lundi 30 juillet 2018

Éternité du Limousin

Ayant beaucoup travaillé dans les estudes de Paris, le professeur Frisør et son fidèle disciple Fred se rendoient de cette ville à Orléans, et avoient copieusement déjeuné dans une auberge de Thoury.
Car avoient commencé par des terrines de volailles et du jambon braisé, qui leur avoient servi de bon amuse-gueule. Puis avoient commandé un petit cochon de lait grillé fourré de foie gras d’oie, et un beau ris de veau couronné de pommes de terre au lard. Avoient rendu grâces aux déesses du lait en prenant un riche assortiment de fromages entiers, et enfin dégusté en dessert plusieurs tartes aux fruits de saison, arrousées des eaux de vie y relatives. Car ce sont là vrais breuvages des dieux.
Et tout au long du repas, avoient fait mectre en perce bonnes barriques de vins d’Orléans et de Loire. Et espéroient ainsi lestés povoir tenir le trajet jusques à Orléans. 
Rabelais ethnographe (Gustave Doré)
De là à peine estoient-ils repartis, qu’ils virent se profiler, sur la grand route royale, une silhouette indécise, habillée de haillons et enveloppée de poussière. Et sembloit accompagnée d’un chien efflanqué et encore plus galeux.
– Or ça, quel est ce monstre? s’écria le professeur Frisør (qui ne connoissait peut-être pas si parfaitement tous ses classiques).
– Oui ça, oui ça, s’écria le monstre. Aï am onli eun pour stioudennt, on ze strit tou the capitale of France. If your seigneurie is comprehensive, give mi éni pécule ind lat mi tou go more fère.
À quoi le professeur Frisør, se tournant vers son fidèle disciple Fred, s’étonna:
– Oui da, que nous veut ce drôle? Et quelle diable de langue est cecy, à laquelle je n’entends rien?
– Parbleu, répondit Fred, c’est certainement la langue des Pythies vengeresses, car sur mon âme jamais n’ai rien entendu d’aussi dissonant et impossible à ouïr. Certainement, il invoque le diable, dans sa langue infernale.
Mais le voyageur, avec toutes les marques de la plus grande frayeur, s’écria lors:
– Ohe, Ohe! Ziss langouaige ist ze langouaige of ze futur, and oll ze personnes doctes ind savantes are spiking in zis langouaige, zat ze common pipeul not eunderstand!
Ah, Messeigneurs! Aï ouaz chiour zat you are really goud personnes. Aï am eun pour stioudennt, from ze celebrissimy and venerabilandy Academia, zat Aurelianum vocitur. Maï master was ze very very docte ind honorably Sir Petrus Noroît, bac., MoC, OdA, ouane of ze grotesqs [sic pour: gritest] spirits of our century. Ind his assistant is ze goud discipulus dr Sushi, bac, de qui la langue est bien difficile tou intellige, car hi is cominng of ze fare country of Zipangu.
Aï aussi have transséqué la Liger and caponized in ze best tabernae of ze Magdelaine and of ze Mulle, end lutiné zi gonzesses…
– Ah, que nous veut ce drôle, à la fin?, cria le professeur Frisør en faisant le geste de saisir un paquet de livres pour le jeter à la teste de son interlocuteur (et donnerai la liste des livres plus loing). Car la patience n’estoit peut-être pas sa vertu première...
– Hé, arrête, t’es fou! Chui du 9.2.! Mais il est dingue, çui-là! s’écria l’étudiant en reculant vivement et en se protégeant la teste. Car l'espovante lui avoit fait retrover son parler plus naturel.
– Tout doux, tout doux, mon bon maître, intervint lénifiquement le disciple Fred. C’est un simple escholier, et il veut nous dire qu’il vient de l’université d’Orléans. Il parle le doux langaige de ceste ville, qui, comme vous savez, est le creuset de la belle langue françoise que vos parents vous apprirent.
– Oui, da! Mais il suffit!
Oste-le de ma vue, que ne lui baille chasse et ne le trucide! Et quand serons à Aurelian, avertis tout un chascun de ne m’adresser la parole qu’utilisant humain langaige, car sinon ne peux répondre de ce qui est soumis comme hui et ici à sujétion diabolique….

