Le terme d’«archive» (au singulier) est depuis des années devenu plus à la mode dans le monde des historiens, sans que sa définition soit toujours explicitée. Les élèves de l’École des chartes se voient décerner, après leur cursus de quatre années et la soutenance de leur thèse, le diplôme d’archiviste-paléographe, ils ont reçu une formation certaine à l’«archivistique» (alias la science des archives) et un certain nombre travaille par la suite dans les archives publiques (nationales, départementales, municipales), plus rarement dans les archives privées. Mais il s’agit bien des «archives» au pluriel, et non pas de l’«archive» au singulier.
Plusieurs hypothèses peuvent être proposées sur le sens du mot archive. Retenons-en deux:
1) Il peut s’agir, d’abord, d’une sorte de concession à la mode et à l'obligation de faire du nouveau -même si ce n'est qu'en apparence. Avec cette acception, la distinction par rapport au document d’archives au sens classique du terme n’est pas si évidente: en y regardant de plus près, l’«archive» désigne souvent des documents d’archives dans l’acception habituelle de la formule. L’argument selon lequel cette «archive» ne se limite pas aux seuls documents sur papier n’en est pas un: nous savons de longue date que, pas plus que les fonds des bibliothèques ne sont constitués des seuls «livres», les fonds d’archives ne possèdent que des documents écrits ou imprimés sur papier, mais bien toutes sortes de documents sur toutes sortes de supports, et même les objets les plus inattendus...
2) Mais nous sommes dans une logique inverse à celle du dépôt d'une certaine manière naturel des pièces d'archives qui constitueront un fonds: l’«archive» sera construite par le chercheur, en fonction de la problématique qu’il aura élaborée ou de l’objet sur lequel il voudra travailler. Sans vouloir discuter la pertinence réelle de l’innovation lexicographique, avouons que cette seconde acception semble plus intéressante: nous ne sommes pas si éloignés des choix de Lucien Febvre lorsqu’il institue l’«histoire problème», l’«archive» désignant dès lors l’ensemble des éléments de toutes sortes (pas seulement des «documents d’archives») susceptibles de «documenter» la question posée. Dans cette acception, l’«archive» est fondée par le regard et par le travail du chercheur.
Notre regard d’historien rejoint souvent cette perspective, y compris dans la vie quotidienne: tel ou tel paysage ou environnement (terme à prendre dans son sens le plus large) se donne à lire comme la résultante actuelle et visible d’un éventail de phénomènes de toutes sortes qui se sont déroulés dans le passé. À titre d’exemple, dans une ville comme Paris, la topographie urbaine, l’organisation des réseaux d’échanges et de circulation, les logiques à l’œuvre dans l’identité des différents «quartiers», la fonction et l’architecture des bâtiments, constituent autant de phénomènes qui tirent leur intelligibilité possible du passé dont ils sont issus, et contre lequel ils se définissent aussi parfois. A contrario, ils éclairent aussi ce même passé. Insistons sur l'intérêt de cette approche, à l’heure de la recherche des «racines» et de l’inscription dans un espace que l’on voudrait signifiant.
Nous avons à plusieurs reprises évoqué ici même (trop rapidement, et souvent sans le dire) la question de la topo- graphie, à propos des premiers imprimeurs parisiens, de la topographie de Pékin, de celle de la famille Mame à Tours et dans les environs, et d’un certain nombre d’autres sujets (dont celui de Lyon).
L’arrivée de l’été est propice à multiplier les observations glanées au fil des promenades. Pour ne pas quitter Paris, la topographie du «petit monde du livre» dans la capitale a radicalement évolué au cours des cinq derniers siècles écoulés: nous sommes passés du parvis de la cathédrale à la rue Saint-Jacques, au quartier de l’université et des collèges, puis au quartier de Saint-Germain-des-Prés et des quais, un temps aussi à la rive droite, avec le Palais Royal, la Bourse, les grands boulevards et le quartier du nouvel Opéra… Les imprimeries longtemps au cœur de la ville ont quant à elles été progressivement «délocalisées» à la périphérie, puis en banlieue et plus tard en province.
Même si la topographie du livre et des médias est aujourd'hui très largement nouvelle dans la capitale, le flâneur attentif n’en observe pas moins les vestiges des évolutions passées: en sortant de la Sorbonne, nous voici face à La Boutique des cahiers, où flotte toujours le souvenir de Charles Péguy. Félicitons-nous de ce que les repreneurs successifs aient conservé l'aménagement extérieur de ce petit local. Un peu au-dessus, en remontant le boulevard Saint-Michel, nous remarquons un bel immeuble en pierre de taille, qui date de 1913 et porte fièrement, à hauteur du 3e étage, le bandeau de la «Librairie Armand Colin».
Nous restons dans la tradition multiséculaire de l'imprimerie et de la librairie, avec ce que nous pouvons bien appeler une marque typographique sur pierre, qui se trouve comme insérée (à la place d'une fenêtre) au deuxième niveau du bâtiment. L'arbre tutélaire (que d'arbres dans les marques typographiques depuis le XVe siècle!) protège le monogramme «A.C.» et sa devise («Labeur sans soin, labeur de rien»), et il surplombe la date de fondation de la maison gravées en caractères romains sur le modèle d'une inscription épigraphique: 1870.
Même si les logiques (ou les hasards) de la concentration financière font qu'aujourd'hui Armand Colin n'est plus au 103 du boulevard Saint-Michel, sa maison et surtout son souvenir y restent inscrits dans la façade de l'immeuble et dans la topographie du quartier. Bref, se promener en ville (mais aussi à travers les campagnes), c'est déjà découvrir une «archive». Alors... profitez de l'été, et partez en flânerie!
Daniel Bermont, Armand Colin. Histoire d'un éditeurs, de 1870 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2008.
La Capitale des livres. Le monde du livre et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXIe siècle [catalogue d’exposition], dir. Frédéric Barbier, Paris, Paris-Bibliothèques / PUF, 2007.
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