La conférence tenue hier (13 décembre 2011) après-midi à l’IHMC, par Marie-Françoise Cachin, sur la problématique de la traduction, suggérait quelques observations, lesquelles dépassaient le seul cadre des échanges entre l’anglais et le français.
La traduction est de l’ordre de la «transposition culturelle»: elle est établie en fonction, naturellement, de l’original à traduire, mais aussi et surtout de la «structure culturelle» de la population d’accueil, cette expression étant à prendre dans le sens le plus large. L’abbé Prévost évoque avec élégance ces «petites réparations» indispensables pour que le texte traduit puisse se faire «naturaliser». La transposition est d’ordre géographique (d’une collectivité à l’autre), mais elle peut aussi être d’ordre temporel (d’une époque à l’autre): pour Jean-François Hersent, elle s'assimile à une négociation, et cette négociation peut se révéler nécessaire même à l'intérieur d'un espace linguistique que l'on aurait pu croire unifié, par ex. entre l'anglais et l'américain.
La typologie des problèmes posés par l’original (problèmes d’ordre linguistique, mais qui peuvent aussi relever de l’intertextualité, de l’emploi des métaphores, etc.) s’articule avec la typologie des solutions éventuelles permettant d’y répondre.
Marie-Françoise Cachin a aussi insisté sur le rôle des préfaces insérées par les traducteurs eux-mêmes: il s’agit de «pré-textes», auxquels de manières significative est souvent donné le titre d’«avertissement». La préface, qui relève du paratexte, vise à favoriser l’accueil du texte traduit, et, souvent en s’appuyant sur l’éloignement culturel, à en suggérer le mode d’emploi. D’autres éléments paratextuels peuvent jouer, notamment les notes infrapaginales, voire les glossaires. Pour finir, Marie-Françoise Cachin est revenue sur le rôle du libraire de fonds, ou de l’éditeur. C’est très souvent lui qui choisit le titre choisit la traduction, mais il intervient aussi parfois plus en profondeur, par exemple pour ce qui regarde la transposition éventuelle du nom du héros, etc. Son rôle est encore plus sensible, à l’époque récente, lorsqu’il s’agit de la couverture, de l’insertion dans telle ou telle collection, etc.
Nous retrouvons les mêmes thématiques dans les échanges entre l’allemand et le français à partir des dernières décennies du XVIIIe siècle. Le jeune Johann Wolfgang Goethe publie en 1774 un roman épistolaire promis à un succès exceptionnel: il s’agit de Die Leiden des jungen Werthers (Les Souffrances du jeune Werther), donné à Leipzig par Weigand en 1774, et réédité dès l’année suivante. Nous n’avons pas à nous arrêter ici sur le Werther original, mais à dire que les professionnels voient bientôt tout l’intérêt qu’il y a à jouer sur la vogue du roman: en 1776, Walther publie, à Erlangen, la traduction française établie par Seckendorf, tandis que, la même année, Dufour et Roux sortent à Maestricht une édition en deux volumes de la traduction de Deveyrdun, avec des illustrations de Chodowiecki.
La seconde traduction française d’un texte de Goethe n’est donnée que plusieurs dizaines d’années plus tard, puisqu’il s’agit de Herman et Dorothée en IX chants, que publie Treuttel et Würtz à Strasbourg et à Paris en l’an IX (1800): un petit volume très soigné, présentant successivement l’avant-titre, le frontispice, le titre, puis la «Préface du traducteur» et enfin le texte en prose. Le volume est élégamment imprimé par Didot le jeune.
L’édition s’inscrit évidemment dans le mouvement nouveau de curiosités qui se développe à cette époque en France au sujet des pays et de la littérature d’outre-Rhin –et on sait que les strasbourgeois Treuttel et Würtz sont particulièrement attentifs à exploiter ce domaine (cf infra bibliographie). L’attention pour la forme matérielle montre que l’on s’adresse à un public qui pourrait être celui des «nouveaux notables» désireux de se constituer des bibliothèques élégantes, modernes, mais à un coût qui reste limité (cf l’indication des qualités du papier dans la notice des éditions de Bitaubé).
