lundi 30 août 2010

Des livres pour tous

Nous signalions, le 17 mai dernier, la sortie du remarquable recueil d’études dirigé par Lodovica Braida et Mario Infelise sur le thème des «livres pour tous» (Libri pet tutti). La lecture des différents articles en est particulièrement stimulante, non seulement de par la problématique très large du propos, mais aussi parce que celui-ci est envisagé dans une perspective implicitement comparatiste, et surtout dans le long terme (de l’Ancien Régime à aujourd’hui).
Entre économie et contrôle. Le «livre pour tous» recouvre des problématiques qui sont d’abord d’ordre économique, dimension qui se fait progressivement plus sensible à partir de la fin de l’Ancien Régime et avec la seconde révolution du livre (à partir des années 1760 et au XIXe siècle). L’élargissement du public des lecteurs s’accompagne d’un élargissement du volume des affaires, et la logique même de l’industrialisation de la branche se fonde sur la mise en place d’une forme de production de masse dont la question de la qualité ne tardera pas à être posée.
Car le modèle du «livre pour tous» touche aussi à l’écriture (le type de diffusion est déjà pris en compte au niveau de l’écriture elle-même), tout comme à la problématique d’une lecture éventuellement définie comme «populaire» (voir sur ce point la critique très bien venue de Mario Infelise, p. 3). Mais il touche surtout au contrôle des textes et de leur diffusion, et, quelques décennies à peine après l’invention de la typographie en caractères mobiles (vers 1450), l’élargissement du public dévoile déjà certaines des ambiguïtés qu’il implique. D’une part, il est considéré comme bénéfique que chacun, du moment qu’il sait lire (mais pas nécessairement, avec la pratique de la lecture en public), puisse avoir accès aux textes imprimés, et d’abord aux textes sacrés. De l’autre, les dangers potentiels présentés par une lecture sans contrôle apparaissent aussi: il convient, pour pouvoir accéder à un certain type de textes, de disposer d’un certain niveau de formation intellectuelle qui garantirait de pouvoir distinguer plus précisément le vrai du faux, et qui serait nécessaire pour asseoir un jugement fondé. Bref, si tout un chacun peut lire, cela n’est pas nécessairement souhaitable, bien au contraire.
Six grandes parties. Après l’introduction de Mario Infelise, l’ouvrage publié par nos collègues envisage d'abord la question de l’articulation entre oralité et imprimé, puisque l’imprimé de grande diffusion s’adresse en priorité à un monde dominé par la communication orale: Mario Infelise rappelle d'ailleurs que, encore au début du XXe siècle, la Calabre compte 70% d’analphabètes, contre 11% au Piémont. De telles distorsions ne peuvent pas rester sans effets sur l’économie du livre.
Mentionnons plus particulièrement l’étude des chansons imprimées (par Tiziana Plebani, p. 57 et suiv.). On pourrait, d’une certaine manière, relier à cet exemple la question de l’image, traitée notamment par Giorgio Bacci pour la fin du XVIIIe et le XIXe siècle (p. 163 et suiv.) : l’article de Bacci envisage aussi la question des transferts de modèles éditoriaux, avec la prégnance de certains modèles français sur l’édition italienne au XIXe siècle.
Mais, bien évidemment, la lecture de grande diffusion concerne prioritairement les livres de piété, pour lesquels la conjoncture change très profondément entre le temps des Réformes, les suites du conciles de Trente et le passage à l’industrialisation au XIXe siècle: le problème du «livre pour tous» implique de plus en plus une perspective de prosélytisme, comme le montre l’exemple des publications catholiques (ou protestantes) dans l’Italie contemporaine (p. 206 et suiv.).
Du côté des stratégies éditoriales, le problème de la vulgarisation est envisagé de manière exemplaire par Paola Govoni («Scienza per tutti», p. 181 et suiv.). Le domaine du livre pédagogique constitue bien entendu un modèle idéaltypique pour le marché de masse à l’époque contemporaine, mais on peut bien penser qu’il aurait été intéressant d’essayer de le faire remonter antérieurement au XIXe siècle (p. 201 et suiv.).
Les deux dernières parties du recueil sont particulièrement suggestives: la première, qui ne compte que deux contributions, concerne la problématique de la distribution (p. 249 et suiv.) –puisque l’on sait qu’une des caractéristiques de la librairie pour le plus grand nombre est précisément de ne pas toujours passer par les canaux traditionnels de la diffusion. La dernière partie, enfin, porte sur l’historiographie, avec des articles sur la trajectoire des travaux sur le thème en Allemagne, en Espagne, en France et en Italie.
Quelques remarques qui s'inscrivent moins comme des critiques que comme des interrogations en vue d'une poursuite de la recherche. En premier lieu, une partie croissante de la «librairie» de grande diffusion concerne, depuis le XVIIIe siècle, non plus les livres, mais bien les périodiques, voire les journaux, et cette dualité fondamentale de l'objet n'apparaît peut-être pas si clairement au fil des différentes contributions. D'autre part, nous avons parfois le sentiment que, si la préférence donnée à une organisation thématique de ce recueil est tout à fait fondée, elle présente peut-être l'inconvénient de gommer, dans une certaine mesure, les processus de changement. Enfin, il faut souligner le fait que l'ouvrage porte prioritairement sur l’histoire du livre en Italie, par rapport à laquelle les autres traditions observables dans les différents pays européens restent largement absentes: la matière pour un second recueil, que l’on souhaiterait de qualité équivalente?