lundi 23 juillet 2018

Mélancolie de l'homme médiatisé

La Renaissance constitue une période très généralement connotée positivement: des changements majeurs introduisent aux temps modernes, qu’il s’agisse de géographie (les grandes découvertes), de technique (avec notamment l’invention de la typographie en caractères mobiles) ou d’esthétique (en peinture, sculpture, architecture, etc.). La «Lettre de Gargantua à Pantagruel» est regardée comme le texte emblématique, qui rend compte d’une analyse construite par les contemporains eux-mêmes et soulignant l’importance de la multiplication des livres dans la rupture avec «l’infélicité et calamité des Goths»:
Le tems n’estoit tant idoine ne commode es lettres comme est de présent. [Il] estoit encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Gothz, (…). Maintenant, toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées (…); les impressions tant élégantes et correctes en usance (…) ont esté inventées de mon eage par inspiration divine (…). Tout le monde est plein de gens savans, de précepteurs très doctes, de librairies très amples…
Pourtant, l’effet d’optique joue aussi, et cette période que nous imaginons placée sous le sceau de l’inventivité et de l’optimisme, est aussi soumise à des événements tragiques et à des crises particulièrement profondes. Il n’est que de citer les épidémies (la Grande Peste), les guerres interminables, les crises sociales parfois gravissimes, sans oublier la crise religieuse elle-même, ni, surtout à partir du milieu du XVe siècle, la chute de Constantinople et la progression apparemment irrésistible des Ottomans...
Le monde semble irrémédiablement déséquilibré, entre la contestation des deux pouvoirs suprêmes traditionnels (le pape et l’empereur), la concurrence entre les principautés ou les États, les menaces extérieure et les tensions de toutes sortes qui se font partout sentir. C’est toute une société nouvelle et un nouveau mode de vie qui doivent alors être inventés, ce qui ne se fera qu’avec du temps, et à travers nombre de difficultés.
S’agissant toujours de la Renaissance, on a beaucoup parlé, et sur ce blog même, de la montée en puissance de la piété individuelle (la devotio moderna), du souci omniprésent du salut et de la croyance selon laquelle la fin du monde, l’Apocalypse, est prochaine. Confrontés à des changements majeurs et souvent inquiétants (y compris sur le plan économique, voire macro-économique), les uns et les autres cherchent refuge en se tournant vers d’autres perspectives, celles de la foi, mais aussi parfois de la tristesse ou de la mélancolie. La poésie française donne ainsi quantité d’exemples d’un phénomène général, depuis Charles d’Orléans jusqu’à Ronsard et à du Bellay:
Le monde est ennuyé de moy / Et moy pareillement de lui (Charles d’Orléans, Rondeaux, 187).
Pour les uns, le repli sur soi-même constitue en effet une première forme de réponse au sentiment d’absence et de vide. D’autres, que l’on désignera comme les moralistes (mais aussi, par exemple, les prédicateurs), s’élèvent contre ce qu’ils regardent comme une marque de faiblesse et d’égoïsme, voire comme un péché, parce que celui qui s’abandonne à la mélancolie se détourne de la figure de Dieu en s’abîmant dans son désespoir isolé. D’autres encore se laissent aller, et se livrent aux plaisirs immédiats propres à leur condition terrestre –ce sont les fous, mis en scène par Sébastien Brant, ceux qui amassent sans fin les richesses, qui se goinfrent et qui s’enivrent, qui tombent dans une coquetterie ridicule et, plus généralement, qui courent derrière un bien illusoire. Ne croyons pas, d’ailleurs, que cette typologie beaucoup trop sommaire soit exclusive: le même individu passera d’un état à l’autre, comme le fera Luther.
Après plusieurs autres, Jean Delumeau nous a expliqué que «la mélancolie aussi a une histoire», et que cette histoire connaît un moment particulier d’apogée à l’époque de la Renaissance: l’ennui et le spleen ne sont pas une invention du romantisme (de Goethe à Emma Bovary...) quand, au tournant des années 1500, la mélancolie est déjà à l’ordre du jour, que mettent en scène les plus grands artistes du temps –Dürer (1514), mais aussi Lukas Cranach, pour ne citer que deux figures majeures. Dans le même temps, elle est considérée comme une maladie (la maladie de la bile noire), qui doit être combattue par une activité redoublée, par le travail, par le sport et par le jeu, par les plaisirs de la table et de l’amour…
La mélancolie et sa guérison seront ainsi mises en scène par Mathias Gerung (1500-1570) dans son tableau «La mélancolie au jardin de la vie», datée de 1558 (Staatliche Kunsthalle Karlsruhe): le personnage principal, au centre du tableau, représente une figure féminine ailée, la tête appuyée sur la main gauche (la pose classique de la mélancolie). Partout à son entour, les hommes s’affairent, dans de multiples scènes de la vie quotidienne, avec un grand nombre de jeux (les boules, le tournoi, le tir à l’arc, la danse, etc.), mais aussi les saltimbanques, le banquet ou encore la maison de plaisirs, le repas en musique et en galante compagnie, et les rendez-vous amoureux. En arrière-plan, quelques scènes de travail, avec les moissonneurs et les laboureurs puis, plus loin, le troupeau de moutons, pour finir avec l’extraction minière (plusieurs de ces petites scènes sont clairement inspirées d’œuvres antérieures). 
"Melancolia 1558" (© SKH Karlsruhe)
Dernier problème, mais non des moindres, qui doit être envisagé: si la folie est le lot de l’humanité dans son ensemble (chacun, à l’occasion, se livrera inconsidérément au plaisir gratuit, voire au mal), la mélancolie ne peut directement concerner qu’une minorité –d’une certaine manière, elle est un sentiment aristocratique. Comme nous l’avons vu, les premiers témoignages en sont apportés par un prince du sang, et, s’agissant toujours du royaume de France, nous restons globalement dans le monde des privilégiés. Dans le monde germanique aussi, le tableau de Gerung  aussi se donner à comprendre comme une illustration des activités «courtoises», alors que l’homme du commun, surtout en milieu rural, est bien trop accaparé par le souci immédiat du quotidien pour se laisser aller à des considérations aussi gratuites…: il ne saurait avoir le recul nécessaire pour se regarder lui-même vivre. 
Caractéristique de la petite société de ceux qui participent à la civilisation de l’écrit, qui lisent, qui écrivent... et qui ont du temps, la mélancolie apparaît ainsi comme un sentiment de dépression fondamentalement lié à la médiatisation (à la «contemplation du miroir» et de l'image), et à la nouvelle conjoncture des médias entre le XIVe siècle (la «révolution scribale» de Pierre Chaunu) et le XVIe. 

Le colloque qui se tiendra à l’initiative de nos collègue Renaud Adam et Chiara Lastraioli les 20 et 21 septembre prochain à Tours, sur le thème de «Lost in Renaissance» (détails ici), abordera certains aspects de ces tensions très sensibles au tournant de l’époque moderne: il s’agira de la «face sombre» de l’innovation et de la difficulté à la surmonter. La Renaissance est bien évidemment marquée par des découvertes majeures, mais aussi par des processus très profonds de reconfiguration, impliquant l'inquiétude, l’abandon et l’oubli.

