La «troisième révolution du livre», autrement dit la révolution des nouveaux médias, s’accompagne de la montée en puissance de la numérisation: de plus en plus de textes sont désormais disponibles sous une forme numérique, par le biais d’Internet, et personne ne s’en plaindra.
A contrario, la question qui se pose est, parfois, celle de la fonction des bibliothèques dites «publiques», voire des bibliothèques de recherche, dont un certain nombre voit effectivement ses chiffres de fréquentation stagner ou baisser: une difficulté évidente pour les responsables, à l’heure où les décideurs en matière de gestion suivent de plus en plus une logique fondée sur des indicateurs statistiques. Moins d’utilisateurs pour un service, ce serait un service moins pertinent, donc demandant moins d’investissements et de crédits: la spirale est facile à engager –le principal danger réside probablement d’ailleurs dans cette facilité elle-même.
Mais les bibliothèques ont une longue histoire derrière elles, et leur fonction a déjà beaucoup changé au fil du temps. À la période moderne (Renaissance, XVIe siècle), ce qui est d’abord mis en évidence, c'est un modèle dominé par les bibliothèques savantes, souvent privées, parfois appartenant à un prince ou à un souverain, et plus ou moins ouvertes à un public de chercheurs et d’«amis». Ces bibliothèques ont aussi une fonction de représentation, et on sait qu’elles sont parfois associées à des cabinets de curiosités plus ou moins extraordinaires.
Le rôle des bibliothèques savantes comme lieux de sociabilité (de travail, mais aussi de rencontre et de reconnaissance) se déploie progressivement au sein de la «République des Lettres» qui se constitue en Europe occidentale surtout à partir du XVIIe siècle. Les savants sont reçus dans les collections de toute l’Europe, et le paradigme de la bibliothèque ouverte au «public» s’impose, notamment en Italie, mais aussi en France avec les réflexions de Gabriel Naudé (1627):
«En vain celuy là s’efforce il (…) de faire quelque despense notable après les livres, qui n’a dessein d’en vouer & consacrer l’usage au public & de n’en desnier jamais la communication au moindre des hommes qui en pourra avoir besoin…»
Pourtant, la problématique change avec l’essor des Lumières, lorsque d’autres institutions se mettent en place pour répondre à une demande croissante en lectures et en informations: on pourra penser aux bibliothèques des académies et autres sociétés savantes (notamment les «Musées»), mais surtout aux cabinets de lecture et aux «bibliothèques tournantes», voire à certaines librairies. C’est que la discussion concerne désormais les questions du jour, relatives à la conduite des affaires publiques. Comme le soulignait Rudolf Vierhaus, les Lumières sont le temps de la «politique».
L’espace public en construction s’appuie certes toujours sur le média du livre, mais surtout des périodiques et autres «pièces» d’actualité, et sur un certain nombre d’espaces de sociabilité plus ou moins spécialisés –jusqu’à la rue elle-même, comme, à Paris, dans les jardins et les galeries du Palais-Royal.
On comprend que les théoriciens de la bibliographie et des bibliothèques, comme l’abbé Grégoire, soient particulièrement sensibles à la question de l’accessibilité des collections pour le plus grand nombre: avoir accès à l’imprimé, c’est avoir accès à l’espace public, cet élément décisif dans un système fondé sur la démocratie. Mais les contenus des collections saisies à la Révolution sur le clergé et sur les émigrés répondent en définitive assez mal à ce programme, et cette incohérence fonde l’ambigüité du statut des «bibliothèques publiques» en France au XIXe siècle. Si les bibliothèques des villes sont effectivement publiques, la conquête de la «lecture publique» reste longtemps à l’ordre du jour. L’exemple de Dole, que nous avons récemment évoqué, illustre bien cette évolution.
Laissons de côté la problématique de la bibliophilie, puis du patrimoine et de la patrimonialisation (sensible aussi chez l’abbé Grégoire). On conçoit les problèmes que pose aujourd’hui à nos bibliothèques la réorganisation de l’espace public autour de médias comme la radio, comme la télévision et de plus en plus comme Internet.
Le glissement sémantique qui se fait aujourd'hui lentement sentir autour du terme de médiathèque manifeste les évolutions en cours. Encore dans la seconde moitié du XXe siècle, la bibliothèque avait parfois conservé une image quelque peu archaïque, et cette impression s’accentue dans les années 1980, quand se généralise la discussion sur la fin de la «Galaxie Gutenberg». Du coup, il faut montrer que les bibliothèques sont de leur temps, et donc qu’elles proposent à leur public autre chose que les seuls imprimés: l’appellation de médiathèque est censée, en France, répondre à cette exigence et affirmer cette volonté d'ouverture.
Mais dans nos années 2010, la discussion concerne de plus en plus la nature du lien social, les identités collectives, les voies de la participation politique, les problèmes d’éducation, etc.: la médiathèque fonctionne certes toujours en tant qu’espace de travail et de «lectures» ou de découvertes, mais elle pourra aussi s’imposer comme lieu de rencontres, de formation, d’information et de discussion. La médiathèque, sur place ou à distance (par l’intermédiaire d’un portail sur Internet), aura ainsi à se positionner, surtout en milieu urbain, comme un espace-clé de la sociabilité «politique» en notre époque de la postmodernité. Comme au XVIIIe siècle, l'institution revisitée fonctionne bien comme l'interface entre ses utilisateurs et la masse des informations disponibles, sous quelque forme qu'elles se présentent, dans une perspective qui est celle de la participation.
Clichés: à Valenciennes, une médiathèque de notre temps. 1) La salle de l'ancienne bibliothèque des Jésuites. 2) La salle dite du patrimoine, pour la consultation des ouvrages du fonds ancien, des titres d'histoire régionale et locale et des documents des Archives municipales. 3) L'ancienne cour de la bibliothèque, couverte d'une imposante verrière et par laquelle se fait l'accès aux différents services de la «médiathèque».
Visite virtuelle de la bibliothèque de Valenciennes.
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