L'ouvrage comporte un index des noms de personnes et un cahier d'illustrations.

dimanche 29 août 2010

Des arbres, des trains... et des livres

Nous signalions il y a quelques temps l'existence d'une manifestation exceptionnelle, "La Forêt des livres", dans le petit village (150 habitants) de Chanceaux-lès-Loches, en Touraine (voir le billet du 18 avril). C'est l'occasion de dire que "La Forêt des livres" a lieu tous les ans depuis quinze ans, le dernier dimanche du mois d'août, et qu'elle se déroule donc aujourd'hui, 29 août 2010.
L'événement est organisé dans un environnement très agréable, mais moins commode que ne le serait, par exemple, le centre d'une grande ville (ce qui fait le charme de Chanceaux, c'est que c'est un village relativement isolé et qui semble quelque peu hors du temps). Le succès suppose donc certains accommodements, et, si la Touraine est bien sûr la terre des écrivains, de Ronsard à Balzac, et même au jeune Marcel Proust dans sa maison familiale d'Illiers, ce sont surtout des vedettes de cinéma, des chanteurs et des présentateurs de télévision, qui prennent rang parmi les "locomotives" de "La Forêt des livres". En somme, nul doute que la conception et le "plan médias" de l'événement ne soient particulièrement soignés, ce qui est en effet la condition du succès.
Car le succès est bien là: plus de 50000 visiteurs chaque année transforment Chanceaux en Woodstock de la littérature, pour reprendre une formule du New York Times. Ce qui paraissait impossible devient possible, et, à côté de peoples éventuellement écrivains, on rencontrera aussi nombre d'écrivains à proprement parler, sans oublier les autres professionnels, dont les libraires et bouquinistes, qui bien sûr ne sont pas des peoples.
Mais on ne peut que se réjouir de la réussite improbable de l'entreprise.
Les organisateurs soulignent le lien entre les arbres et les livres, dans la mesure où les premiers fournissent depuis le XIXe siècle industriel la pâte servant à fabriquer le papier. D'autres rapports plus poétiques pourraient être évoqués, de l'enfant lisant à l'abri dans son arbre (Proust, encore), ou du "promeneur solitaire" plongé dans sa lecture au plus profond d'une forêt. Mais nous soulignerons plutôt un rapport différent, celui entre le voyage et la lecture.
En effet, dans un autre billet (en date du 27 juillet), nous attirions l'attention sur le lien qui existe entre le train et le livre. Ce n'est pas en descendant du Transsibérien que nous pourrions dire autre chose: le voyage au long cours, dans un monde abrité et plus ou moins inaccessible (le train en route), un ou plusieurs jours durant, donne en effet l'occasion de conduire ou de reprendre des lectures elles-mêmes au long cours et que l'urgence de la vie quotidienne empêche parfois de mener à leur terme. Les organisateurs de "La Forêt des livres" mettent aussi, à leur manière, ce rapport en évidence, en faisant venir depuis 2009 leurs invités parisiens dans un train extraordinaire, une rame historique de la Compagnie des wagons-lits (avec Pullmans et voitures restaurants) qui circule pour l'occasion de Paris à Loches, via Orléans et Tours. De sorte que, aujourd'hui à Loches et à Chanceaux, l'amateur de livres et l'amateur de trains sont pareillement comblés.