lundi 16 juillet 2018

Le voyage des bibliothèques

Une bien agréable circonstance a mis dans nos mains une très belle taille-douce représentant la Bibliothèque impériale de Vienne à la fin du XVIIe siècle (cf cliché). On lira ci-dessous quelques observations que la gravure suggère. 
À la fin du XVIIe siècle, Vienne est une ville frontière, à une cinquantaine de kilomètres à l'ouest de la Leitha (1), et qui se trouve encore assiégée, certes pour la dernière fois, par les Turcs en 1683. Mais, lorsque le grand-vizir Kara Mustapha doit lever le siège (12 septembre), après avoir bloqué la ville pendant deux mois, c’est le début du reflux séculaire du Ottomans le long du Danube et vers l’Europe orientale: la paix signée par Eugène de Savoie à Karlowitz (1699) symbolise le passage à la conjoncture nouvelle, qui entérine notamment la reconquête de la Hongrie et de la Transylvanie, et qui voit parallèlement la transformation profonde de Vienne.
Élu, non sans difficultés, en 1658, Léopold Ier avait déjà entrepris de faire de Vienne une capitale, et donné une attention très réelle à la Bibliothèque de la cour (Hofbibliothek): celle-ci a été confiée en 1663 à un savant de renom, le Hambourgeois Peter Lambeck, qui travaille dès lors activement à la réorganisation et au catalogage des collections, ainsi qu’à la rédaction d’une histoire de l’institution. Charles Patin, qui a dû quitter la France pour s’établir en définitive à Padoue, d’où il accomplit un certain nombre de voyages d’étude dans les bibliothèques et autres institutions savantes du continent, dira son admiration en découvrant la bibliothèque de Vienne (1676):
Je visitay derechef ses admirables trésors, mais particulièrement ceux des livres et médailles. J’y vis une infinité de précieux manuscrits en toutes sortes de langues et de matières, tant antiques que modernes, sans lesquels on ne sçauroit, ce me semble, rien écrire. (…) Monsieur Lambécius, qui en a la garde comme bibliothécaire, m’y fit toute la faveur que je désirois : son nom est connu et aimé de tous ceux qui aiment les belles lettres… (2).
Patin avait été précédé à Vienne par le médecin ordinaire du roi Charles II d’Angleterre, Edward Brown, lequel effectue pendant cinq ans un tour de l’Europe (1668-1673), en portant une attention particulière à l’Europe centrale et orientale. Dès son retour, il en donne le récit en anglais (Londres, 1673). Celui-ci est traduit en français et publié à Paris l’année suivante (3), puis en flamand en 1682 et, enfin, en allemand, à Nuremberg en 1686 (VD17: 1: 071394Q). La curiosité du public explique qu’une deuxième édition flamande sorte à Amsterdam en 1696 (4).
La Bibliothèque de Vienne attire toute l’attention du voyageur, qui y est reçu par Lambeck:
Ce Petrus Lambecius (…) m’a fait la grâce de me faire non seulement voir la plus grande partie des meilleurs & des plus beaux de ces livres, aussi bien que tout ce qu’il y avoit de plus rare ; mais mesme il m’a permis d’en emporter chez moy quelques-uns dont j’avois besoin pour quelque temps : & lorsque je fus prendre congé de luy (…), il me donna un cathalogue de près de cent manuscrits qui traitent de chymie & qui sont dans cette bibliothèque (5).
L’édition amstellodamoise de 1682 est enrichie de gravures en taille-douce, dont l’une, signée de Jan Van Luyken (Amsterdam, 1649-1712), représente la Bibliothèque impériale, avec la légende «De Kayserlike Bibliotken en Rariteyt Kamer» (La bibliothèque impériale et la chambre des raretés). La planche est reprise dans la réédition de 1696, avec l’ajout d’une mention gravée dans le coin supérieure droit: «f. 221». Il semblerait qu’un certain nombre d’exemplaires de l’illustration ait fait l’objet d’un tirage indépendant, pour être vendus sous forme d’estampes. En effet, celles-ci ne sont pas pliées, mais portent l’indication de la pagination.
La scène se présente comme un théâtre: il ne s’agit pas d’une bibliothèque réelle, mais bien d’une bibliothèque idéalisée. Dans une architecture monumentale, une première salle, immense, est tapissée de rayonnages et de livres, jusqu’à une hauteur vertigineuse. Quelques personnages montés sur des échelles sortent des volumes, qu’ils lisent ou qu’ils tendent à ceux qui souhaitent les consulter. Sur la droite de la scène, un groupe de savants converse autour d’une table. Au premier plan, l’empereur, identifié par sa couronne et par sa traîne portée par deux pages, pénètre dans la bibliothèque: il y est accueilli par les gestes déférents d’un personnage que l’on peut identifier comme Lambeck lui-même. Des gardes armés se tiennent en arrière.
Mais cette première salle ouvre sur une perspective: une autre salle se présente en effet, aussi monumentale que celle de la bibliothèque. Elle abrite apparemment des collections de naturalia, rangées dans des meubles ou, pour les pièces plus importantes, accrochées au mur. Enfin, le troisième plan est celui d’un jardin extérieur, que l’on peut identifier comme un jardin botanique, et où l’on devine de petites silhouettes se promenant.
Certes, l’artiste hollandais n’a jamais visité Vienne (mais il connaissait très probablement certaines des bibliothèques de son pays), et la représentation est donc absolument fictive: c’est une mise en scène du pouvoir du souverain, à travers l’un de ses attributs les plus importants, celui du pouvoir comme protecteur des sciences, des lettres et des arts –le prince est le prince de la guerre, mais aussi le prince des muses. La gravure actualise le modèle du Musée d’Alexandrie, avec une perspective irréaliste (une vingtaine de rayonnages superposés!), faisant apparaître la bibliothèque comme le temple grandiose du savoir universel. Ce savoir livresque, que l’on assimile à l’historia litteraria, sera complété par la connaissance de l’historia naturalis mise en scène dans la deuxième salle et dans le jardin.
On remarquera que la gravure de 1682 est copiée avec précision pour illustrer l’édition nurembergeoise de 1686.
Déjà, Léopold Ier songeait à réaménager la bibliothèque impériale, pour lui donner, dans la Hofburg, un local à la fois plus approprié et plus représentatif, mais le projet ne pourra aboutir par suite des difficultés financières récurrentes. C’est son successeur, Charles VI, qui lance, l’année même de son accession au trône (1711), un programme urbanistique de très grande envergure, dans le but de donner à Vienne sa figure de véritable capitale de l’Empire et, implicitement, de deuxième capitale du monde chrétien (avec Rome): la Bibliothèque impériale et royale de la cour (KuK Hofbibliothek) en constitue l’une des pièces maîtresses, et elle est le second bâtiment nouveau entrepris après celui de l’église Saint-Charles Borromée (Karlskirche).
Voici donc une gravure qui attire d’abord l’œil par son sujet et par sa qualité esthétique, mais dont l’examen plus précis permet de mettre en évidence un certain nombre de phénomènes qui caractérisent la conjoncture des années 1700: l’affirmation du pouvoir des Habsbourg à partir de leurs territoires héréditaires (6), le rôle renforcé de la bibliothèque moderne dans la construction politique, la tradition du Musée sur le modèle d’Alexandrie, sans oublier le passage dans la nouvelle conjoncture européenne engagée par le repli ottoman (soit un mouvement qui ne s’achèvera qu’en 1919). Mais on pourra aussi penser à l’essor des curiosités savantes en Europe et à l’intérêt pour les voyages, sans oublier, in fine, les manifestations d’une politique éditoriale très réfléchie, qu’il s’agisse de lancer des traductions ou de rentabiliser ses investissements en rééditant les textes ou en diffusant sous forme d’estampes les gravures incluses dans tel ou tel volume. Encore quelques décennies, et le chevalier de Jaucourt consacrera une part importante de l’article «Vienne» de l’Encyclopédie à la description de la Bibliothèque: celle-ci, ouverte à tous depuis 1726, est désormais reconnue comme l’une des plus riches d’Europe, elle est installée dans un bâtiment grandiose organisé autour d’une coupole monumentale, et Vienne s’impose alors à tous comme l’une des grandes capitales des Lumières.

