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mardi 5 janvier 2021

Nouvelle publication sur la censure

Renaud Adam,
Le Théâtre de la censure (XVIe et XXIe siècles). De l’ère typographique à l’ère numérique,
préf. Ralph Dekoninck,
Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2020,
104 p., ill.
(«L’Académie en poche»).

Cet élégant petit volume revient sur une problématique classique –la mise en place de la censure au XVIe siècle–, mais en lui superposant une perspective comparatiste particulièrement bien venue: en quoi la mise en place d’une régulation du marché du livre, pour l’essentiel au XVIe siècle, fait-elle penser à des phénomènes analogues, s’agissant des «nouveaux médias», en notre aube du XXIe siècle? La théorie des «Trois révolutions du livre» (1) postulait déjà la pertinence d’une approche comparatiste non plus dans la seule géographie, mais aussi à travers la chronologie, approche mise en œuvre par un certain nombre de travaux postérieurs. Au demeurant, la perspective peut avoir aussi une dimension épistémologique, dans la mesure où la comparaison peut n’être pas explicitement affichée dans le discours, mais bien utilisée dans la démonstration (les phénomènes des années 1990-2020 éclairent sur ceux des années 1450-1480, et inversement).
Renaud Adam est aujourd’hui l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire du livre dans les anciens pays bourguignons (2): de facto, cette géographie est celle traitée avant tout par son livre, avec en arrière-plan l'espace du Saint-Empire et de l’Espagne, le reste de l’Europe étant plus ou moins laissé de côté (la France, et, même si dans une mesure légèrement moindre, l’Angleterre). L’auteur a pleinement raison d’insister d’entrée sur le point-clé: l’émergence et le succès d’une nouvelle technologie des médias, qu’il s’agisse de la typographie en caractères mobiles ou des «nouveaux médias» des années 2000, pose aux contemporains un certain nombre de problèmes inédits, dont les moindres ne concernent pas les catégories supposées encadrer leur utilisation –on sait combien les discussions sur la taxation des bénéfices des GAFA, ou encore sur la responsabilité des réseaux sociaux quant au contenu des messages mis en ligne sur ces mêmes réseaux, sont aujourd’hui à l’ordre du jour. Rien de différent autour de 1500, alors même que l’on prend peu à peu conscience des possibilités nouvelles qu’ouvre l’imprimé, et que la question se pose, de la nécessité –ou non– d’en réguler l’emploi. Cette évolution couvre un délai de deux générations, de sorte que Renaud Adam ouvre avec justesse son propos avec le début du XVIe siècle.
Un second point, très remarquable, retient l’attention de l’auteur, qui concerne la problématique de la publicité: censure et répression sont mises en scène, en faisant souvent appel à un élément central, celui du «feu purificateur» lequel, au sens propre, réduit en cendres toute forme de pensée hétérodoxe, tandis que le cérémonial suivi s’apparente à une forme de théâtre moralisateur. Nous sommes dans une approche très bien venue, et qui s'apparente à celle de l’anthropologie historique.
Le premier chapitre envisage le temps de la censure répressive (3). Même si les phénomènes ici présentés sont plus englobant, il faut reconnaître que la mort de Cisneros, à quelques jour de l’affichage des 95 thèses, fait de l’année 1517 une date emblématique. Dans les années qui suivent, la répression orchestrée par le pape et par l’empereur dans les «anciens Pays-Bas» vise avant tout à interdire toute diffusion des écrits luthériens. D’autres problèmes sont abordés, s’agissant notamment de la position des professionnels du livre (Thierry Martens à Louvain), ou encore des difficultés de faire connaître les différents textes réglementaires (nécessité de traduire en vernaculaire, organisation de lectures en public, etc.). Les professionnels du livre, qu’ils soient imprimeurs, libraires ou relieurs, pourront eux aussi être condamnés et exécutés à compter de la décennie 1540, avant que les dispositions à suivre ne leur soient précisées par le premier Index de Louvain, sorti en 1546.

Le deuxième chapitre traitera de cette forme particulière de censure qu’est la censure expurgatoire, et il s’ouvre avec la «destruction des images» à Steenvoorde en août 1566. La «furie iconoclaste» se répand dès lors très vite, jusqu’à la vallée de l’Escaut et à Anvers –et des livres aussi, voire des bibliothèques entières, sont détruits. Par la suite, face à la répression orchestrée par le Conseil des troubles, les imprimeurs et libraires cherchent à s’abriter en utilisant pour la première fois des fausses adresses (p. 51 et suiv.) ou en publiant de manière anonyme. Dans le même temps, des visites sont conduites dans les ateliers et dans les boutiques pour identifier et détruire les éventuels exemplaires de titres interdits. Enfin, le système, étonnamment lourd, de l’expurgation est mis en place à partir de 1570-1571, avec une pratique variable selon que les passages caviardés sont rendus plus ou moins illisibles (cf ill. 3 et 4). Désormais, les textes des grands réformateurs ne seront plus imprimés sur place, mais le plus souvent dans des villes passées à la Réforme, comme Genève, d’où on les achemine vers les Pays-Bas notamment par l’intermédiaire de négociants de Tournai (p. 63-64).
Le troisième chapitre reprend la problématique du «théâtre de la censure», approche présentée par l'auteur comme caractéristique du règne de Philippe II (4). Les cérémonies suivent un rituel soigneusement théâtralisé (notamment s’agissant de la destruction par le feu), tandis que l’action du pouvoir est médiatisée par le recours à l’imprimé (placards, plaquettes, etc.), à l’image, voire à l’oralisation (crieurs publics). La pesée des résultats de la répression est évidemment difficile, mais les sources tendent à suggérer que la destruction entière d’un texte publié mais interdit reste exceptionnelle. En revanche, l’«héritage scribal» des Aztèques et des Mayas est pratiquement anéanti par les Espagnols (p. 76). L’arrivée des archiducs, Albert et Isabelle, en 1598, marquera l’entrée dans une conjoncture plus apaisée: l’Église tridentine a triomphé aux Pays-Bas (surtout Pays-Bas du sud), et par suite la répression devient moins sensible.
Le quatrième et dernier chapitre, enfin, vise à répondre, même rapidement, à l’enjeu posé en tête du volume: une comparaison des conditions de fonctionnement de la censure face aux changements du système des médias, est-elle possible, entre le XVIe siècle et l’aube de notre XXIe siècle? L’auteur souligne le paradoxe qui fait de la «grande conversion numérique» un temps de difficultés plus grandes pour accéder librement à une information (ou à des contenus?) fiables (p. 80). Plus que la censure proprement dite, du moins dans nos sociétés occidentales avancées, deux phénomènes conjuguent leurs effets pour biaiser l’information: il s’agit d’abord du «tribunal des réseaux sociaux», dont la violence se révèle d’autant plus grande qu’elle s’articule avec une irresponsabilité de fait. Mais il s’agit aussi du déluge des informations non contrôlées, voire des fausses informations (les fake news), que la très grande majorité des utilisateurs n’est en rien armée pour traiter, encore moins pour critiquer.
Parmi les effets secondaires de cette évolution de fond, figure la volonté de ne pas s’exposer, et donc le privilège de fait donné au «politiquement correct», voire à l’autocensure. La dernière édition de l’Index est publiée en 1948 mais, comme Renaud Adam le souligne, l’utilisation systématique des algorithmes par les moteurs de recherche a pour effet d’en opacifier les résultats et de ré-instituer une forme de censure d’autant plus dangereuse que, précisément, elle ne dira pas son nom. Aujourd’hui comme au XVIe siècle, la question reste ainsi posée, de l’équilibre à instaurer entre les dispositifs de régulation éventuellement mis en place par le pouvoir politique, et les règles suivies par les acteurs privés. Nous sommes très reconnaissants à Renaud Adam de fixer le projecteur de l’historien sur une question dont on sait la place stratégique qu’elle occupe aujourd’hui.
Même si on ne saurait demander à ce petit volume ce qu’il n’est pas censé nous apporter, nous pensons qu’il aurait préférable d’afficher plus clairement (au titre?) la délimitation géo-historique adoptée au fil du texte. De même, l’extension des possessions de Charles Quint et de ses deux successeurs, son frère Ferdinand et son fils Philippe II, pose-t-elle la question des distorsions sensibles dans la conjoncture: la chronologie des phénomènes liés à la censure n’est pas la même, selon que l’on se trouve aux «Pays-Bas», dans les territoires patrimoniaux de la famille de Habsbourg, dans les autres territoires appartenant au Saint Empire, dans certaines possessions italiennes ou dans la péninsule Ibérique. La présence même du souverain et de sa cour itinérante ne représente certes pas un enjeu secondaire, le départ de l’Empereur, en 1529, marquant par exemple, comme on sait, le déclin de l’influence érasmienne en Espagne et préludant au raidissement tragique des positions des uns et des autres. Mais les contraintes matérielles de la collection rendaient illusoire d’élargir encore la perspective, et il faut être pleinement gré à Renaud Adam de nous donner avec un réel bonheur une analyse très informée et pertinente d’un phénomène aussi complexe que celui de la régulation des médias au XVIe siècle, et de nous suggérer, in fine, un certain nombre de questions susceptibles d’alimenter la réflexion à venir.