Exceptionnellement, les clichés illustrant ce billet ne sont pas inédits mais sont repris d'Internet: le premier figure à l'adresse du site officiel de la manifestation (http://www.laforetdeslivres.com/), le second à celle d'un site spécialisé (http://rail86.free.fr/TT/CIWL/CIWL%2003.JPG: sur le cliché, qui date de 2009, le train entre en gare de Loches).

samedi 28 août 2010

Une civilisation de stèles?

Une des caractéristiques de la civilisation de l’écriture et du livre en Chine tient dans la place qu’y occupent certains systèmes très particuliers de reproduction. Il y a quelques années, à l’occasion d’un colloque à Pékin (dont les Actes ont été publiés en près de 200 pages dans Histoire et civilisation du livre, 2007, III), nous avons pu visiter la bibliothèque de la Cité interdite (voir cliché ci-dessus). Pour l’Occidental, l’étonnement vient de ce que la bibliothèque ne conserve pas des livres au sens habituel du terme, mais bien des plaques xylographiées, autrement dit des bois gravés. Il est possible, à partir de ceux-ci, de réaliser par impression ou par simple frottis une reproduction du texte (et éventuellement des illustrations) pour son usage personnel: une manière de préfiguration, en quelque sorte, de la procédure parfois utilisée aujourd’hui, et qui consiste à faire imprimer exemplaire par exemplaire au fur et à mesure de la demande.
Mais, pour le visiteur non sinologue et donc nécessairement quelque peu étranger, la Chine apparaît aussi comme le pays des stèles. Le Temple de Confucius a été fondé à Pékin au tout début du XIVe siècle, et il jouxte le Collège impérial (Giozijian), où sont recrutés par concours, puis formés les hauts fonctionnaires (mandarins) de l’Empire. Les stèles gravées (voir cliché ci-dessous) sont d’abord destinées à la commémoration des hauts faits de l’Empereur, et à la biographie des candidats reçus. D’autre part, le Temple possédait à l’origine 189 stèles portant le texte des treize classiques confucéens. Outre la fonction première des stèles, on peut aussi penser qu’elles rendent de réaliser, par simple frottis, une reproduction à usage privé du texte qu’elles proposent.
Un certain nombre de ces stèles sont portées par des effigies de tortues, l’animal cosmique par excellence (parce qu’il associe la figure ronde du ciel, avec sa carapace, et la figure carrée de la terre, avec son corps proprement dit (voir cliché).
Ajoutons une dernière remarque, qui concerne certaines spécificités de l’écriture par idéogrammes. L’alphabet constitue un système de codes caractérisé par son abstraction plus poussée, alors que le lien est en principe plus immédiat, entre le dessin des idéogrammes et le signifié qu’ils représentent. Un des effets de cette opposition réside peut-être dans le statut de l’inscription, qui ne signifie pas simplement quelque chose, mais qui l’invoque et qui le fait surgir, et cela d’autant plus que l’esthétique de la calligraphie tient une place importante dans la civilisation chinoise. Au Temple du Ciel (Tiantan) comme dans d'autres sanctuaires de Pékin, on est surpris de voir, sur les sortes d’autels alignés, de simples plaquettes portant le nom de la divinité et qui sont substituées aux représentations iconographiques, sculptures, triptyques, etc., auxquels nous sommes habitués en Occident (voir cliché ci-dessous). D’une certaine manière, cette monumentalité idéographique a une fonction d’épiphanie au sens étymologique du terme (=manifestation de qq ch, action de le rendre visible).

Clichés: 1) Toitures de la Bibliothèque, Cité interdite; 2) Une forêt de stèles; 3) Tête d'une tortue portant une stèle; 4) Exemple d'autels portant des tablettes votives.