Notes
(1) La Leitha marque la frontière à la fois de l’Empire et du royaume de Hongrie (voir ici une carte sommaire), dont la plus grande partie est occupée par les Turcs depuis les premières décennies du XVIe siècle.
(2) Charles Patin, Relations historiques et curieuses de voyages en Allemagne, Angleterre, Hollande, Bohême, Suisse, &c, par C.P.D.M. [Charles Patin, doctor medicinae] de la Faculté de Paris, nelle éd., Rouen, Jacques Lucas, 1676.
(3) Edward Brown, Relation de plusieurs voyages, faits en Hongrie, Servie, Bulgarie, Macédoine, Thésalie, Austriche, Styrie, Carinthie, Carniole & Frivoli, Paris, Gervais Clouzier, 1674. Frontispice en taille-douce par Cossin d'après Mignard, et 9 planches d’ill.
(4) Edward Brown, Naauwkeurige en gedenkwaardige reysen (…) door Nederlande, Duytsland, Hongarijen, Servien, Bulgarien, Macedonien, Thessalien, Oostenr[ijk]., Stierm[ark]., Carinthien, Carniole en Frioul, Amsterdam, Jan ten Hoorn, 1696. L’édition compte seize gravures.
(5) La traduction française est sensiblement abrégée. La présentation de la bibliothèque est bien plus précise dans la traduction allemande de 1686 (p. 242 et suiv.).
(6) On pourrait même dire que le triomphe de la «territorialisation» à l’autrichienne traduit aussi le déclin de l’idée impériale. On se rappelle de ce que rapporte Goethe du couronnement de Joseph II, auquel il assiste à Francfort en 1764 (Poésie et vérité).

jeudi 12 juillet 2018

Le virtuel et l'histoire du livre

Le vénérable Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), fondé par François Guizot, prévoit d’organiser au printemps prochain le 144e congrès des sociétés savantes à Marseille, dans le cadre du MUCEM, et de le consacrer au thème très large du réel et du virtuel (sur les congrès du CTHS, voir ici).
Peu de mots que l’on dirait «savants» sont aujourd’hui aussi couramment utilisés que celui de «virtuel», avec ses dérivés («virtualité», «virtuellement»…). La généralisation des applications de l’informatique dans l’environnement de tous les jours nous fait intégrer, parfois même sans nous en apercevoir, un monde du «virtuel»  auquel les nouvelles techniques d’information et de communication (les NTIC) donneraient une puissance supérieure à celle du monde «réel», et qui permet le cas échéant de manipuler ce dernier. Les exemples sont légions, depuis les jeux électroniques jusqu’aux visites et expositions virtuelles, aux animaux virtuels, ou encore à l’imagerie médicale et à ses applications –sans oublier, in fine, le petit monde des lecteurs, des livres numériques et des bibliothèques «virtuelles».
Deux observations sur l’emploi du mot montreront comment la problématique de la production et de la gestion de l’information est à la base du concept. 

I- Comme c’est le cas pour beaucoup de mots passés dans le langage courant, l’acception en reste souvent incertaine, de sorte qu’un détour liminaire par la lexicographie s’impose.
Avec l’adjectif de «virtuel», nous sommes dans le champ de la philosophie, et plus précisément dans le champ de la théorie de la connaissance et du langage. «Virtuel» dérive en effet du latin virtualis (< virtus), soit un épithète utilisé en scolastique pour signifier «ce qui est en puissance». Ce concept se rattache fondamentalement à la réflexion sur le langage, et sur sa manipulation. La connaissance est élaborée à partir des mots (des signifiants) et de leurs agencements sous forme de discours: virtualis est employé dans la discussion sur l’articulation entre les signifiants, les signifiés (ce que les signifiants désignent) et les realia effectivement observables. L’exemple classique est celui de l’arbre: le signifiant «arbre» désigne-t-il comme signifié un «arbre virtuel», lequel ne peut être actualisé que sous la forme d’un certain arbre, autrement dit d’un «arbre réel»? 
Deux sens dérivés se greffent sur cette acception première.
1) Comme le montre l’exemple de l’arbre, «virtuel» désigne d’abord ce qui n’est qu’en puissance, donc potentiel, par opposition non pas à réel, mais plutôt à actuel. Par exemple, la masse des connaissances accumulées dans les livres est réelle (ou actuelle) du point de vue de l’homme en général, mais virtuelle du point de vue d’un certain homme en particulier, qui ne pourra pas la maîtriser mais qui pourra toujours y faire référence pour étudier tel ou tel point.
2) Un autre glissement sémantique intervient lorsque, par extension, le terme désigne non pas seulement ce qui n’est qu’en puissance, mais ce qui est existe «à la place de» quelque chose: cette acception est la plus courante aujourd’hui, avec les multiples applications touchant aux «mondes virtuels». Elle a été probablement introduite par le biais de l’anglo-américain virtual, utilisé depuis 1953 (d’après le Dict. hist. de la langue fr.): dans l’usage courant, l’adjectif devient plus ou moins synonyme d’abstrait, voire d’imaginaire. Pourtant, le «virtuel» permet aussi de faire «comme si», notamment en modélisant un problème pour en envisager les conséquences (1): il est l’outil d’une rationalisation de l’action qui en démultiplie la puissance (à Kourou, je lance autant de fois que nécessaire une fusée virtuelle, de manière à préparer le lancement de la fusée réelle) (2).
Nous passons donc, avec l’adjectif (éventuellement substantivé) de «virtuel», d’un terme spécialisé employé dans le cadre d’une théorie philosophique complexe, à un terme dont le caractère relativement indécis de l’acception courante expliquerait le succès.