Notes
(1) Les Trois révolutions du livre: actes du colloque international de Lyon/Villeurbanne (1998), dir. Frédéric Barbier, Genève, Droz, 2001, 343 p. (Numéro spécial de la RFHL, 106-109, 2000), notamment l’introduction, «D’une mutation l’autre: les temps longs de l’histoire du livre», p. 7-18.
(2) Parmi une très riche bibliographie, bornons-nous à rappeler la belle étude consacrée par Renaud Adam à Thierry Martens: Jean de Westphalie et Thierry Martens. La découverte de la Logica vetus (1474) et les débuts de l’imprimerie dans les Pays-Bas méridionaux (avec un fac-similé), Turnhout, Brepols, Musée de la Maison d’Érasme, KBR Be, 2009, [et la reprod. en fac-similé] («Nugae humanisticae», 8).
(3) «Maudits livres». La réception de Luther & les origines de la Réforme en France [catalogue d'exposition], Paris, Bibliothèque Mazarine, Éditions des Cendres, 2018, 339 p., ill.
(4) Rappelons que, après l’abdication de Charles Quint (1555), les couronnes sont partagées: le frère de l’empereur, Ferdinand, succède à celui-ci dans les territoires des Habsbourg, tandis que son fils, Philippe II, aura l’Espagne, les anciens territoires bourguignons (y compris le comté de Bourgogne) et l’empire d’outre-mer.

Cliché: © Bibliothèque de la Ville de Loches. 

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lundi 5 octobre 2020

Une bibliothèque, entre manuscrits et imprimés

Au contact de la Flandre et de l’Artois, Saint-Omer est d’abord un site défensif, une butte d’une vingtaine de mètres, protégée par des marais, avec un seul passage au sud-ouest. À la frontière physique (entre les collines artésiennes et la grande plaine du Nord) se superposeront progressivement une frontière linguistique, et à terme une frontière politique. Au cœur d’un plat-pays largement germanisé (les toponymes en témoignent), donc païen, Saint-Omer est aussi et d’abord un bastion du christianisme: la première fondation est celle de la puissante abbaye bénédictine de Sithiu, par Bertin au milieu du VIIe siècle. La ville elle-même émerge surtout à partir des années 900: une fortification, et un bourg autour d’un marché, le tout sous la nouvelle autorité du comte de Flandre. Appuyée sur le maraîchage, et de plus en plus sur la draperie et sur le commerce, Saint-Omer connaîtra une croissance extraordinaire jusqu’au milieu du XIVe siècle: nous sommes à quelque 35 000 habitants vers 1300! Le facteur décisif est le creusement du Neufossé, et surtout celui de la Grande Rivière, permettant aux navires de mer de remonter l'Aa pour accoster pratiquement aux portes de la cité.
Même si la situation morale des Bénédictins de Saint-Bertin est probablement devenue assez médiocre, et si des concurrences ont émergé (les Francicains en en 1224, les Dominicains et les Chartreux au XIVe siècle), la bibliothèque de l’abbaye bénéficie toujours de soins très attentifs. Jean le Bliecquère, soixantième abbé, pousse activement les travaux de reconstruction de l'église abbatiale, et commence en 1414 la nouvelle bibliothèque de sa maison. Plus tard, la présence de Guillaume Fillastre, évêque de Tournai, à la tête de l’abbaye (il en est le 64e abbé), a joué un rôle décisif (1).
Fillastre, abbé en 1447, est certes un clerc, docteur en droit canon de l’université de Louvain, mais il est surtout un politique et un diplomate très proche de la cour ducale. Il participe au concile de Bâle, et il sera à Francfort en même temps que le futur Pie II (cf du Theil, p. 51), où il a nécessairement été informé des recherches de Gutenberg. Chancelier de la Toison d’or (1462), puis chef du Conseil privé de Charles le Téméraire (1471), il décédera en 1473. Fillastre est aussi un amateur d’art et un lettré reconnu –Roger van der Weyden aurait donné son portrait, où il est représenté avec un livre ouvert dans les mains: cf cliché). C’est encore lui qui passe à Simon Marmion commande du célébrissime Retable de Saint-Bertin (aujourd'hui pour partie à Berlin et à Londres).

Mais voici les livres: il est possible que le puissant prélat ait lui-même passé commande à Gutenberg d’une Bible à 42 lignes de 1454-1455: Saint-Bertin en possède en effet un exemplaire, dont seul le tome II est aujourd’hui conservé (GW 4201). Malheureusement, le volume a été à nouveau relié au XVIIIe siècle, sous le règne de l’abbé Mommelin le Riche, ce qui répond à un souci de conservation parfaitement louable, mais ce qui nous prive de toute éventuelle mention de provenance ou autre (rappelons que les archives de Saint-Bertin ont été détruites au cours de la Première Guerre mondiale).
Quoi qu’il en soit, les échanges sont suffisamment faciles dans la géographie de la Flandre et de l’Artois pour que la bibliothèque de Saint-Bertin s’enrichisse d’un certain nombre d’exemplaires imprimés incunables, dont la plupart vient de la géographie typographique rhénane. Citons les Lettres (Epistolae) de Jérôme (Strasbourg, avant 1470), le Quaternarius (Cologne, vers 1471), la Practica nova judicialis de Ferrariis (Strasbourg, avant 1473), l’Expositio Decalogi de Nider (Cologne, vers 1480), le De Spiritu Guidonis (Delft, 1486), la Summa angelica (Alost, 1490) et le Rationale de Guillaume Durand (Nuremberg, 1494). Deux exemplaires portent une mention comme quoi ils ont été acquis par Roland de Reno, dont nous savons qu’il était «granatarius» de Saint-Bertin dans les années 1470-1480: il s’agit du traité de Panormitanus Sur les cinq livres des Décrétales (Bâle, 1477), et du sixième livre de ces mêmes Décrétales (Spire, 1481). Le granatarius est l'officier en charge de recevoir les impôts en nature, voire d'exercer les fonctions d'un véritable intendant: au total, un des personnages clés de la maison (cf cliché infra: Saint-Bertin, gouache tirée des Albums de Croÿ).
Mais revenons à notre géographie typographique: l’Italie, en tant qu’espace de production, s’inscrit très en retrait par rapport aux pays allemands, avec trois éditions de Venise et une de Parme, et la France encore plus, puisqu’il n’apparaît qu’une édition parisienne des Sermons de saint Augustin (vers 1499). On ne s’étonnera pas de trouver en outre, dans notre liste, deux Missels, un Missel romain (Venise, 1481), et un Missel de Tournai (Paris, 1498). On ne peut en définitive qu’être frappé par le fait que les moines se tournent très vite après 1450 vers le nouveau média de l’imprimé, manifestant ainsi une modernité certaine, et qu'ils se fournissent d'abord dans la géographie traditionnelle du négoce audomarois. Ne perdons pas pour autant  de vue le fait qu’un certain nombre d’exemplaires incunables ont évidemment pu entrer postérieurement dans la bibliothèque de Saint-Bertin.
Le successeur de Guillaume Fillastre sera Jean de Lannoy (de 1473 à son décès en 1492): lui aussi appartient à l'une des plus grandes familles bourguignonne, et il sera lui aussi chancelier de la Toison d’or. Nul doute que, sous les règnes successifs de ces grands abbés, toutes les facilités ne soient données pour la circulation des hommes, des nouvelles et autres informations, et des marchandises –dont les livres. Ces circonstances expliquent que, d'une manière plus générale, la région du nord de la France actuelle n’ait accueilli des ateliers typographiques que ponctuellement, à Valenciennes (et à Abbeville), et que de petits ateliers ne s’y installent de manière permanente qu’à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, voire au XVIIe –pensons aux travaux et à la parfaite érudition du regretté Albert Labarre.