vendredi 27 août 2010

À Pékin: topographie du « petit monde » du livre

La méconnaissance des idéogrammes rend bien difficile, à Pékin, une approche plus en profondeur du monde de l’écriture et du livre. Par ailleurs, les transformations les plus récentes ont complètement restructuré la ville, en substituant aux vieux quartiers et aux ruelles traditionnels un monde de buildings et d’avenues gigantesques, dont la plus longue dépasse les quarante kilomètres et qui comptent jusqu’à douze files pour les voitures...
Pour autant, la topographie urbaine laisse une petite place à la culture traditionnelle de la calligraphie, du dessin et de la peinture lorsque nous abordons la rue de Liliuchang, dite rue des antiquaires. L’atelier du pin et du bambou (Song Zhu Zai) ouvre en 1672, et propose les «quatre trésors du lettré» (autrement dit, papier et matériel pour écrire et pour peindre: pinceau, bâton d'encre, pierre à encre, papier), ainsi que des chefs d’œuvre de la calligraphie et de la peinture (dont bon nombre de pièces contemporaines). En 1896, c’est l’ouverture d’un atelier de xylographies polychromes, désormais sous la raison sociale de Rong Bao Zhai. L’entreprise est nationalisée en 1950 et, pour autant que l’on lise entre les lignes, elle est toujours aujourd’hui une entreprise d’État.
La façade superbe (cliché en haut) surprend par son amplitude, dans un environnement où la majorité des boutiques sont sensiblement plus petites. Le rez-de-chaussée abrite le magasin de papeterie et de fournitures spécialisées (pierres à encre, pinceaux, encres noires ou rouges, couleurs, etc.), tandis que l’on trouve au premier étage une galerie d’art, mais le tout dans une mise en scène quelque peu traditionnelle et où la couleur dominante reste bien grise (cf cliché). Les autres boutiques de la rue abritent un grand nombre de magasins d’«antiquités», dans lesquels on trouvera entre autres quantité de reliques de l’époque communiste. Sur cette affichette (cliché ci-dessous), on notera évidemment la présence du Petit livre rouge et l'arrière-plan des drapeaux rouges, mais aussi la mise sur le même plan du soldat et du plumitif qui, chacun avec ses armes (celui-ci, son poing, l'autre, son stylographe), s'emploient à abattre les ennemis de la révolution prolétarienne.
Pourtant, sous le porche de Rong Bao Zhai, une note historique en chinois et en anglais témoigne du souci nouveau de se réapproprier une histoire et une tradition culturelle longtemps ignorées. D'une manière générale d'ailleurs, si le temps est toujours, en Chine, à la démolition radicale et à la reconstruction à l'occidentale (buildings, etc.), on perçoit pourtant un souci nouveau quant à la préservation du patrimoine architectural, urbanistique et muséographique. Cette problématique est particulièrement complexe en Chine, pays qui a subi les excès de la Révolution culturelle de Mao et le cortège incroyable de destructions qui a accompagné celle-ci, mais pays qui se trouve toujours soumis aujourd'hui à des pressions considérables d'ordre dans le domaine de l'économie.

jeudi 26 août 2010

Histoire du livre et histoire de l'écriture: l'écriture, entre pratique, symbole et économie