II- Le «virtuel» n’est pas une nouveauté née de l’actuelle révolution des médias. Dès lors que la définition du terme nous introduit dans la philosophie du signe et du langage, la «virtualité» prend une dimension spécifique: il s’agit de médiation, donc de médias, manuscrits, imprimés, ou tout autre support de la communication sociale. Le «virtuel» est une caractéristique fondamentale de l’hominisation, notamment par le biais de différents procédures d’externalisation: le langage articulé, puis les systèmes d’écriture et leur mise en œuvre (épigraphie, manuscrit, etc.), avant l’irruption des techniques de reproduction, dont la plus puissante est, à l’époque moderne, celle de la typographie en caractères mobiles. Le contenu des bibliothèques accumulées forme un monde de papier, un monde virtuel, qui permet de manipuler le monde réel. 
À la fin de l'Ancien Régime, les vertiges du monde virtuel (© Médiathèques de la ville de Versailles)
L’épaisseur chronologique n’empêche pas les changements liés à l’évolution des techniques. C’est au XVIe siècle que se constituent les premières «banques de données» modernes, en l’espèce des grandes bibliothèques (plusieurs dizaines de milliers de volume) et des instruments de gestion progressivement mis en place pour en gérer les contenus informatifs. Dans le système traditionnel qui est celui de l’interaction extractive, l’utilisateur se reporte aux titres répertoriés dans les catalogues ou présents sur la tranche ou sur le dos des volumes pour repérer celui qu’il cherche, puis aux tables et aux index, voire aux usuels bibliographiques et autres, pour identifier l’information dont il a besoin: les dispositifs de gestion de l’information concernent aussi bien les volumes pris isolément (avec des éléments comme la foliotation, puis la pagination, les tables de toutes sortes, etc.), que les collections rassemblées en bibliothèques. Retenons la leçon: l’accumulation des données se renforce par la mise au point de procédures «intelligentes», qui permettront de mieux les exploiter, faute de quoi elle ne débouche que sur le chaos.
Le parallèle entre le langage et la pensée se prolonge au niveau des livres, et l’on observe comment les procédures de gestion de l’information ont déjà une très grande puissance: Lucien Febvre montre, par ex., comment l’essor de l’«esprit d’observation» qui caractérise la Renaissance serait d’abord dû à la possibilité nouvelle de rassembler les textes et les informations, et de les comparer (3). La représentation joue au premier chef dans le domaine de l’illustration (et de la cartographie). Pour son De humani corporis fabrica publié par Oporin en 1543 (4), Vésale est venu à Bâle pour travailler en liaison directe avec l’imprimeur. Les planches anatomiques, fonctionnent comme une représentation de la réalité, et elles innovent en incorporant des signes alphabétiques qui renvoient aux différents articles de la légende et aux mentions portées dans les marges du texte. On pourrait aussi penser aux livres qui constituent en eux-mêmes des modèles virtuels, et dont l’Astronomie impériale de Bienewitz donne en 1540 un exemple spectaculaire (5). L’ouvrage, qui traite du mouvement des astres, des éclipses, des positions astrologiques, du calendrier, du comput, etc., consacre à chaque planète une planche xylographiée composée de plusieurs disques superposés et mobiles, avec des graduations : grâce au livre, le lecteur peut reproduire expérimentalement, à sa table de travail, les révolutions attribuées aux planètes (6).
Le second modèle, celui de l’intégration immersive, échappe pour l’essentiel à la logique gutenbergienne et caractérise le système contemporain, dans lequel les NTIC seraient directement intégrées par leurs utilisateurs, qu’il s’agisse des jeux informatiques, ou plus largement de la vie quotidienne, de l’ordre du savoir et des décisions à prendre. La croissance des masses de données produites suit une courbe exponentielle (7), elle génère des pratiques nouvelles, et elle introduit à un environnement lui-même nouveau, désigné comme celui des big data. La miniaturisation des puces électroniques rend possible
- une dématérialisation très large des données autrefois stockées sur des «supports papier»;
- l’interconnexion la plus large;
- et la construction d’un «quotidien numérique».
Les développements en sont infinis dans les domaines les plus variés, de l’armée à la finance, bien entendu aussi au commerce, à la médecine, ou encore à l’enseignement: ils débouchent sur l’essor rapide de l’intelligence artificielle. 

L’humour est une manière agréable de réagir à la montée en puissance d’un «monde virtuel» qui semble parfois nous échapper (nous sommes tous des métadonnées). Dans l’une des nouvelles de son Supplice des week-ends, Robert Benchley évoque les paradoxes de la virtualité en matière financière, à l’époque de la grande crise américaine. Il n’y a en définitive que très peu d’argent liquide :
Tout le reste de l’argent dont on entend parler n’existe pas. C’est une monnaie verbale. Lorsque vous entendez mentionner une transaction de cinquante millions de dollars, cela veut dire qu’une société a écrit : « Bon pour cinquante millions de dollars » sur un bout de papier qu’elle (…) a donné à une autre société (…). Tel est le principe de la finance. Tant que vous êtes capable d’énoncer un chiffre supérieur à mille, vous possédez la somme d’argent correspondante. Certes, cette combine ne marche pas avec le marchand de chaussures, ou avec le patron de restaurant ; par contre, à Wall Street ou dans les cercles financiers internationaux, elle fait fureur… (8).
La «virtualisation» du monde a des conséquences directes sur le plan du fonctionnement de l’économie (dont les data constituent les nouvelles bases), et sur celui de la société en général (sociologie, anthropologie, etc.). Mais le fait que nous soyons, aujourd’hui plus que jamais, plongés dans ce monde virtuel rend d’autant plus important, sur le plan de la méthode, de proposer les cadres généraux d’une histoire du virtuel dont l’essentiel reste à écrire. L’histoire de la communication, du livre et des médias offre à ce projet un support très privilégié.

NB- Le Congrès national des sociétés savantes est ouvert à tous ceux qui souhaitent y participer, soit comme auditeurs, soit pour présenter une communication. Les propositions de communication doivent être adressées au CTHS, selon les modalités qui seront mises en ligne sur le site de celui-ci. 

Notes
1) Pour Wittgenstein étudiant les mathématiques, le virtuel (par exemple construire un cercle en géométrie et étudier les caractéristiques et les applications possibles du cercle) relève de l’ordre de la pratique et non pas de la théorie –il s’agit d’un art de faire, qui n’a pas à être justifié en tant que tel.
2) Dans la pensée occidentale, cet art de faire s’articule avec un art de penser: les Grecs ont inventé les mathématiques, et par là l’idée selon laquelle le savoir est possible et une certaine vérité accessible. Le virtuel débouche sur une forme de connaissance: c’est la réflexion théorique sur la géométrie qui permet de construire le modèle d’une terre ronde, et d’en calculer un certain nombre de caractéristiques.
3) Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle: la religion de Rabelais, 1ère éd., Paris, Albin Michel, 1948 (3e éd., ibidem, 1975) («L’évolution de l’humanité»), p. 358-359.
4) André Vésale, De Humani corporis fabrica libri septem, Basel, Johannes Oporinus, 1543.
5) Peter Bienewitz, dit Apian, Astronomicum caesareum, Ingolstadt, Petrus Apian, 1540.
6) Pourtant, le travail de Bienewitz reste bâti sur les hypothèses de Ptolémée (la terre est au centre du monde), alors que, non loin des rives de la Baltique, le chanoine Nicolas Copernic a déjà élaboré sa théorie héliocentrique du cosmo : les travaux de Copernic ne seront  publiés qu’à sa mort, en 1543, et ils ne deviendront réellement connus que sensiblement plus tard. Nikolaus Copernic, De Revolutionibus orbium coelestium libri VI, Nürnberg, apud Johannem Petreium, 1543. Id., De Revolutionibus orbium coelestium libri VI (...). Item De libris revolutionum narratio prima..., Basel, Henricus Petrus, 1566. Id., Astronomia instaurata libri sex, Amsterdam, Wilhelm Jansson, 1617.
7) On estime aujourd’hui que la masse des données produites par l’homme en une année équivaut à celle des données déjà produites depuis les origines de l’humanité.
8) Robert Benchley, Le Supplice des week-ends. Nouvelles, trad. Paulette Vielhomme, nelle éd., Paris, 10/18, 1981, p. 79-80.

