vendredi 14 octobre 2011

Qu'est-ce qu'une bibliothèque?

Les questions de vocabulaire (par exemple à propos de «médiathèque») ont à plusieurs reprises retenu l'attention de ce blog, l’évidence d’un mot apparemment reçu de tous masquant souvent la difficulté d’en préciser l’acception exacte. Ainsi du terme de «livre»: sans nous arrêter sur la question de savoir ce qu’est ou ce que n’est pas un «livre », il est bien évident que, dans la formule «histoire du livre», «livre» désigne toutes sortes d’objets qui, au sens propre, ne sont pas des livres (des journaux et périodiques, sans oublier tous les «non-livres», pour reprendre la formule chère à Nicolas Petit (pour une définition possible du «livre», cf Frédéric Barbier, Histoire du livre, 3e éd., Paris, Armand Colin, 2009).
«Bibliothèque» correspond au même modèle: que le terme soit reçu par le sens commun comme une évidence n’empêche nullement qu'il ne reste en définitive relativement flou, surtout à l'ère de la virtualité.
Qu’est-ce qu’une bibliothèque? On le sait, le mot français dérive du grec, et il désigne d'abord le meuble (une armoire), puis le lieu (une salle) où l’on range les livres. Cette acception est celle mise en scène par l’admirable «Lunette de saint Laurent» dans le mausolée de Galla Placidia à Ravenne (2e moitié du Ve siècle) (cliché 1), mais on connaît aussi le portrait de Cassiodore (±480-573) au travail devant ses livres tel qu’il figure en tête du Codex Amiatinus (Bibliothèque Laurentienne de Florence). Le sens commun rejoint cette acception, pour lequel, aujourd'hui, la bibliothèque possède des livres, qui sont toujours en majeure partie des imprimés. Mais les bibliothèques existent avant l’imprimerie, et les bibliothèques contemporaines conservent des manuscrits plus ou moins anciens.
Le parangon de la bibliothèque est donné, en Occident, par le Musée d’Alexandrie, lequel possédait, certes, une immense collection de rouleaux (volumina), mais abritait aussi des objets d’art, et accueillait des chercheurs spécialistes des textes et de leur tradition. Et, depuis toujours, on conserve dans les bibliothèques toutes sortes d’objets qui ne sont pas des livres, ni même parfois des documents écrits, du document d’archives aux objets de curiosités, aux peintures, bustes et sculptures, aux collections de numismatique, sans parler des nouveaux supports (DVD, etc.) et des nouveaux médias...
Le modèle encyclopédique semble réanimé à la Renaissance: la bibliothèque est le conservatoire où l’on trouvera comme un miroir du monde, à travers les livres et les textes, mais aussi à travers d’autres objets qui sont ceux des cabinets de curiosités –un des plus célèbres, en France, est celui de l’abbaye parisienne de Sainte-Geneviève au XVIIe siècle. Et ce modèle se perpétue encore avec la fondation du British Museum (1753), puis, d’un certain nombre de «Musées nationaux», dont la Bibliothèque nationale constituera longtemps un simple département (par ex. en Hongrie au tout début du XIXe siècle). 
La richesse des fonds n’est pas non plus, dans l'absolu, un critère suffisant pour caractériser une bibliothèque (au XVe siècle, une bibliothèque de 2000 titres constitue un ensemble d’une richesse exceptionnelle, alors qu’elle semblera négligeable aujourd’hui). Il en va de même avec le statut de l’institution (bibliothèque privée, semi-publique, encyclopédique, spécialisée, etc.), et avec ses conditions de fonctionnement et son accessibilité… Mais passons au XVIIIe siècle, et ouvrons l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, article BIBLIOTHEQUE: Selon le sens littéral (…), ce mot signifie un lieu destiné pour y mettre des livres. Une bibliothèque est un lieu plus ou moins vaste, avec des tablettes ou des armoires, où les livres sont rangés sous différentes classes: nous parlerons de cet ordre à l’article CATALOGUE.
Le sens littéral est en effet toujours fondé sur l'idée de «lieu», mais l’Encyclopédie introduit une autre notion, qui nous semble d’importance: les livres doivent faire l’objet d’un traitement, dont on peut imaginer qu’il concerne la politique des acquisitions, le classement bibliographique (en général dans un cadre systématique) et topographique (l’ordre des livres sur les rayons), les outils de mise à disposition (catalogues de différents types), etc. Dans sa définition implicite, la bibliothèque fonctionne ainsi comme une structure de rassemblement, d’organisation et de mise à disposition du savoir. C’est la double articulation, de l’espace physique et du contenu abstrait qui caractérise la bibliothèque moderne.  
Patrick Bazin ne dit pas autre chose, en s'attachant au point de vue plus professionnel qui est celui du bibliothécaire: Une bibliothèque (…) est une organisation du savoir qui fonctionne comme un bassin de décantation où la plus extrême diversité des publications se trouve passée au crible d’une superposition de filtres (…): l’agencement des salles, le classement en rayons, les fichiers, les thesauri, etc. À la surface: les ouvrages de référence, synthétiques, consensuels et pérennes; dans les tréfonds: les productions les plus singulières, les moins orthodoxes, les plus difficiles à trouver et à obtenir aussi; entre les niveaux extrêmes: un étagement et une répartition des connaissances sous-tendus par une conception encyclopédique du monde. Cette définition appuyée sur la double articulation, de l'interface physique (le lieu) et du contenu abstrait, nous semble fondamentale, au moins jusqu'aux années 2000 -nous y revenons dans un instant. Mais rappelons d'abord que, bien entendu, le terme français de «bibliothèque» est susceptible de prendre un certain nombre d’autres acceptions plus secondaires: surtout depuis le XVIe siècle, la bibliothèque désignera le cas échéant une institution (la Bibliothèque du Roi, plus tard la Bibliothèque nationale, etc.). Le glissement vers le contenu des livres est devenu plus rare, mais il est apparemment plus ancien: l’Ancien Testament est considéré comme une «bibliothèque», de même que les poèmes homériques, dans la mesure où ce sont des textes qui sont censés contenir toute l’expérience humaine. Au XVIIIe siècle, «on donne aussi le nom de bibliothèque à la collection même des livres». Par suite, le terme s’appliquera le cas échéant aussi à une collection éditoriale (la « Bibliothèque verte », de la maison Hachette au XIXe siècle), voire à un ensemble de textes mis à disposition du lecteur par le biais d’Internet. Il s’agit dans ce cas des «bibliothèques virtuelles», mettant à disposition du texte numérisé (du type de Gallica pour la Bibliothèque nationale de France). Une des innovations majeures de la virtualité concerne dès lors le fait que la bibliothèque n’est plus liée à un lieu physique, mais qu’elle est accessible à tous (tout au moins à tous ceux qui peuvent se connecter efficacement...) sans qu’il soit nécessaire de se déplacer et dans les condition en principe les plus souples possible. Ces perspectives soulèvent un certain nombre de problèmes, sur lesquels nous souhaiterions revenir dans un prochain billet.
Clichés: 1) Ravenne, lunette de Saint-Laurent; 2) Bibliothèque de la cathédrale du Puy: fresque représentant la Rhétorique; 3) Bibliothèque nationale de Danemark, Copenhague.