Après Yekaterinburg, un trajet de deux jours par le rapide 2, «Rossia», nous conduit à Irkoutsk, où nous faisons une halte pour découvrir la ville et le lac Baïkal (il ne fait pas chaud, l’automne sibérien approche déjà!...), avant d'embarquer dans le Transmongolien à destination d’Oulan-Bator. La Mongolie, pays toujours quelque peu mythique pour l’Occidental, ne déçoit certes pas lorsque l’on en découvre les paysages déserts au petit matin, après environ vingt-quatre heures de voyage. Le parcours d’Irkoutsk à Oulan-Bator prend environ trente-six heures (deux nuits et un jour), dont quelque huit sont cependant consacrées au passage des deux douanes, russe d’abord (la plus longue), mongole ensuite (voir un choix de clichés faits au fil du parcours Moscou-Pékin).
L’exemple de la Mongolie illustre bien la complexité de la problématique (déjà évoquée dans ce blog) liée à l’écriture et aux représentations symboliques que celle-ci sous-tend. La langue mongole appartient à la famille ouralo-altaïque (comme notamment le turc), mais elle n'est pas unifiée et différents dialectes sont encore aujourd’hui utilisés par les populations mongoles, tant en Mongolie extérieure (Mongolie indépendante) qu’en Russie (au premier chef les Bouriates) et en Chine (Mongolie intérieure).
L’écriture est connue en Mongolie aux VIe-VIIIe siècles, notamment par le biais des turcs Ouïgours (qui sont des chrétiens nestoriens), mais sa forme classique est fixée seulement au début du XIIIe siècle, sous le règne de Gengis Khan (1210): c’est une écriture alphabétique (aussi qualifiée de «traditionnelle») utilisant environ soixante-dix signes. Elle se déploie verticalement et de gauche à droite, et change très peu après le XIVe siècle. D'autres écritures sont utilisées ponctuellement: au XVIIe siècle, Zanabazar († 1723) mettra au point une écriture spécifique, dite «alphabet Soyombo», mais celle-ci ne lui survivra pratiquement pas (voir cliché).
Le mongol traditionnel constitue donc l’écriture officielle de la Mongolie jusqu’à ce que, en 1941, le Gouvernement n’introduise l’alphabet cyrillique. Bien entendu, cette réforme ne s’applique pas à la Mongolie intérieure chinoise, qui reste attachée à l’écriture traditionnelle, mais aussi de plus en plus soumise à l'influence de la langue et des idéogrammes chinois.
Après la chute du communisme, Oulan-Bator décide en 1990 de revenir à l’écriture mongole ancienne. Cependant, l’attachement au cyrillique semble désormais acquis, pratiquement deux générations ayant été scolarisées sur la base de ce système. Aujourd’hui, l’écriture traditionnelle est toujours enseignée dans les écoles, parallèlement au cyrillique, mais le Gouvernement a pratiquement renoncé à éradiquer ce dernier. De sorte que, si l’écriture traditionnelle se trouve chargée d’un symbolisme identitaire certain, celui-ci n’empêche nullement le cyrillique de s’imposer dans la vie courante. Enfin, depuis quelques années, l’écriture latine progresse sensiblement, sous la poussée de la multiplication des inscriptions publicitaires en anglais, et de l’essor d’Internet.
On le voit, la trajectoire de l'écriture mongole s'inscrit à la rencontre des logiques symboliques (l'écriture comme symbole d'identité), des pratiques quotidiennes (qui soulignent l'importance du rôle de l'école) et de l'économie plus générale des médias (avec l'entrée en force de l'anglais).
Un autre aspect de l’histoire de l’écrit en Mongolie concerne la technique: notre regretté collègue Wolfgang von Stromer avait développé, dans son Mystère Gutenberg. De Tourfan à Karlstein, les origines chinoises de l’imprimerie (Genève, Slatkine, 2000), la thèse selon laquelle un certain nombre de transferts techniques effectués depuis la Chine le long de la route de la soie ont considérablement facilité le passage à la typographie en caractères mobiles. Les deux points les plus importants concernent, d’une part, les techniques de la gravure des poinçons, et de l’autre, un emploi très large de la xylographie, tant pour l’image que pour le texte (cf les sûtras xylographiés). Le Musée des Beaux Arts d’Oulan-Bator donne quelques exemples intéressants de ces phénomènes, mais ils sont évidemment bien postérieurs aux XIVe et XVe siècles (cf clichés).
 Clichés: (en haut) alphabet Soyombo; (au centre) planche xylographique présentant une succession de portraits de divinités; (en bas) autoportrait de Zanabazar, tenant un recueil de sûtras fermé devant lui. Tous les originaux sont conservés au Musée d'Oulan-Bator.

mardi 10 août 2010

En route

Ce petit mot ne se rapporte pas a l'histoire du livre, mais il est suscite par le fait que je dispose pour un moment d'une connexion Internet qui fonctionne, meme si la mise en place des accents depasse mes moyens techniques et le delai de ce soir. Une petite semaine apres avoir quitte Paris pour Pekin, nous avons fait escale pour quelques heures a Yekaterinbourg, capitale de l'Oural et premiere ville d'importance ou s'arrete le Transiberien en Asie.
Ne disons rien, aujourd'hui, des villes du parcours, jusqu'a present Moscou (perdue dans la fumee des incendies) et Yekaterinbourg. Cette derniere ville, creee par Pierre le Grand, compte 1,4 million d'hab., et ses batiments anciens ont pour la plupart ete detruits a l'epoque communiste. Pourtant, la monumentale gare et l'urbanisme du centre constituent un ensemble qui n'est pas sans qualite -y compris la mairie, avec l'iconographie conservee datant de la grande epoque du communisme.
Mais la veritable experience vient du voyage au long cours par le train (train d'ailleurs tout a fait confortable), des heures passees dans le compartiment ou dans le couloir, du rituel du wagon-restaurant trois fois par jour, des paysages qui defilent, de l'agrement aussi de profiter des arrets de 15-20 mn pour se degourdir les jambes sur le quai, et pour observer toutes sortes de figures, pas necessairement des voyageurs, qui peuplent les gares.
Une chose etrange consiste a conserver tout le long du trajet ferroviaire à travers la Russie, l'heure de Moscou, par rapport a laquelle le decalage est de plus en plus grand. Il est 23h. a Yekaterinbourg, et nous prenons a 1h16 le rapide Rossia pour Irkoutsk, mais la pendule de la gare ne marquera que 23h16 a l'arrivee du train. Le Transsiberien est un petit monde, qui transporte avec lui son propre fuseau horaire...