Les exemples sont partout, dans les fonds patrimoniaux des différentes bibliothèques de la région, qui témoignent de la rapidité de circulation des nouvelles publications importées des provinces bourguignonnes et des pays allemands, avant, bien évidemment, la montée en puissance de Paris. Bornons-nous au seul dossier du chanoine Raoul Mortier, qui laisse à son décès, à Cambrai en 1480, une belle bibliothèque, dans les titres de laquelle figure une «Bible en deux volumes de l'impression de Mayence», estimée 12 livres… (2). Malheureusement, l’ouvrage ne semble pas être aujourd’hui conservé. Ces observations confirment aussi l’importance d’étudier globalement les bibliothèques à partir du dernier tiers du XVe siècle, sans se limiter aux seuls manuscrits.
Terminons par une note de prospective. À Saint-Omer comme dans toute la région, le XVe siècle est un temps de rupture, et cette rupture sapera durablement les conditions mêmes de la prospérité. Après la mort du Téméraire devant Nancy (1477), Louis XI occupe Artois et Boulonnais, mais Saint-Omer reste fidèle à la «Bourgogne» et devient peu ou prou une place frontière. Pour autant, les «guerres françaises» se poursuivent au XVIe siècle, avant que n’éclate la crise religieuse: la ville fait alors office de place de refuge pour les catholiques, et elle apparaîtra comme un bastion de la reconquête tridentine. Plus tard, elle sera encore place de refuge, mais cette fois pour les catholiques anglais… ce qui explique la présence de quelques rarissimes éditions anglaises dans le fonds actuel de la bibliothèque.

Notes
(1) Joseph du Theil, Guillaume Fillastre, évêque de Tournai, abbé de Saint-Bertin, chancelier de la Toison d’or: un amateur d’art au XVe siècle, Paris, Picard, 1920.
(2) Ad59 4G-1467.

Note bibliographique
Histoire de Saint-Omer, dir. Alain Derville, Lille, Pr. univ., 1981. Frédéric Barbier, «Saint-Bertin et Gutenberg», dans Le Berceau du livre : autour des incunables. Mélanges offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses collègues, ses élèves et ses amis, dir. Frédéric Barbier, Genève, Librairie Droz, 2003, 472 p. (RFHL 118-121), p. 55-78. Id., «Le Livre imprimé au XVe siècle dans la France du Nord», dans Mélanges Louis Trénard, Lille, 1984 (t.  LXVI, n° 261-262), p. 633-651. Id., «Incunable catalogues and the historian: some observations on recent works», dans Bibliography and the study of the 15th. century civilisation, London, 1987, p. 53-67.

samedi 9 mai 2020

Théorie de la modernisation

Le temps du confinement est l’occasion de reprendre des travaux anciens, de découvrir (ou de redécouvrir...) des publications datant de quelques années, voire de plusieurs décennies. La catégorie et la théorie de la «modernisation» ont de longue date intéressé les historiens européens, à la suite de leurs collègues anglo-saxons. Heinz Schilling l’aborde avec précision, dans un article important publié en 1982 et où l’auteur fait un sort à part à la géographie des «Pays-Bas du nord», celle des Provinces-Unies (1): la case study permet  d’articuler une certaine forme de pensée théorique avec l’expérience qu’apporte seul le travail sur les realia de l’histoire. Dans le même temps, c’est peu de dire que la «modernisation» intéresse au premier chef l’historien du livre et de la «civilisation du livre», pour prendre l’intitulé de la conférence inaugurée à l’École pratique des Hautes Études par Henri-Jean Martin.