Ce qui nous reteindra dans l’immédiat, c’est le statut et le rôle du traducteur. Herman et Dorothée est en effet traduit par une personnalité hors du commun, et qui semble presque par nature destinée au rôle du «passeur»: né à Königsberg, où son père exerçait la médecine, Paul Jérémie Bitaubé (1732-1808) descend d’une famille de huguenots émigrés après la révocation de l’Édit de Nantes. Son goût personnel le pousse vers la littérature, mais il publiera exclusivement en français –membre de l’Académie royale de Prusse, il s’installe pourtant définitivement à Paris en 1785. Connu pour ses traductions d’Homère (différentes versions de l’Iliade, d’abord à Berlin chez Samuel Pitra dès 1762, puis à Paris chez Prault en 1764, etc.) et pour son poème de Joseph (1767), il est élu comme associé étranger par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1786.
Hermann et Dorothée paraît en original en 1797, de sorte que la traduction française n’enregistre qu’un décalage de trois ans par rapport à cette date. Le rôle du traducteur, qui semble probablement à l’initiative de la publication, est souligné par la mise en livre: le verso de l’avant-titre indique les titres des ouvrages de Bitaubé sortis des presses de Didot et disponibles chez Treuttel et Würtz (la troisième édition d’Homère (1787), Joseph et Les Bataves, tous deux de 1797). Puis la page de titre mentionne le nom de Goethe et implicitement la langue du texte original («poëme allemand»), mais elle précise surtout l’identité du traducteur et ses titres.
La Préface occupe les pages VI à XIX, et constitue un commentaire critique de l’œuvre originale: il s’agit «d’une épopée d’un genre nouveau», où l’auteur n’a ni eu recours au merveilleux, ni pris ses héros dans les classes élevées de la société. Bitaubé argumente sur les parallèles entre Goethe et Homère ou d’autres poètes grecs: «on prendrait cet ouvrage pour un des monuments d’une antiquité reculée». Le nom de Goethe est mentionné explicitement p. XII, où il est indiqué: «on sait qu’il a la plus grande célébrité en Allemagne». Mais on soupçonne l’intervention du libraire dans les lignes qui suivent et qui rappellent le succès du Werther en France: une note infrapaginale précise en effet que «la dernière édition [traduction en] a été imprimée en 1797 (an 6) dans les mêmes formes et caractères que le présent ouvrage»…
Puis le traducteur en vient à son travail: il avait pris la résolution, après son Homère, de ne plus se «livrer à ce genre de travaux», mais il a cédé à la lecture de Hermann et Dorothée. Pourtant, la traduction était rendue très difficile par «l’extrême différence du génie des deux langues», par la simplicité du style de l'auteur et par «la peinture de mœurs très simples et souvent locales» (nous retrouvons le problème de la «transposition culturelle»). La comparaison du travail de traduction avec la science de l’astronomie permet de conclure qu’il suffira de s’approcher d’une approximation dans le rendu de l’original.
Le texte s’achève par une allusion aux événements survenus en Allemagne à la suite des récentes invasions françaises. Une note ferme la préface, qui signale deux critiques de Humboldt et de Schweighäuser relative au texte de Goethe.
Nous rejoignons avec cet exemple le champ des Translation Studies abordée dans la conférence de Marie-Françoise Cachin, mais dans une perspective mettant peut-être davantage l’accent sur la contextualisation historique des phénomènes liés à la traduction.
Note bibliographique: Frédéric Barbier, « Une Librairie internationale au XIXe siècle : Treuttel et Würtz », dans Revue d'Alsace, 1985, p. 111 et suiv.
Clichés: différents feuillets de Herman et Dorothée (Coll. Quelleriana).
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