jeudi 5 août 2010

Les langues vernaculaires

Reprenons le billet d’hier. Une autre conséquence de la montée en puissance des facteurs économiques concerne la facilité plus ou moins grande qu’aura un atelier typographique ou un groupe d’ateliers à s’imposer sur le marché. Dans les marchés «secondaires», comme l’Espagne ou l’Angleterre au XVe et encore pendant une partie du XVIe siècle, il est longtemps impossible, ou du moins très difficile, pour les imprimeurs et les libraires locaux, de concurrencer les grands ateliers européens, notamment s’agissant de la production internationale en latin. Il est logique qu’ils s’orientent par contrecoup vers la langue vernaculaire, pour laquelle la concurrence est relativement faible. Là aussi, les déterminants économiques semblent décisifs pour la problématique des langues imprimées.
En France, les choix du roi et de la cour en faveur de la langue vernaculaire poussent dans la première moitié du XVIe siècle à introduire un certain nombre de signes diacritiques destinés à éviter les confusions éventuelles: il s’agit surtout des accents (où ≠ ou, a ≠ à), mais aussi, à terme, de l’usage du y (ÿ), et de la distinction entre le i et le j et entre le u et le v. Cette problématique dérive de l’idée selon laquelle le texte écrit (ou imprimé) constitue comme la reproduction du discours oralisé, une des difficultés étant de savoir si l’on conserve ou non la trace de l’étymologie, c'est à dire de l'histoire des mots. Mais plus généralement, la spécificité de certains alphabets complique les choses, et cela d’autant plus que le coût des fontes typographiques est très élevé alors même que les marchés correspondants à ces écritures sont précisément les plus étroits.
Le modèle le plus spectaculaire illustrant, en Europe, la problématique des signes diacritiques et des fontes typographiques susceptibles de leur correspondre, concerne probablement l’albanais. L’albanais combine en effet les difficultés dues à un marché limité et très spécifique (l’albanais n’est pas une langue indo-européenne), à la durée de la domination turque et aux problèmes récurrents de translittération. Dans La Turquie et l’hellénisme contemporain : la Macédoine… (Paris, Alcan, 1893), Victor Bérard explique:
Une «Société albanaise» s’est fondée à Buckarest, la Drita, le Droit (…). Les adhérents s’engagent à verser une cotisation annuelle d’un franc; le Gouvernement roumain accorde une subvention (…). Écoles albanaises, Journal albanais, Revue albanaise, Bibliothèque albanaise, recueil de chants et légendes d’Albanie, Musée albanais, chaque jour on tente quelque nouveauté (…).
La première et la plus grande difficulté était de fixer l’albanais, langage non encore écrit en caractères particuliers. Les «Albanophones» avaient précédemment adopté l’alphabet turc, mais [celui–ci] ne pouvait pas rendre exactement toutes les inflexions de la parole albanaise. Le bazar et le clergé emploient, d’habitude, les lettres grecques pour écrire par à peu près les phrases courantes (…).
Les Valaques ont imaginé un nouvel alphabet de trente–cinq lettres : les vingt–cinq lettres latines, plus dix modifications de ces lettres. Deux ans furent employés à la confection des ABC, des grammaires, des dictionnaires, des livres scolaires…

Ce n’est pas le lieu de discuter ici des concepts de causalité et de déterminisme en histoire, mais il est bien certain que, s’agissant du rôle de la langue dans l’édition, il est impératif de prendre en compte la conjoncture la plus large. Du XVe siècle à l’époque contemporaine, le contexte change, donc aussi la problématique, donc aussi la signification de tel ou tel terme –dont, notamment, celui de langue «nationale».