1- LEXICOGRAPHIE ET HISTORIOGRAPHIE
Lexicographie
Mais qu’est-ce précisément qu'être «moderne» (2)? Un détour par la lexicographie peut nous éclairer: «moderne» est bien évidemment d’origine latine, en tant que dérivé du substantif modus (i), au sens de «mesure» physique (mesure de surface) puis abstraite. L’ablatif modo est employé adverbialement, et signifie «avec mesure», «de manière juste» et, par restriction «seulement» (non modo… sed etiam). Par suite, le terme pourra aussi glisser vers une acception temporelle, comme l’explicite Donat commentant Térence: Hic «modo» adverbium temporis praesentis est.
L’adjectif bas-latin modernus est formé à partir de l’adverbe, sur une construction du type hodiernus (< hodie, aujourd'hui): le sens est celui de «récent», «actuel» (Arnout et Meillet). Le mot passe en français au XVe siècle, et il est d’abord employé dans l’enseignement universitaire: les moderni sont «les hommes des époques récentes», par opposition aux Anciens. Cette acception domine toujours au XVIIe siècle, avec la célèbre «Querelle des Anciens et des Modernes» : même si nous la retrouvons encore dans l'article «moderne» de l'Encyclopédie, l'acception s’élargit pourtant au XVIIIe siècle, et fait l’objet d’une valorisation croissante jusqu’à aujourd’hui. Ce qui est moderne est assimilé à une marque de progrès (Dict. étym. Langue fr.). Nous sommes donc devant un concept dont la signification se déplace: à chaque époque, le «moderne» désigne peu ou prou ce qui est «actuel» (par rapport à ce qui a précédé), avec une implication généralement positive. Le Trésor de la langue française confirme l'analyse:
[L'idée dominante pour le locuteur est celle de présent ou de proche passé] Qui existe, se produit, appartient à l'époque actuelle ou à une période récente.
En revanche, le substantif dérivé, «modernité», garde un sens plus abstrait: il s’agit de désigner le moderne en soi et, pour l’historien, les composantes qui le constituent en tant que tel et qui le donnent à voir d'une époque à l'autre. Un second dérivé, celui de «modernisation», désigne non plus l’état, mais le procès même de construction de la modernité.
Historiographie
Nous retrouvons bien la perspective de l’actualité lorsque nous reprenons la question sur le plan historiographique. En s’appuyant sur le double concept  «modernisation» / « modernité», les chercheurs anglo-saxons travaillant dans le domaine de la sociologie se sont en effet efforcés de proposer des outils qui permettraient de caractériser la transition vers la société industrielle et vers la démocratie –il s’agissait donc avant tout des XIXe et XXe siècles. Leurs travaux montrent que l’essor économique se combine alors avec la spécialisation des activités, avec la montée en puissance de la participation politique, l’essor de l’individualisation et la sécularisation (du moins dans le domaine intellectuel et scientifique). Encore une fois, il est logique que la «modernisation» soit globalement connotée positivement, et que sa théorie amène à distinguer les sociétés «pionnières» des sociétés «suiveuses», établissant ainsi une échelle entre niveaux de développement plus ou moins «avancés».
Avouons que l’idée est séduisante, et qu’elle recouvre une part de la réalité historique (l’industrialisation, la démocratisation). Mais, sans entrer dans une discussion qui ne relève pas de notre propos, la théorie se réfère implicitement à un projet téléologique –dans le pire des cas, le concept sera «daté», parce qu’il se fonde sur un a priori, ou sur une démonstration d’ordre idéologique, voire politique.
Nous l'avons dit, la galaxie «moderne / modernité / modernisation» intéresse tout particulièrement l’historien du livre. Schilling explique en effet que le concept de modernisation ne saurait désigner exclusivement des phénomènes relatifs à la période la plus récente (XIXe et XXe siècles), mais qu’il se décline aussi pour des périodes antérieures –et tout particulièrement pour les XVIe et XVIIe siècles. Dès lors, il ne s’agira plus de construire une analyse globalisante d'un processus donné (d'ordre principalement économique et socio-politique), mais de proposer une mise en perspective comparatiste entre différents espaces géo-politiques, mise en perspective appuyée sur un élargissement du champ même de la «modernité» au domaine de la «culture».
Dès lors que la modernité est assimilée à un concept constamment actualisé et réactualisé, le travail portera en effet d’abord sur les phénomènes de langue. En tant que concept dont le contenu change d'un temps à l'autre, la «modernité» relève de l’habitus culturel de chaque époque se présentant et se représentant elle-même comme différente sur un certain nombre de points de celles qui l’ont précédée. Que les humanistes se soient représentés eux-mêmes comme les acteurs d’une modernité opposée à l’«obscurité gothique», et que l’invention de la typographie en caractères mobiles soit pour eux un des événements principaux qui marquent le changement, le fait n’est pas douteux (on pensera à Rabelais). Dans le même temps, à côté des faits de langage, l’historien de la «modernité» voudra appuyer son travail sur des données statistiques, renforçant ainsi le statut scientifique de sa démarche: or, l’histoire du livre dispose de données chiffrées, par lesquelles caractériser dans le temps l’économie de la production et de la «consommation» des imprimés. Schilling insiste lui aussi sur le fait que le processus de «modernisation» implique des transformations d’ordre culturel au sens large: la «seconde révolution du livre», la révolution gutenbergienne, engage en effet un certain nombre de sociétés occidentales sur la voie de la modernité, comme l’explicite aussi le sous-titre de L’Europe de Gutenberg (3).

2- LA PROVINCE DE HOLLANDE
Les Provinces-Unies en 1648 (© Andreas Nijenhuis)
Les Pays-Bas du nord et la Hollande
En bonne méthode, Schilling appuie l’essentiel de sa théorie de l'émergence de la «modernité» sur l’étude d’un cas, en l’occurrence celui des Pays-Bas du nord, puis des Provinces-Unies. De fait, les Provinces-Unies sont le lieu d'un véritable «miracle» qui permettra à une coalition de quelques provinces d'importance a priori secondaire (moins de 2 millions d'habitants vers 1680...) de mettre en échec la puissante monarchie espagnole. Revenant sur le rôle des indicateurs culturels et remontant la chronologie, Schilling évoque rapidement le rôle des Frères de la Vie Commune et de leurs écoles, et le développement de la devotio moderna, notamment dans une ville de transit (un port) comme Deventer (cf p. 513). Puis il souligne le rôle du média dans le processus de modernisation: la prototypographie, puis la typographie (4) apparaissent très tôt dans les anciens Pays-Bas, où les livres circulaient déjà de longue date.
La géographie de développement n’est pas figée, et l’axe majeur des anciennes provinces bourguignonnes se déplace progressivement vers le nord: la première partie du XVIe siècle est le temps du triomphe d’Anvers, et de Plantin, quand les sept «provinces du nord» font sécession du royaume d’Espagne (1568), ouvrant ainsi la «Guerre de quatre-vingts ans» (jusqu’en 1648, avec les traités de Westphalie). Une autre histoire commence dès lors à s'écrire.
La principale des Sept provinces est celle de Hollande, sur laquelle Schilling se penche plus précisément. Elle est caractérisée par sa densité de population et par son urbanisation, regroupant les grandes villes de Rotterdam (40 000 hab. vers 1680), Leyde (70 000 hab.), Haarlem (40 000 hab.) et Amsterdam, à la fois principale pôle démographique du pays (quelque 200 000 hab.) et son centre économique, avec la Bourse, entourée par les boutiques des libraires (cf cliché) (5). Sa démographie présente aussi des caractères très spécifiques, avec une population au sein de laquelle le poids du secteur primaire (l’agriculture) se fait plus relatif par rapport aux secteurs secondaire et tertiaire. Les échanges et les déplacements sont constants, facilités par l’essor précoce des moyens de transport réguliers (la route, certes, et le cabotage, mais aussi les canaux):
[les] villes [sont] distantes de deux ou trois heures (...). Il n'y a pas autant de carrosses dans les rues de Rome qu'il y a ici de charrettes remplies de voyageurs, tandis que les canaux qui coulent dans toutes les directions à travers le pays sont couverts (...) d'innombrables bateaux (Isaac de Pinto, 1627).
Pour autant que l’on puisse les connaître, les taux d’alphabétisation sont remarquables, avec, à Amsterdam, 60% de la population masculine en mesure de signer son acte de mariage au XVIIe siècle, et 85% à la fin du XVIIIe (32% et 64% pour les femmes). 
Les conditions du développement: liberté, participation 
Le siècle d’or des Provinces-Unies est le XVIIe siècle, quand la petite république protestante détient les trois-quarts du tonnage marchand des flottes européennes, détrônant ainsi l’ancienne domination de Venise (Andreas Nijenhuis). L’essor de la flotte et du commerce s’accompagne de la montée en puissance de la production cartographique à Amsterdam, avec les Hondius, Jansson et Blaeu. Les voyageurs ne s’y trompent pas, qui soulignent la modernité d’une société érigée en modèle. On connaît la formule de Descartes, même si celui-ci se réfère non pas précisément à la modernité... mais bien à la renaissance des anciens:
Y a-t-il un pays au monde où l’on soit plus libre, où le sommeil soit plus tranquille, où les lois veillent mieux sur le crime, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient connus, où il reste enfin plus de traces de l’heureuse et tranquille innocence de nos pères? (Lettre à Guez de Balzac, 1634).
Dans le même temps, les Provinces-Unies deviennent une terre de refuge non seulement pour les Huguenots wallons (les Français suivront surtout à la fin du XVIIe siècle), mais aussi pour les auteurs et intellectuels cherchant à échapper à des contrôles trop tatillons.
La «librairie»
L’alphabétisation élevée, et le haut niveau de tolérance (6), sont les deux facteurs qui rendent possible l’essor de la librairie néerlandaise. Les professionnels sont organisés en guildes locales, et fixent eux-mêmes de concert leurs pratiques de travail et leurs modes d’apprentissage (donc, les conditions d’accès à la profession) –d'une certaine manière, nous sommes devant un système qui préfigure celui que mettront en place les libraires allemands autour de Leipzig à partir de la décennie 1760.
Un autre élément intervient encore, qui concerne la diffusion: la participation à la vie publique se manifeste, certes, par la diffusion large d'une littérature de colportage, mais aussi à travers le développement de la presse périodique, et Schilling souligne le fait que, en 1645, dix périodiques sortent chaque semaine à Amsterdam. Le dernier point concerne les activités de négoce: en dehors même des Provinces-Unies, les réseaux de professionnels du livre, appuyés sur ceux des banquiers et des négociants, s’étendent à travers tout le monde occidental, d’Édimbourg à Copenhague, Breslau / Wroclaw, Rome et Lisbonne. Il n’est que de citer, à nouveau, l’exemple de Descartes, faisant paraître son Discours de la méthode à Leyde en 1637. Au total, la librairie des Provinces-Unies ne travaille évidemment pas pour les seules Provinces-Unies, mais elle se fera aussi une spécialité de l'édition en langue française pour l'étranger.
Herman De la Fontaine estimait, dans ses travaux pionniers que la «librairie hollandaise» a assuré peu ou prou la moitié de la production mondiale d’imprimés au XVIIe siècle...
Retour sur la modernité néerlandaise
Ill. d'après Otto Lankhorst, art. cité
La société des Provinces-Unies est ainsi très tôt marquée par une forme de liberté individuelle, par la déconcentration des pouvoirs et par l'usage constant de la concertation et de la négociation entre les acteurs. Pour autant, elle reste, pour Fernand Braudel, une société traditionnelle, en tant qu'elle marque le triomphe d'une «économie ancienne à domination urbaine» (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, III, p. 145). La question du statut des religions est plus complexe, même si nous sommes dans un modèle de développement multiconfessionnel. En définitive, le modèle politique se distingue autant du modèle de l’absolutisme centralisé à la française que du modèle de la monarchie tempérée à l’anglaise –les deux exemples classiques sur lesquels a été bâtie la théorie de la modernité / modernisation. La conjoncture des Pays-Bas deviendra pourtant plus médiocre au XVIIIe siècle (cf Braudel, loc. cit.), y compris dans la branche de la librairie, en partie par suite de la concurrence extérieure (on pense par ex. à l’essor des presses périphériques hors de la Hollande, à Bouillon, Liège, Deux-Ponts, etc.). Dans le même temps, l’Angleterre s’impose de plus en plus évidemment comme la première puissance mondiale.
Au total, la diversité des expériences historiques illustre la diversité des trajectoires de la «modernisation»: la modernité n’est pas un état, et son étude suppose une mise en perspective chronologique. Du côté de l'histoire du livre, le travail a été engagé, s’agissant autant de la «révolution gutenbergienne» que de l’industrialisation de la librairie (6). Nous ne pouvons en définitive que suivre Heinz Schilling lorsqu’il plaide pour la réappropriation du concept de «modernisation» et pour l’étude des conditions préliminaires du phénomène qu'il désigne. Et nous ne pouvons que l’approuver encore lorsqu’il plaide pour un décloisonnement de concepts, qu'il convient en effet de dégager des gangues idéologiques dans lesquels ils se sont parfois trouvés pris.