mercredi 4 juillet 2018

L'EPHE a 150 ans

L’École pratique des Hautes Études. Invention, érudition, innovation de 1868 à nos jours,
dir. Patrick Henriet, préf. Hubert Bost, postf. Jean-Claude Waquet,
Paris, Somogy / École pratique des Hautes Études, 2018,
713 p., ill.
ISBN : 978-2-7572-1326-7

Au-delà du symbole (150 ans…), les anniversaires peuvent se révéler très utiles à l’historien, parce qu’ils offrent l’occasion de marquer par un événement l’accomplissement d’une étape importante: ce sera une exposition, un colloque, une série de conférences, ou encore une publication, comme pour l’EPHE en 2018. Nous ne pouvons que nous réjouir lorsque cette publication constitue en elle-même une véritable somme, d’autant plus précieuse qu’elle envisage des domaines scientifiques rares, et encore plus rarement réunis.
L’EPHE est une institution très originale, fondée à l’initiative d’un historien, Victor Duruy, et dont l’objet résidait dans la remise à niveau, en 1868, des conditions de la recherche et de l’enseignement supérieur en France.
Nous n’étions pas encore à l’époque bénie des classements (classer les universités, etc.), mais  déjà bel et bien  engagée dans une forme de concurrence intellectuelle internationale, dont les incidences sont considérables en terme d’économie, mais aussi de puissance politique. Pour un petit nombre de responsables réunis autour du ministre, il s’agit de fonder une institution qui mette en œuvre les méthodes de travail et les procédures d’organisation dont l’université traditionnelle semble alors incapable: d’une certaine manière, un projet qui n’est pas sans présenter des points de comparaison avec celui du Collège royal sous François Ier. Pasteur lui-même intervient dans le débat, s’agissant du domaine des sciences exactes:
Depuis trente ans, l’Allemagne s’est couverte de vastes et riches laboratoires. Berlin et Bonn achèvent la construction de deux palais d’une valeur de quatre millions, destinés l’un et l’autre aux études chimiques. Saint-Pétersbourg a consacré trois millions à un institut physiologique, l’Amérique, l’Autriche et la Bavière ont fait les plus généreux sacrifices (…). Et la France? La France n’est pas encore à l’œuvre.
Il n’y a pas lieu d’entrer dans les détails de la fondation de l’EPHE, institution organisée en quatre sections devant couvrir l’essentiel du champ des connaissances (1), appuyée sur des laboratoires et des bibliothèques (l’École doit être «pratique») et travaillant selon le système allemand du séminaire. Deux caractéristiques du travail y sont tout particulièrement remarquables: comme pour le Collège de France, l’accès des étudiants n’est soumis à aucune condition de diplôme, tandis que la liberté d’enseignement est totale.
Le développement du plan du volume fait parcourir treize grandes parties, enrichies à la fin par une série d’annexes documentaires.
1) «Les origines» de l’École viennent d’être évoquées trop brièvement, mais il ne faut pas perdre de vue que, durant ses premières décennies d’existence, la dimension politique est largement présente dans la vie de la nouvelle institution: en promouvant un modèle scientifique et intellectuel fondé sur le rationalisme, l’EPHE se heurte souvent à l’opposition de milieux que l’on désignera comme plus «conservateurs», voire nationalistes au sens étroit du terme. La question religieuse intervient aussi.
2) «Six sections pour une institution»: à côté du discours suivi, cette partie donne l’occasion de présenter un certain nombre de grandes figures historiques liées à l’École (depuis Gabriel Monod), et de publier des textes inédits.
3) «Physique, chimie, mathématiques».
4) «Biodiversité et environnement».
5) «Biologie du genre humain: psychologie scientifique, physiologie, sciences anthropologiques».
6) «Faire l’histoire des sciences»: cette partie est notamment organisée autour de personnalités comme celles d’Alexandre Koyré, de Mirko Grmek et de Bertrand Gille (pour l’histoire des techniques, un domaine qui intéresse bien évidemment l’historien des techniques d’imprimerie).
7) «Textes, langues, philologie» (depuis la génération des fondateurs, Michel Bréal et Gaston Paris).
8) «Techniques historiques et érudition»: il s’agit ici en grande partie de domaines qui intéressent l’historien du livre, avec la papyrologie, l’imprimerie (conférence d’«Histoire et civilisation du livre»), puis le manuscrit et la codicologie arabes.
9) «Écrire l’histoire» constitue une partie avant tout historiographique, et organisée par grands domaines, de l’assyriologie et de l’égyptologie à l’histoire de l’art. La théorie des grandes figures ayant illustré l’École est particulièrement impressionnante, à commencer par celles de Gaston Maspéro et de Ferdinand Lot.
10) La dixième partie est organisée par champs géographiques («Le monde comme champ de recherche: espaces, textes, religions»), avec la présentation, entre autres, des «Études scandinaves», du «domaine chinois», du Japon ou encore de la géographie indienne.
11) Puis viennent une série de contribution autour de la problématique des monothéismes («Études juives, christianisme, Islam: penser les monothéismes») : à côté du christianisme antique, des «Études juives», et des «Études arabes et islamiques», une place particulière est réservée à «Réforme et protestantisme»: plusieurs des figures tutélaires de l’École sont en effet liées à la société de confession réformée en France, et on rappellera encore que Lucien Febvre candidate d’abord, en 1943, pour une chaire à la cinquième section.
12) La douzième partie porte sur le très riche domaine de l’anthropologie religieuse et du comparatisme, et évoque des personnalités qui ont marqué leur discipline, et même leur époque, comme celles de Marcel Mauss, de Georges Dumézil ou, plus récemment, de Claude Lévi-Strauss.
13) Enfin, sous la rubrique «Le monde contemporain», se trouvent regroupés plusieurs dossiers très évocateurs sur le plan historiographique (notamment «l’EPHE et l’Allemagne» et «l’EPHE et l’Affaire Dreyfus»), mais aussi des dossiers consacrés à des domaines scientifiques originaux, dans lesquels notre institution occupe une place clé : on pense à l’«Histoire des doctrines stratégiques», à la question de la laïcité, ou encore à l’utilisation de l’image en histoire. Cette section se ferme sur la présentation du rôle de l’EPHE dans l’organisation toute récente d’une école d’archéologie islamique au Kurdistan irakien: c'est peu de dire, on le voit, que l'École est depuis toujours engagée dans les débats de son temps, auxquels elle apporte la dimension scientifique qui en est trop souvent absente. 
Les annexes sont suivies par la bibliographie (présentée par ordre alphabétique des auteurs / titres), par un index nominum et par la Tabula gratulatoria.
La bibliothèque de l'EPHE au début du XXe siècle.
Si l’histoire du livre et de l’écrit fait l’objet des développements spécifiques que nous avons signalés, il n’est que juste de dire que les livres et autres documents graphiques, ou encore les bibliothèques (2), sont bien à l’arrière-plan de la plupart des contributions. Les éditeurs aussi sont présents, à travers d’abord les collections de l’École et les différentes revues scientifiques, et par la conception de leur rôle comme «intermédiaires savants» – on pense ici à un personnage comme Honoré Champion, étudié en son temps par le regretté Jacques Monfrin (3). Deux personnalités éminentes du monde savant appartiennent d’ailleurs elles-mêmes à des dynasties de libraires ou de libraires-imprimeurs: il s’agit de Charles Adolphe Würtz, doyen de la Faculté de Médecine de Paris, et d’Élie Berger, professeur de paléographie à l’École des chartes, et successeur d’Henri Wallon aux Inscriptions.
En bref, c’était une gageure que de regrouper en un ensemble cohérent une histoire et une masse d’informations caractérisées par la diversité et par l’ouverture. Le contrat est rempli du mieux qu'il était possible, avec un ouvrage qui s’impose d’emblée comme un usuel, au premier chef dans les deux domaines, de l’historiographie et de l’histoire des idées et des disciplines scientifiques (4).