1 commentaire:

  1. Puis-je me permettre, en écho à cette réflexion, de publier un extrait amusant (notamment pour ceux qui pensent que l'animation culturelle en bibliothèque est une invention des années 60...) : L’exposition à la bibliothèque pour la fête communale de 1838 [Cambrai]

    "Encore une exposition ! Encore une fois on a dit à ces milliers de volumes, hôtes séculaires de notre
    moderne bibliothèque : Arrière ! Arrière ! Place à la couleur ! Et d’immenses voiles de lustrine sont
    tombées devant les rayons savants, dépositaires de tant de génie, et sur ce vaste suaire on a posé
    une foule de cadres dorés. Aujourd’hui, le vieil habitué de la Bibliothèque croyant venir prendre
    une somme de St-Thomas, ou un Flavius Josèphe, se casse le nez contre une caravane de Bédouins,
    ou se brise les jambes contre une balance à bascule de la force de mille kilos ! C’en est fait pour
    deux mois, les vieux auteurs dorment derrière le rideau, et les artistes modernes brillent sur
    l’avant-scène ; puissent-ils vivre aussi longtemps que les premiers ! Bon voyage aux savants et aux
    bibliothécaires ; arrivez les artistes et les sergents de ville. Chacun son tour, ôte-toi de là que je m’y
    mette ; c’est dans l’ordre légal." (Cambrai, MAC, Del 38/98. «Exposition. Salon de 1838»,
    cité dans le catalogue La fête s'affiche dans les rues cambrésiennes du XIXe s., 2013)

    David-Jonathan

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