Notes
(1) Heinz Schilling, «Die Geschichte der nördlichen Niederlande und die Modernisierungstheorie», dans Geschichte und Gesellschaft, 1982 (8), p. 475-517. La première date de publication de ce travail est significative d’un environnement historiographique marqué par la Guerre froide. Le texte sera repris en anglais en 1992, donc trois ans après la chute du Mur, dans Religion, political culture and the emergence of Early modern Society, quand la théorie de la modernisation déjà fait l’objet d'un certain niombre de critiques.
(2) Il faut entendre le terme comme désignant le processus de passage à la modernité (alld Modernisierung).
(3) Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale, Paris, Belin, 2006 (trad. en anglais, en hongrois, en portugais et en russe).
(4) À Utrecht en 1474. Mais les imprimés circulent bien antérieurement à travers les Pays-Bas du nord, et la poussée de la demande est telle que les professionnels s’emploient à y répondre par différentes techniques de gravure (les livrets xylographiques) et de prototypographie. D’une certaine manière, cette question resurgira avec la compétition entre Haarlem, Strasbourg et Mayence comme ville où s’est faite l’invention de la typographie en caractères mobiles.
(5) Le triomphe d'Amsterdam éclate dans la dynamique démographique d'une ville qui comptait à peine 12 000 hab. au début du XVIe siècle. À la fin du XVIIe siècle, Amsterdam s'est imposée comme une «ville mondiale« (Weltstadt).
(6) La tolérance est une conséquence du fait que les autorités centrales, voire régionales, ne traitent que rarement des affaires de librairie: la censure préventive n’existe pas, non plus que l’obligation du privilège. Cf Otto Lankhorst, «"Le miracle hollandais": le rôle des libraires hollandais aux XVIIe et XVIIIe siècles», dans Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2007 (3), p. 251-268.