1) 1 : Mathématiques ; 2 : Physique et chimie ; 3 : Histoire naturelle et physiologie ; 4 : Sciences historiques et philologiques. Sans entrer dans le détail, on rappellera que les deux premières sections ont aujourd’hui disparu, tandis qu’une cinquième, puis une sixième sections étaient successivement créées pour les Sciences religieuses et pour les Sciences économiques et sociales. Cette dernière section prendra plus tard son indépendance, sous la forme de l’École des Hautes Études en Sciences sociales.
2) La Bibliothèque de la Sorbonne est évoquée à plusieurs reprises, en particulier lorsque le premier président de la IVe Section, Léon Renier, est lui-même directeur de la Bibliothèque, ce qui lui permet de mettre à la disposition des conférences trois salles attenantes à son institution (cf p. 78-79 et la figure 6, p. 80, reprod. ci-dessus). Un petit manque dans cet imposant volume réside, peut-être, dans l’absence d’une histoire de la, puis des bibliothèques de l’École.
3) Cf Frédéric Barbier, « L’École pratique des Hautes Études et le tropisme de la librairie allemande », dans De la philologie allemande à l’anthropologie française. Les sciences humaines à l’EPHE (1868-1945), dir. Céline Trautmann-Waller, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 43-60.
4) L’illustration, toujours signifiante, enrichit grandement le propos. Au-delà de la fonction informative, elle  ouvre implicitement des perspectives vers l’histoire de la sociabilité savante, voire vers certaines formes d’anthropologie de nos sociétés occidentales. On ne peut bien sûr qu’être frappé par la longue absence des femmes, ou, de manière plus légère, par les évolutions de la mode masculine, voire par la pratique des banquets qui ont longtemps accompagné les cérémonies commémoratives organisées par l’École à partir de 1894… mais aujourd’hui disparus, sinon sous la forme des modernes cocktails.

