vendredi 9 décembre 2011

HIstoire du livre: le "ferment"

La problématique du «ferment», pour reprendre le mot de Febvre et Martin, est puissamment éclairée par les événements qui se produisent à l'époque de la Réforme.
Rappelons-le d’entrée, Luther (1483-1546) ne voulait évidemment pas d’une scission de l’Église, mais il voulait effectivement réformer celle-ci: les critiques à l’encontre de Rome venaient de partout, tandis que le Ve concile de Latran ne leur propose en réponse que des changements mineurs. Nous sommes d’autre part, avec Luther, dans le monde des clercs: lui-même enseigne à Wittenberg, et c’est là qu’il élabore au fil des années sa doctrine de la Grâce. Et, en 1517, il argumente contre l’archevêque primat de Mayence en placardant sur la porte de l’église des Augustins, la veille de la Toussaint (donc le 31 octobre), 95 thèses latines contre les indulgences. Nous sommes dans la pratique traditionnelle de l’université, où les professeurs proposent leurs thèses en vue d’une disputatio publique.
L’innovation vient de ce que ces Thèses sont aussitôt publiées en latin ou en vernaculaire, plus ou moins adaptées et diffusées de plus en plus largement à travers l’Allemagne. Luther lui-même s’en étonne:
Je ne puis comprendre comment mes thèses, plus que mes autres écrits et même que ceux d’autres professeurs, peuvent s’être répandues en de si nombreux endroits. Elles s’adressaient exclusivement à notre présent cercle académique (...). Elles étaient rédigées dans un langage tel que les gens du commun ne pouvait guère les comprendre (…). J’y usais de catégories savantes…
Partout en Allemagne, les Thèses sont en effet reproduites à partir de Nuremberg (chez Hieronymus Höltzel), de Leipzig et surtout de Bâle (chez Adam Petri), et elles s’imposent comme un succès éditorial extraordinaire. Mais les responsables du succès sont inconnus: qui prend l’initiative, qui traduit d’abord les Thèses en allemand, le cas échéant en les adaptant plus ou moins profondément (leur nombre lui-même apparaît parfois comme un choix du compositeur typographique)?
Bientôt, le mouvement se développe de lui-même: les Thèses sont connues partout, de même que le nom de Luther qui, en quelques mois, s’est retrouvé comme «parlant au monde entier» selon la belle formule de Gordon Rupp.
A contrario, la médiatisation que l’on n’attendait pas complique la conciliation: les positions antagonistes sont désormais portées sur la place publique, et l’impression les fige en rendant d'autant plus difficile d’introduire le cas échéant certaines nuances (c’est le problème de la «fixité typographique», évoqué dans un précédent billet). Quoi qu’il en soit, la société allemande de ces premières décennies du XVIe siècle a été la première à se trouver confrontée aux problèmes nés du processus de médiatisation de masse.
Car l’accession d’un public de plus en plus large à l’imprimé n’est pas sans soulever des difficultés dont on ne prend conscience que peu à peu. Même si Luther a le souci évident, dans ses publications, et d’abord dans sa Bible allemande, de mettre le texte à la portée de l’homme du commun («der gemeine Mann»), la possibilité pour des lecteurs qui ne sont pas formés d’accéder en principe à tous les textes provoque des effets jugés parfois négatifs. Lorsqu’en France, dans la nuit des 17-18 octobre 1534, des «partisans» distribuent en nombre à Paris et dans d’autres villes des exemplaires des Placards contre la messe, ils ne savent pas qu’ils poussent François Ier, jusque-là favorable aux humanistes et à des personnalités comme un Étienne Dolet, vers une logique politique de la crispation et de la répression.
Ces Placards ont une forme matérielle bien différentes de celle des Thèses de Luthe, en ce qu'ils cherchent à frapper le lecteur de rencontre: la langue est la langue vernaculaire, et la mise en page facilite la lecture et le repérage. La limitation du nombre d’arguments témoigne de ce que nous sommes sortis du monde des clercs. Dans la marge de gauche figurent des références aux Écritures («Mat. 28», etc.), seule source de la vérité. L’organisation du texte est très précise, avec un système de ponctuation sur trois niveaux, la ponctuation forte étant combinée avec l’emploi des majuscules.
Les expressions employées sont violentes: l’auteur parle de la «pompeuse et orgueilleuse messe papale» et des «gros enchaperon[n]és», pour conclure que la messe efface «toute co[n]gnoissance» du Christ, qu’elle rejette la prédication de l’Évangile et qu’elle ne consiste qu’en «sonneries, urlemens, cha[n]teries, cérémonies, luminaires, encensemens, desguiseme[n]s et telles manières de singeries…» Ceux qui la célèbrent sont assimilés à des «loups ravissans», à des voleurs et à des «paillards». En définitive, le lecteur implicite sait au moins un latin rudimentaire, il est sensible à l’argumentation rationnelle et il connaît les Écritures: l’affiche est destinée à une frange élargie du public lettré, des nobles attachés à la cour, des clercs, des bourgeois gradués des villes, mais certes pas le public «populaire» en tant que tel.
Le problème central des Placards réside dans leurs conditions de réception. Le scandale est politique, et il vient de ce que des représentants de ce que nous appellerions aujourd’hui la société civile s’arrogent le privilège de la parole publique sur des points considérés comme réservés. Le premier bûcher s’allume dès le 13 novembre à Paris, pour «Berthelot Mylon, dict le Paralytique». Au total, sept exécutions sont ordonnées par le Parlement et, parmi les condamnés, figurent trois professionnels de la librairie, dont Antoine Augereau. Progressivement, la ligne politique s’oriente dès lors dans le royaume vers l’affrontement direct qui culminera avec les Guerres de religion.
Dans l’immédiat, l’édit du 13 janvier 1534 [1535] interdit tout simplement l’exercice de l’imprimerie –la mesure impossible à mettre en œuvre sera abandonnée dès le 26 février. Contre l’omniprésence subversive du média, le pouvoir, déjà, entreprend d’élever des digues pour essayer de confisquer celui-ci. Cette même question de l’accessibilité de tous aux textes publiés constituera l’un des points les plus importants traités par le concile de Trente, tandis que la tension entre la liberté et le contrôle domine toute la librairie d’Ancien Régime et une grande partie du XIXe siècle.
On voit combien la métaphore du «ferment» est très bien appropriée pour désigner les phénomènes parfois inattendus qui résultent de la réception des textes imprimés –de la médiatisation.

Clichés: 1) Les 95 Thèses; 2) La chaire dite Chaire de Luther à Wittenberg (détail).

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