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vendredi 14 février 2020

Aux bouches de l'Escaut au XVIe siècle

Certes, Anvers est la ville de Plantin, et nous reviendrons sur le sujet, en cette année commémorative de la naissance du célèbre imprimeur. Mais, en dehors du Musée Plantin, et de la superbe Bibliothèque de la Ville, nous rencontrons toujours des livres, dans nos pérégrinations ici et là à travers la métropole de l’Escaut, et parfois dans des endroits ou sous des formes parfois quelque peu inattendus.
La cathédrale Notre-Dame est située au cœur de la vieille ville, et non loin du fleuve. Son bâtiment nous fait ressouvenir de la conjoncture particulièrement complexe qui est celle d’Anvers au XVIe siècle: la construction en est lancée au milieu du XIVe siècle, et elle se trouve pratiquement achevée au début du règne de Charles Quint, alors même que la ville entre dans sa période la plus brillante (pour E. Sabbe, elle s’impose alors comme la «métropole de l’Occident» (1952) (1)).
La réorganisation administrative et religieuse culmine dans les années 1550: l’édit de 1549 (Pragmatique) proclame l'indivisibilité des Dix-sept provinces des Pays-Bas, tandis que l’abdication de Charles Quint (1556) porte sur le trône d’Espagne et des Pays-Bas espagnols son fils Philippe II. Une nouvelle hiérarchie religieuse est bientôt mise en place en «Germanie inférieure»: l’évêché de Cambrai, dont dépendait Anvers, se trouve démembré, tandis que Malines est érigé en archevêché, dont relèvera désormais le nouvel évêché d’Anvers –où Notre-Dame devient dès lors cathédrale.
La chaire de St-Charles-Borromée (anciennement Saint-Ignace)
Pour le pouvoir espagnol, il s’agit non seulement de réformer l’Église pour mieux répondre à l’essor de la Réforme dans la région, mais aussi de jeter les bases d’une structure qui soit indépendante vis-à-vis du royaume de France, et qui corresponde mieux aux frontières linguistiques (bulle Super universas, 1559)..., et cela même si, dans le même temps, le Magistrat d’Anvers reste toujours attentif à maintenir une forme de liberté et de tolérance évidemment favorable aux affaires. La ville sert de refuge aux Sépharades portugais depuis 1526, et la Réforme protestante progresse en outre rapidement dans les milieux négociants.
La crise iconoclaste qui éclate dans la région de Flandre occidentale en 1566 touche Anvers à l’été de la même année, et la cathédrale est alors dévastée. Deux ans plus tard, c’est la révolte ouverte des provinces du Nord contre Madrid, et le début de la Guerre de Quatre-vingts ans (jusqu’aux traités de Westphalie, en 1648). Encore dix ans, et la ville est mise à sac par des mercenaires espagnols qui n’avaient pas reçu leur solde (4-7 novembre 1576).
L’événement la poussera à se rapprocher des provinces révoltées et à rejoindre l’Union d’Utrecht (signée en 1579), dont elle devient de fait la capitale: en 1579, Guillaume d’Orange visite le «Compas d’or», siège de l’imprimerie-librairie de Christophe Plantin. Marquant la rupture définitive avec Madrid, la République des Provinces-Unies est fondée en 1581. Peu après, Plantin suit les conseils de Juste Lipse et transporte ses affaires à Leyde (1583), siège d’une université fondée par le stathouder, avant de gagner brièvement Cologne.
Mais Alexandre Farnèse, futur duc de Parme, conduit avec brio la reconquête des provinces du sud pour le roi d’Espagne: celle-ci se conclut par la chute d’Anvers, après un siège de plus de un an (1585). Désormais, les Pays-Bas méridionaux resteront dans le giron de l’Église de Rome, mais les fondements mêmes de la fortune d'Anvers tendent à s'effacer: les bouches de l’Escaut sont sous contrôle des Provinces-Unies, et une grande partie de la population se réfugie au nord. Pourtant, Christophe Plantin rentre alors dans sa patrie d’adoption, où il décède quatre ans plus tard et où il est inhumé dans la galerie circulaire du grand chœur de la cathédrale.
À Anvers même, nous entrons dans l’ordre de la «communication visuelle» développée dans le cadre de la reconquête catholique:
En 1585, lorsque les troupes espagnoles s’emparèrent de la cité qui avait été le moteur de la révolution conduite par les calvinistes contre le roi Philippe II, la matrice de signes, de symboles et d’institutions qui avait auparavant nourri la foi catholique avait été arrachée. Les monastères étaient fermés, les églises paroissiales dépouillées de leurs images et remises aux prêches calvinistes, les rues vidées des croix et des statues de la Vierge qui, jadis, avaient veillé sur elles, les processions en l’honneur des saints avaient disparu, le Saint-Sacrement avait été foulé aux pieds par les iconoclastes qui voulaient ainsi prouver que Dieu ne résidait pas dans les choses et que tout l’édifice de la foi catholique n’était rien d’autre que superstition idolâtrique. [Mais] à la fin du XVIIe siècle, Anvers s’était métamorphosée en une cité saturée des signes visuels du catholicisme romain, ceux-ci étant plus nombreux et déployés d’une manière plus systématique que tout ce qui avait pu exister au XVIe siècle (2).
Chaire de Saint-Charles Borromée (détail)
La reconquête s’appuie tout particulièrement sur l’ordre des Jésuites, installés à Anvers dès 1562, et qui y élèvent leur grande maison professe de Saint-Ignace en 1615-1621 –signalons que celle-ci abritera la société des Bollandistes jusqu’à la destruction des Jésuites, en 1773. Saint-Ignace d’Anvers marque, par sa magnificence même, le triomphe de l’Église de Rome sur l’hérésie, et le thème est plus particulièrement repris par la chaire de vérité, œuvre du sculpteur Jan Pieter Van Baurscheit l’Ancien au début du XVIIIe siècle (1718-1721): dans un superbe style baroque, la figure féminine personnifiant l’Église triomphante soutient la chaire. À ses pieds, un petit angelot frappe des foudres de la vérité le dragon de l’hérésie, entourés par ses livres condamnés…: une thématique qui se rencontre à plusieurs reprises à l’époque même des Lumières dans les territoires des Habsbourg, par exemple à la voûte d'une autre célébrissime église baroque, la Karlskirche de Vienne (achevée en 1737), ou encore dans la fresque décorant la bibliothèque de la nouvelle Haute École de Eger, en Hongrie. 

Note
(1) Étienne Sabbe, Anvers, métropole de l’Occident (1492-1566), Bruxelles, La Renaissance du livre, 1952 («Notre passé»).
(2) Jeffrey M. Muller, «Communication visuelle et confessionnalisation à Anvers au temps de la Contre-Réforme», dans Dix-septième siècle, 240 (2008/3), p. 441-482. 

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dimanche 12 janvier 2020

L'année Raphaël (3)

Comme annoncé, nous revenons aujourd’hui une dernière fois sur l’héritage de l’École d’Athènes, sur la médiatisation de l’artiste comme héros… et sur la pérennité du motif dans la décoration des bibliothèques.
Nous l'avons dit, la célébrité de Raphaël est telle que ses fresques du Vatican deviennent très vite une œuvre emblématique reproduite notamment par le biais de la gravure. Or, par extraordinaire, le carton préparatoire de l’École d’Athènes a été conservé à Rome. Il s’agit d’une pièce très impressionnante, de fait le plus grand dessin de la Renaissance qui nous soit parvenu, et dont l’étude attentive permet de préciser un certain nombre de points quant à la conception de l’œuvre et à la manière de travailler de l’artiste (1): nous avons déjà signalé que le cadre architectural encadrant la fresque ne figurait pas sur le carton, non plus que la silhouette d’Épicure, introduite plus tard au premier plan de la composition.
Ce carton est acquis par le cardinal archevêque Federico Borromeo (1564-1631) à Milan au tout début du XVIIe siècle, et il entre dans les collections léguées par lui à l’Ambrosiana: le complexe élevé par le cardinal comprend en effet, comme on le sait, une bibliothèque de travail et une Académie (présidée par Crespi), mais aussi une école et un ensemble de collections précieuses destinées à servir de matériau à l’enseignement des Beaux-Arts. Aujourd’hui, le carton, admiré par Joseph de Lalande (voir son Voyage en Italie), est toujours conservé et présenté au public dans une salle spéciale de la superbe Pinacoteca Ambrosiana (cliché 1).
Pourtant, l’œuvre de Raphaël a quitté Milan pour quelques années. Cent soixante-dix ans en effet après son entrée à l’Ambrosiana, voici que la victoire de Lodi contre les Autrichiens (11 mai 1796) ouvre à Bonaparte les portes de la capitale lombarde. Reprenant la politique des «Agences d’évacuation» (sic) de 1794, une «Commission des sciences et des arts» est très vite instituée par le Directoire, qui effectuera le choix et supervisera l’expédition des pièces exceptionnelles que l’on saisira en Italie pour les rassembler à Paris: la capitale de la République, qui donne au reste du monde le modèle de la régénération politique, doit aussi s’imposer comme la capitale des arts et des sciences, «de l’excellence et du progrès». Dès le 7 mai, le Directoire écrit au général en chef :
Le Directoire est persuadé que vous regardez la gloire des beaux-arts comme attachée à celle de l’armée que vous commandez. (…) Le Muséum national [le Louvre] doit renfermer les monuments les plus célèbres de tous les arts, et vous ne négligerez pas de l’enrichir…
L’arrivée des «chefs d’œuvre» (dont des livres, ne l'oublions pas) d’Italie à Paris fera l’objet d’une mise en scène grandiose. Le Directoire en effet,
considérant que les chefs d’œuvre recueillis en Italie sont les fruits les plus précieux de nos conquêtes, et l’éternel témoignage de la puissance de la République française; que le Gouvernement à l’époque de leur arrivée à Paris doit manifester son intention constante de servir et de protéger les sciences et les arts; arrête ce qui suit: Article premier- Les objets des sciences et des arts recueillis en Italie seront reçus dans Paris avec pompe et solennité (26 avril 1798).
Nous n’avons pas à présenter ici le détail de la cérémonie, à la suite de laquelle le carton est versé au nouveau Museum (le Musée du Louvre), sinon pour souligner la prégnance du modèle d’Athènes et d’Alexandrie, dont Paris devra être reconnue comme le successeur. L’œuvre de Raphaël sera restituée à la chute du Premier Empire, comme le regrette implicitement Stendhal, pourtant «Milanais» de cœur:
Nous avons vu longtemps au Louvre, dans la galerie d’Apollon, le carton de l’École d’Athènes. Le passage du pont de Lodi nous l’avait donné, Waterloo nous l’a ravi, et il faut maintenant le chercher à la Bibliothèque Ambrosienne, à Milan (2).