mercredi 4 août 2010

Typographical fixity

La présentation par Johannes Frimmel d’un projet prometteur de topographie du livre depuis le XVIIIe siècle dans l’ancienne géographie politique de l’Europe centrale (il s’agit à peu près des territoires soumis aux Habsbourg) s’ouvre par quelques lignes d’historiographie (réf. bibliogr. infra). La théorie avait en effet été développée, selon laquelle la «fixité typographique» acquise avec Gutenberg induirait la modernité, notamment parce qu’elle aurait entraîné le développement de l’édition dans les différentes langues vernaculaires. Ce bref rappel, inspiré à Johannes Frimmel par la lecture de Imagined communities de Benedict Anderson (2e éd., Londres, 1991), suggère certaines remarques, dont nous livrons ici quelques-unes.
Dire que la formule de «typographical fixity» proposée en son temps par Madame Elisabeth Eisenstein correspond à un concept est probablement excessif, dans la mesure où elle reste à contextualiser, comme c’est en général le cas en histoire. Mais surtout: que la typographie induise une «fixité» du texte plus grande que ne le fait le manuscrit, la chose est évidente. Le fait que l’imprimé apparaisse très vite comme un produit standardisé et manufacturé induit d’une certaine manière la représentation du texte reproduit en tant qu’entité fixe et intangible.
D’autres éléments viennent renforcer cette tendance: ainsi, l’économie nouvelle qui est celle de la branche des industries polygraphiques déplace-t-elle fondamentalement la position de l’auteur (voir les actes du colloque «L’écrivain et l’imprimeur», tenu au Mans en 2009, actes en cours de publication aux Pr. univ. de Rennes). L’auteur s’identifiera désormais comme la figure pratiquement éternelle du seul créateur du texte. D’une manière globale, l’essor de la typographie s’accompagne d’ailleurs de la généralisation de la désignation des textes par le double indicateur de l’auteur et du titre, ce qui n’était absolument pas le cas dans l’économie du manuscrit.
Dans le même temps cependant, le rôle de l’auteur est relativisé, notamment parce que l’essor de la typographie introduit dans le «système livre» des acteurs en effet modernes, à commencer par le libraire (libraire de fonds) et l’imprimeur, mais aussi les auteurs secondaires, les traducteurs, etc. Il y aurait encore, dans cette même perspective, bien des choses à dire sur la fixation de la catégorie de texte, voire sur celle d’«édition»: de sorte la fameuse «fixité typographique» relèverait de l’ordre de la représentation plus que de la réalité. Mais peu importe. Il nous semble bien probable qu’elle a effectivement fonctionné comme l’une des conditions de l’essor d’une littérature en vernaculaire.
Au-delà de l’évidence immédiate, le lien est pourtant plus complexe qu’il n’y paraît, comme le suggèrent quelques observations simples. D’abord, le statut des langues vernaculaires européennes en tant que langues littéraires est éminemment divers, l’italien ayant à cet égard une position remarquable, tandis que la dignité du français lui vient de la politique impulsée précocement par la monarchie dans le domaine de l’écriture et de la traduction (à partir de Charles V).
D’autre part, un changement majeur introduit dans le champ littéraire par l’essor de la typographie en caractères mobiles porte sur le fait que les logiques économico-financières prennent désormais une place croissante. Nous avons émis l’hypothèse (dans un article publié en 2008) selon laquelle l’essor des langues vernaculaires en tant que langues d’édition à compter des dernières décennies du XVe siècle était d'abord à relier à la crise de surproduction qui marque la décennie 1470, et à l’adoption progressive, qui en découle, de ce que l’on appelle l’innovation de produit. Le marché du public traditionnel (les hommes d'Église et les universitaires au premier rang) est saturé par la nouvelle production imprimée, et il convient donc de proposer de nouveaux produits (d'autres textes, sous une forme matérielle améliorée) susceptibles d'attirer un autre public et d'assurer le développement de la branche.
Mais nous reviendrons sur ces questions, ainsi que sur le projet proprement exposé par Johannes Frimmel, et qui est à l’origine du présent billet…

Johannes Frimmel, «Pour une histoire du livre dans l’Empire austro-hongrois», dans 2000. The European Journal, XI, 1er juin 2010 (également sur Internet).
Frédéric Barbier, «Gutenberg et la naissance de l'auteur», dans Gutenberg Jahrbuch, 83 (2008), p. 109-127, ill.; «L'invention de l'imprimerie et l'économie des langues en Europe au XVe siècle», dans Les Langues imprimées, Genève, Droz, 2008, p. 21-46, ill. («Histoire et civilisation du livre», 4).

Cliché: le Musée de la langue à Czéphalom (Hongrie) (cliché F. Barbier).