lundi 2 juillet 2018

La recherche en histoire du livre

Les débuts de notre IIIe millénaire sont dominés, en Occident, par la problématique de l’information, de son élaboration à sa communication et à son traitement, dans un sens souvent positif, mais aussi parfois négatif. La puissance des médias informatiques n’apporte-t-elle pas à tout ce qui relève de la manipulation, voire de la désinformation, un retentissement considérablement accru? Cette conjoncture donne à l’étude de l’histoire du livre et des médias une actualité certaine, et tout particulièrement à une histoire du livre et des médias conduite dans le plus long terme (1).
Dans le dernier livre qu’il nous a laissé, Henri-Jean Martin explique:
Le langage (…) fournit un outil permettant la représentation mentale des objets absents (…). Dans une large mesure, [il] nous libère de la tyrannie des sens (…). Il nous donne accès aux concepts, qui associent des informations en provenance de diverses modalités sensorielles, et qui sont par là même inter-sensoriels ou supra-sensoriels… (2).
En effet, nous savons que le processus d’hominisation se développe, depuis la préhistoire, autour de deux éléments-clés, dont le premier concerne le rôle du langage articulé non seulement du point de vue de la communication, mais aussi pour tout ce qui regarde la construction et l’organisation de la pensée.
Une civilisation qui se développe autour de l'écrit: dans le bureau du riche négociant, on dresse les comptes, on dépouille la correspondance et on y répond, on conserve les documents importants, tandis que quelques livres (de piété?) restent à portée la main (Cornelis Engebrechtsz, La vocation de Mathieu, Leyde, 1515: © Gemäldegalerie de Berlin, n° 609, détail). Le thème de la Vocation soulève d'autres problèmes, relevant de l'histoire de l'art et de l'histoire du sentiment religieux plus que de l'anthropologie historique: pour ce qui nous retient aujourd'hui, la lecture du tableau fait penser  à des figures de grands négociants de la Renaissance, parfois eux-mêmes bibliophiles, comme un Jakob Fugger.
Le travail mental et la pensée sont indissociables du langage, c’est-à-dire d’un mode d’organisation du discours, et surtout d’un mode de représentation, donc de médiation.
Le second élément concerne l’externalisation des facultés humaines, par la mise en œuvre de «prothèses» successives, pour reprendre la formule de Régis Debray. Ces prothèses permettent à l’homme de décupler ses possibilités dans les domaines les plus variés, et la communication ne leur échappe pas: l’écriture «externalise» la parole, avant que l’invention de la typographie en caractères mobiles n’en multiplie la puissance. Précisons que l’innovation ne concerne pas la seule technique, mais aussi les produits et les pratiques développées à l’entour de ceux-ci: c’est ainsi, par exemple, qu’une étape fondamentale, pour l’essor de l’économie du livre en Occident, a été marquée par l’invention de l’information courante imprimée (les «nouvelles»), puis de la presse périodique.
De ce que l’élaboration du langage articulé et sa mise en œuvre par des «prothèses» sont fondamentales dans le processus d’hominisation, il est logique de déduire que les phénomènes liés à la communication, en l’occurrence à la communication écrite, sont pareillement au cœur du développement des sociétés humaines. Des inscriptions épigraphiques et du volumen aux réseaux connectés et aux big data, les technologies donnent à une forme d’information et de communication de plus en plus largement partagée une puissance dont l’accroissement semble suivre une trajectoire exponentielle.
Dans le même temps, l’histoire du livre montre comment les différentes logiques sont liées les unes aux autres, et comment elles se constituent en un système dont les déséquilibres internes assurent la transformation selon un rythme qui tend lui-même à s’accélérer: c’est ainsi que l’on est amené à parler, non plus de la «chaîne du livre» (qui conduirait linéairement de l’élaboration du message (le texte) à sa transmission et à sa réception), mais d’un « système-livre » beaucoup plus complexe et fonctionnant de manière intégrée (4). La leçon est universelle: une bonne compréhension suppose, toujours et partout, un effort de contextualisation large, d’intégration et de mise en perspective.
Marshall MacLuhan avait, en son temps, théorisé le rôle des «médias», par une formule célèbre, même si peut-être ambiguë: «le médium, c’est le message» (5). L’histoire du livre confirme l’enseignement, et en généralise les conséquences: avec l’imprimerie, les paramètres économiques tendent à s’imposer dans le «petit monde du livre», ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils étaient radicalement absents de celui des manuscrits (6). Indépendamment de certaines préférences historiographiques (7), l’équilibre des systèmes se déplace et, à l’époque moderne, le rôle de la logistique (les circulations de tous ordres, informations, valeurs financières, etc.), de la distribution et de la diffusion, apparaît comme de plus en plus important.
L’essor progressif d’un média nouveau suscite d’abord l’optimisme, mais il ne tarde pas à faire surgir des situations et des problèmes auxquels il s’impose d’apporter des réponses. Les intellectuels en général et les humanistes en particulier se sont réjouis de ce que l’imprimerie permette d’élargir la connaissance des textes auprès d’un plus grand nombre et dans des conditions jusque-là inconnues. Mais, rapidement, les difficultés apparaissent et, dès avant la Réforme luthérienne, Sébastien Brant ouvre le «Prologue» de sa Nef des fous en s’étonnant: grâce l’imprimerie, non seulement la Bible est répandue partout, mais aussi les écrits des Pères de l’Église et toutes sortes de textes, mais personne n’en devient pour autant meilleur, et le monde reste plongé «dans la nuit noire» (8). C’est que, souligne-t-il, il ne suffit ni de disposer des exemplaires, ni même de les lire, mais qu’il faut savoir lire à bon escient:
On voit aussi nombre de fous / Qui s’ornent de saintes lectures,
Se croient distingués et savants / Quand ont lu le texte à l’envers.
Tel croît connaître son psautier / Pour avoir lu: Beatus vir.
Exemplaire censuré d'une réédition de la Bibliothèque de Gesner, Zurich, 1583, Le censeur a pris soin, en cancellanrt certains mots, de ne pas en rendre la lecture impossible (© Univ. catholique du Sacré Cœur, Milan).
À terme, ce sera l’invention de différents procédés de protection et de régulation, la mise en place de la censure et un certain encadrement des pratiques de lecture. Les concepts eux-mêmes doivent faire l’objet d’une contextualisation, comme nous l’enseigne l’histoire du livre et des médias. Nous pensons notamment à des concepts liés à l’histoire littéraire, et reçus comme des évidences par le sens commun: que ce soit le «texte» ou encore l’«auteur», le «lecteur», etc., tous doivent désormais impérativement être réintégrés dans des systèmes englobant, qui déterminent leur cadre et leurs conditions de validité et de fonctionnement.
En définitive, il est aujourd’hui devenu de plus en plus évident que la matérialité du média encadre les catégories les plus abstraites, et jusqu’à l’organisation de la pensée. Face aux nouveaux médias, les inquiétudes se généralisent, inspiratrices de repliements, voire de renfermements: comment intégrer la montée de l’intelligence artificielle, que penser de la baisse (supposée) des quotients intellectuels dans la majorité des pays développés (9), comment lutter contre le retour de l’irrationalité et contre les phénomènes de désinformation, comment participer à des échanges qui semblent souvent nous échapper, etc. C’est à une meilleure intelligibilité de phénomènes fondamentaux qu’invite ainsi l’histoire du livre et des médias. En faisant pénétrer le lecteur au sein du laboratoire des expériences passées, elle invite aussi à mieux comprendre les conditions de fonctionnement des sociétés du présent:
Toute tentative pour sonder l'avenir tout en affrontant les problèmes du présent devrait se fonder, je le crois, sur l'étude du passé (10).
La leçon est encore plus d'actualité pour nous, qui sommes plongés dans une société de l'information que nous devons dans le même temps –inventer. 


Notes
1) Nous prenons le terme de livre au sens général de «document écrit ou imprimé» destiné à une certaine publicité, même si le départ n’est pas toujours facile avec ce qui relève plutôt des documents d’archive. De même, on comprendra le terme de «médias» dans son acception large des «moyens sociaux de communication», et non pas dans l’acception étroite la plus courante, soit des «médias de masse» (notamment la presse périodique), soit des «nouveaux médias» apparus depuis les deux dernières décennies du XXe siècle. L’histoire du livre traite des moyens sociaux de communication qui s’appuient sur l’écrit.
2) Henri-Jean Martin, Aux sources de la civilisation européenne, Paris, Albin Michel, 2007 («Bibliothèque Idées»), ici p. 83 et note 54.
3) Régis Debray, Les Révolutions médiologiques dans l’histoire. Pour une approche comparative, Villeurbanne, Amis de l’Enssib, 1999.
4) Régis Debray souligne lui aussi l’importance de ces «chaines opératoires spécialisées» : «L'extériorisation des facultés humaines dans des chaînes opératoires spécialisées représente un gain de temps et de puissance».
5) Herbert Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, trad. fr., 1ère éd., Paris, Seuil, 1968.
6) Au Moyen Âge, l’institution des bibliothèques, ou encore la mise à disposition de collections de livres enchaînés (voire d’exemplaires isolés), répondent aussi à la nécessité économique de faciliter la diffusion de textes proposés par ce biais en «mode partagé».
7) Par exemple, les chercheurs ont longtemps privilégié la branche de la typographie (de l’imprimerie) aux dépens de celle de la librairie. De même, la perspective économique a sans doute été plus prégnante dans les développements de l’histoire du livre «à la française», tandis que la tradition anglaise donnait plutôt le pas à la bibliographie matérielle (physical bibliography).
8) Frédéric Barbier, Histoire d’un livre: la Nef des fous (das Narrenschiff), de Sébastien Brant, Paris, Éditions des Cendres, à paraître à l'automne 2018.
9) Plusieurs articles de la presse de grande diffusion ont récemment évoqué la baisse du Q.I. dans la plupart des sociétés occidentales développées, après une période de hausse pendant une demi-douzaine de générations. Le désormais célèbre «effet Flynn» rapporte la hausse passée à l’amélioration générale des conditions sanitaires et de l’environnement social et culturel (au premier chef, l’alphabétisation). Inversement, certains spécialistes des neurosciences et des sciences cognitives évoquent parmi les facteurs expliquant la baisse apparemment rapide des performances mesurées depuis une génération environ, l’utilisation massive des écrans, et la diminution corrélative des zones du cortex cérébral en charge de la compréhension et de la communication.
10) Robert Darnton, Apologie du livre, demain, aujourd'hui, hier, trad. fr., Paris, Gallimard, 2011.