Les institutions savantes antiques associaient formation intellectuelle, éducation politique et recherche scientifique –ainsi de l’Académie de Platon, du Lycée d’Aristote et, bien sûr, du Musée d’Alexandrie. Rien de surprenant si leur modèle est réanimé au cœur de certaines institutions modernes: à une centaine de kilomètres à l’est de Lisbonne, Évora est la capitale intellectuelle et artistique du Portugal aux XVe et XVIe siècles. En 1551 y est fondé le Collège du Saint Esprit, confié aux Jésuites, et qui recevra en 1559 le statut d’université, la seconde du royaume après Coimbra. Les bâtiments se déploient autour d’un grand cloître à arcades, sur lequel donnent la salle des Actes et les différentes salles de cours, elles-mêmes décorées de carreaux de céramique (azulejos) des XVIIe et XVIIIe siècles. Parmi les scènes représentées, deux intéressent tout particulièrement notre thématique, à savoir l’enseignement à l’Académie de Platon et au Lycée d’Aristote – pour autant, le modèle de la fresque raphaëlienne n’y apparaît pas (cliché 2).
Il n’en va pas de même dans un autre établissement jésuite, appartenant en l’occurrence à la géographie des anciens Pays-Bas. À Valenciennes en effet, la capitale du Hainaut français, le recteur du puissant collège, le P Cordier, paie de ses propres deniers la décoration de la nouvelle bibliothèque, en trace le programme iconographique et en confie la réalisation au peintre lillois Bernard Joseph Wamps. Sur les longues parois au-dessus des rayonnages, on mettra en place une succession de portraits de Pères de la Compagnie ayant tout particulièrement illustré celle-ci par leurs travaux dans les différents domaines de la connaissance. Sur les petits côtés, deux compositions allégoriques se feront face, inspirées de la Stanza de Raphaël. Elles illustrent de manière libre, la première, l’École d’Athènes, et la seconde, la Dispute du Saint Sacrement. Cette dernière, accompagnée du cartouche «Scrutamini Scripturas», est placée du côté de l’église Saint-Nicolas, à la tribune de laquelle un étroit passage donne directement accès (3). 
Parce qu’ils se plaçaient dans cette continuité, les savants jésuites avaient conservé la structure iconographique de la Renaissance, avec les deux motifs qui se font face. Il n’en va plus de même à la nouvelle Bibliothèque Sainte-Geneviève, héritière à Paris de la bibliothèque de l’abbaye éponyme. Le programme iconographique défini par Jules II et par ceux qui l’entourent semble désormais inintelligible et probablement inadéquat, surtout dans le cadre non plus d'une institution d'enseignement destiné à une minorité de jeunes gens, mais d'une institution qui doit devenir la première grande bibliothèque publique parisienne. Le double motif (l'École et la Dispute) est désormais abandonné, au profit de la seule représentation de l’École d’Athènes traité par deux élèves d'Ingres, les frères Raymond et Paul Bayze, et symbolisant la progression des connaissances humaines. Nous sommes au milieu du XIXe siècle, à  l’ère du positivisme d’Auguste Comte, et l’architecte Henri Labrouste veut faire de sa bibliothèque un modèle de modernité pour le futur:
À l’entrée, les lumières du savoir accueillent le lecteur, sous forme de deux torches encadrant la lourde porte de bronze. [Puis c’est] le vestibule, sombre, [qui] conduit vers le grand escalier qui permet au lecteur de monter vers la connaissance. (…) Une immense copie de l’École d’Athènes de Raphaël décore le mur de l’escalier, lui-même éclairé d’imposants candélabres (4).

Notes
(1) Konrad Oberhuber, Lamberto Vitali, Raffaello : il cartone per la Scuola di Atene, Milano, Silvana Editoriale, 1972. Outre la gravure de Ghisi (signalée par ex. dans la collection du banquier Winckler à Leipzig en 1803, n° 3851 et 3852), plusieurs cabinets de l’époque des Lumières signalent des dessins de Raphaël préparatoires à l’École d’Athènes.
(2) Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Paris, Gallimard, 1996, p. 827 («Bibliothèque de la Pléiade»).
(3) Plutôt qu’aux plaquettes récemment publiées, et qui se signalent surtout par l’indigence de leur information, on se reportera à l’article classique de Paul Lefrancq, «La Bibliothèque municipale de Valenciennes», dans Bulletin des bibliothèques de France, 1962, n° 9-10, p. 517-519. Voir aussi: Marie-Pierre Dion, «Image et mémoire: les catalogues en images de la bibliothèques de jésuites de Valenciennes», dans Arts de la mémoire et nouvelles technologies, Valenciennes, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, 2012, p. 33-42.
(4) Jean-François Foucaud, «De la Bibliothèque Sainte-Geneviève à la Bibliothèque impériale », dans Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, dir. Jean-Michel Leniaud, Paris, Bibl. Ste-Geneviève, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 36-47, ici p. 43. C'est la position de la peinture en retrait du grand escalier qui interdit d'en avoir une représentation photographique adéquate.

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L'année Raphaël (1)
L'année Raphaël (2)

mardi 7 janvier 2020

L'année Raphaël (2)

