui lisait le prophète Isaïe. Il lui dit:
- Comprends-tu ce que tu lis?
Il répondit:
-Comment le pourrais-je, si quelqu’un ne me guide? Et il invita Philippe à monter et à s’asseoir avec lui (…).
L’eunuque dit à Philippe: -Je te prie, de qui le prophète parle-t-il? Alors, Philippe, ouvrant la bouche… (Actes, VIII, 27-35)
Laissons de côté le problème de l’intermédiaire qui sera en mesure de dévoiler et d’expliciter un «esprit» du texte par ailleurs inaccessible au plus grand nombre. Claudius de Turin comparera même la lettre à un «voile» qui masque la signification du discours: «Bénis soient les yeux qui voient l’Esprit au travers du voile de la lettre». La métaphore usuelle du corps (le texte) et de l’âme (sa signification) donne naturellement le privilège à cette dernière: lorsque Jérôme traduit la Vulgate, il s’attache lui aussi à l’esprit du texte plutôt qu’au mot à mot et à la littéralité.
Dans cette configuration, la hiérarchie du mot écrit et du mot oralisé est inversée. Alberto Manguel a donc raison de souligner le contresens fait sur la citation latine: les mots écrits «demeurent» parce qu’ils sont silencieux, prisonniers de leur page, et comme endormis, voire morts. C’est la lecture (et l'explication) qui les libèrera et qui les transmuera en ces mots parlés, vivants et qui sont l’esprit même. La bonne interprétation de la formule Verba volant, scripta manent illustre en définitive la justesse de la théorie: il faut l’expliciter.
(Alberto Manguel, Une Histoire de la lecture, trad. fr., Arles, Actes Sud, 1998).
(Alberto Manguel, Une Histoire de la lecture, trad. fr., Arles, Actes Sud, 1998).
Cliché: Évangiles de Liessies, détail de la miniature ouvrant l'Évangile de Jean: l'Esprit inspire l'apôtre (Avesnes, Cercle archéologique et historique). Voir aussi un autre billet sur le même sujet, appuyé sur le Christ et les docteurs de l'Église, tableau attribué à Dürer.
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