Pour inaugurer l’«Année Raphaël», nous avons présenté, dans notre premier billet de 2020, la fresque de L’École d’Athènes, en rappelant l’articulation étroite qui existe sur le plan idéologique, entre le motif même choisi par le souverain pontife et par ses proches, et la symbolique du lieu, à savoir la «Chambre» abritant la bibliothèque privée du pape Jules II. Nous poursuivrons aujourd’hui, en examinant la présence de l’écrit et du livre dans le détail de la fresque, et la diffusion du motif de celle-ci, par le biais, d’abord, des descriptions et des récits de voyage, et bientôt par celui des estampes.
Que l’École d’Athènes soit intimement liée au monde de l’écrit, la présence en nombre de personnages occupés à e lire ou à écrire en témoignera suffisamment. Outre les deux figures centrales de la scène, Platon et Aristote, qui tiennent chacune un codex, voici Pythagore et son groupe, dont un jeune putto dressant un tableau de l’harmonie musicale. De l’autre côté de la fresque, Euclide fait une démonstration de géométrie en s’aidant d’une ardoise sur laquelle il trace ses figures. Les deux groupes réunis chacun autour d’un maître symbolisent deux des arts libéraux, à savoir d'une part la musique, de l'autre la géométrie. 
Mais voici encore, aux pieds de Minerve, un jeune homme assis, comme les cheveux au vent, et qui est en train de prendre fiévreusement des notes en s’appuyant sur son genou (cliché 1). Diogène quant à lui prend connaissance d’une note, ou d’une lettre, qu’il tient de la main gauche, tandis qu’Épicure / Michel Ange, la plume à la main, semble plongé dans ses pensées (cliché 2).
Un personnage retient plus particulièrement l’attention, un jeune homme, habillé de bleu, à l’avant-plan à gauche de la fresque : d’après Brock (p. 146), il s’agit de Tommaso, dit Fedra Inghirami (1470-1516), nommé en 1505 prévôt à la Bibliotheca Vaticana, puis préfet de celle-ci en 1510 (cf DBI, LXII). Inghirami, qui descend d’une famille proche des Médicis, a accompagné le légat a latere Bernardino Lopez de Carvajal auprès de Maximilien (1496), et a reçu de ce dernier le titre de poeta laureatus (1497) –et, de fait, son ami Raphaël le représente ici portant une couronne de lauriers, dans la position classique de l’historiographe prenant en notes les hauts faits de la cour où il est employé (cliché 3). 
L’invention de Raphaël tient dans la «naturalisation» de l'ensemble de la scène: il n’est plus nécessaire d’insérer des banderoles ou des phylactères pour identifier le personnage ou pour préciser le propos. Certes, ce qu’écrivent les uns et les autres reste illisible pour le spectateur, mais, à l’exception des deux inscriptions présentées à l’avant-plan sur des ardoises et des titres du Timée et de l’Éthique,
tout ce qui a trait à l’écriture est finalement naturalisé en geste de lire, décrire, de dessiner, de recopier, de montrer dans un livre ou de regarder écrire, voire d’apporter des volumes (Brock, p. 146).
Paradoxalement, une autre manifestation de l’écrit apparaît dans la Stanza della Segnatura: le 6 mai 1527 en effet, les troupes impériales conduites par le connétable de Bourbon, forcent la porte de Santo Spirito, et s’emparent sans coup férir de Rome. Pendant plusieurs mois (en fait, jusqu’en février 1528…), la Ville est livré au pillage, auquel les Stanze de Raphaël n’échappent pas. Une partie des troupes impériales est constituée de lansquenets protestants et, dix ans après les Thèses de Luther contre les Indulgences, la révolution des médias de masse est un fait: les canards et des pamphlets imprimés (les Flugschriften) contre le pape et contre l’Église de Rome circulent très largement en terre de Réforme, et ils sont parfois d’une extrême violence. Rien de surprenant si, partout dans la Ville soumise an pillage, un premier saccage des «images» se produise (Bildsturm), et si les reliques, assimilées à des objets de charlatanerie, soient profanées. Dans la Stanza della Segnatura comme dans un certain nombre de lieux symboliques, des graffiti tracés à la pointe de l’épée témoignent du passage des lansquenets de Georg von Frundsberg… avec en l’occurrence l’inscription «Luther», sur la fresque de la Dispute (cf Chastel (1), p. 121 et suiv.: cliché 4). Ici l'historien n'est plus confronté à une perspective d’histoire de l’art, mais bien d’anthropologie, pour laquelle les graffiti luthériens s’introduisent au cœur même du modèle intellectuel pontifical tel que mis en scène par Raphaël, pour le subvertir – en substituant le nom du Réformateur à celui du pape. Au passage, on remarquera que le vandale lansquenet est bel et bien alphabétisé...
Mais revenons à la fresque pour elle-même. Le travail de Raphaël est aussitôt célèbre, même si sa citation par Paolo Giovo (dans la «Vie de Raphaël», Raphaelis Urbinatis vita) reste elliptique. Vasari en donnera une description plus circonstanciée, mais non exempte d’erreurs factuelles (au point que Brock suggère qu’il n’a peut-être pas vu lui-même les fresques). Surtout, le motif de l’École d’Athènes est bientôt diffusé par la gravure, mais selon une voie a priori inattendue, puisqu’elle nous conduira de Mantoue à Rome… et à Anvers.
C’est en effet de Mantoue qu’est originaire le dessinateur et graveur Giorgio Ghisi, né en 1520 et dont nous ne savons pratiquement rien de la formation artistique mais qui a manifestement subi l’influence de Giulio Romano. Les premiers travaux que nous connaissions de lui, dessins et gravures, datent de la décennie 1540, d’abord à Mantoue, puis à Rome. Il entre alors en relations avec le Flamand Hieronymus Cock (1518-1570), lequel séjourne précisément un temps à Rome. Rentré à Anvers en 1548, Cock se lance dans l’édition et la diffusion des estampes, à l’adresse bientôt célèbre des «Quatre vents». La conjoncture exceptionnelle qui est celle d’Anvers au milieu du XVIe siècle, et que nous évoquions tout récemment à propos de Christophe Plantin, assurera le succès de l’entreprise:
Dès ses premières années d’activité comme éditeur, [Cock] a formé le projet de présenter au public néerlandais les œuvres de Raphaël et de son école, alors seulement connues de quelques privilégiés. Son principal atout pour y parvenir fut d’avoir réussi à faire venir à Anvers le célèbre graveur italien Giorgio Ghisi, qui exécuta pour [lui] deux gravures monumentales d’après les fameuses fresques de Raphaël au Vatican, rapidement objets de tous les regards.
Le «public néerlandais», certes, mais pas seulement lui: les réseaux commerciaux de la métropole de l’Escaut permettent une diffusion pratiquement européenne des produits anversois ou transitant par Anvers. Quoi qu’il en soit, Ghisi rejoint bientôt son ami. Sa reproduction de l’École d’Athènes est la première à être gravée, en deux planches, et à sortir à l’adresse de Cocq en 1550 (cliché 5). Le bloc sur lequel Épicure s’appuie pour écrire porte désormais la signature: «Raphael Urb[inensis] inv[enit] Georgius M[a]t[uanus] fec[it]». Mais, de manière a priori surprenante, l’image est identifiée au titre, non pas comme L’École d’Athènes de Raphaël, mais comme le prêche de l’apôtre Paul devant une assemblée de philosophes à l’aréopage d’Athènes (cf Actes, XVII, 18 et suiv.). L’inscription épigraphique est portée à l’avant-scène à gauche:
Pavlvs Athenis per Epicvraeos et Stoicos qvosdam philoso phos addvctvs in Martiv Vicv. Stans in medio vico. Svmpta occasione ab inspecta a se ara. Docet vnum illvm, vervm, ipsis ignotvm Devm. Reprehendit idololatriam, svadet resipiscentiā incvlcat et Vniversalis Ivdicii diem et mortvorvm per redivivvm Christvm Resvrrectionem. Act. // XVII.
D’où provient la réinterprétation, nous l’ignorons, mais de toute évidence, il s’agit de faciliter la diffusion de la gravure, dans un environnement tout autre que celui de la capitale pontificale, et où les thèses de la Réforme sont largement reçues. L’année suivante, Ghisi s’inscrit à la Guilde Saint Luc, sous le nom de Joorgen Mantewaen: il est probable qu’il quitte cependant Anvers vers 1554, sans doute d’abord pour la France, puis pour l’Italie.
La réception de la fresque de l’École d’Athènes est ainsi considérablement élargie mais, si le motif reste le même, son interprétation en est déplacée en profondeur: l’humanisme néo-platonicien n’est plus d’actualité, non plus que la théorie des bibliothèques. Signe de la conjoncture nouvelle, c'est la problématique économique qui s'impose en ce mitan du XVIe siècle, à travers le recours à la gravure, et à travers le choix de ce que nous pourrions presque appeler une «scène de genre» illustrant la rencontre de l’apôtre (dont la figure se substitue à celle de Platon!) avec les représentants les plus notables de la culture antique.
Nous reviendrons, dans notre troisième et dernier billet à propos de l'École d'Athènes, sur l’héritage d’Athènes… et sur le retour du motif raphaëlien dans les bibliothèques.

Notes
(1) André Chastel, Le Sac de Rome, 1527. Du premier maniérisme à la contre-Réforme, Paris, Gallimard, 1984, («Bibliothèque des histoires»).
(2) Hieronymus Cock, La gravure à la Renaissance, dir. Joris Van Grieken, Ger Luijten, Jan Van der Stock, Bruxelles, Fonds Mercator, 2013.

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