dir. Patrick Henriet, préf. Hubert Bost, postf. Jean-Claude Waquet,
Paris, Somogy / École pratique des Hautes Études, 2018,
713 p., ill.
ISBN : 978-2-7572-1326-7
Au-delà du symbole (150 ans…), les anniversaires peuvent se révéler très utiles à l’historien, parce qu’ils offrent l’occasion de marquer par un événement l’accomplissement d’une étape importante: ce sera une exposition, un colloque, une série de conférences, ou encore une publication, comme pour l’EPHE en 2018. Nous ne pouvons que nous réjouir lorsque cette publication constitue en elle-même une véritable somme, d’autant plus précieuse qu’elle envisage des domaines scientifiques rares, et encore plus rarement réunis.
L’EPHE est une institution très originale, fondée à l’initiative d’un historien, Victor Duruy, et dont l’objet résidait dans la remise à niveau, en 1868, des conditions de la recherche et de l’enseignement supérieur en France.
Nous n’étions pas encore à l’époque bénie des classements (classer les universités, etc.), mais déjà bel et bien engagée dans une forme de concurrence intellectuelle internationale, dont les incidences sont considérables en terme d’économie, mais aussi de puissance politique. Pour un petit nombre de responsables réunis autour du ministre, il s’agit de fonder une institution qui mette en œuvre les méthodes de travail et les procédures d’organisation dont l’université traditionnelle semble alors incapable: d’une certaine manière, un projet qui n’est pas sans présenter des points de comparaison avec celui du Collège royal sous François Ier. Pasteur lui-même intervient dans le débat, s’agissant du domaine des sciences exactes:
Depuis trente ans, l’Allemagne s’est couverte de vastes et riches laboratoires. Berlin et Bonn achèvent la construction de deux palais d’une valeur de quatre millions, destinés l’un et l’autre aux études chimiques. Saint-Pétersbourg a consacré trois millions à un institut physiologique, l’Amérique, l’Autriche et la Bavière ont fait les plus généreux sacrifices (…). Et la France? La France n’est pas encore à l’œuvre.
Il n’y a pas lieu d’entrer dans les détails de la fondation de l’EPHE, institution organisée en quatre sections devant couvrir l’essentiel du champ des connaissances (1), appuyée sur des laboratoires et des bibliothèques (l’École doit être «pratique») et travaillant selon le système allemand du séminaire. Deux caractéristiques du travail y sont tout particulièrement remarquables: comme pour le Collège de France, l’accès des étudiants n’est soumis à aucune condition de diplôme, tandis que la liberté d’enseignement est totale.
Le développement du plan du volume fait parcourir treize grandes parties, enrichies à la fin par une série d’annexes documentaires.
1) «Les origines» de l’École viennent d’être évoquées trop brièvement, mais il ne faut pas perdre de vue que, durant ses premières décennies d’existence, la dimension politique est largement présente dans la vie de la nouvelle institution: en promouvant un modèle scientifique et intellectuel fondé sur le rationalisme, l’EPHE se heurte souvent à l’opposition de milieux que l’on désignera comme plus «conservateurs», voire nationalistes au sens étroit du terme. La question religieuse intervient aussi.
2) «Six sections pour une institution»: à côté du discours suivi, cette partie donne l’occasion de présenter un certain nombre de grandes figures historiques liées à l’École (depuis Gabriel Monod), et de publier des textes inédits.
3) «Physique, chimie, mathématiques».
4) «Biodiversité et environnement».
5) «Biologie du genre humain: psychologie scientifique, physiologie, sciences anthropologiques».
6) «Faire l’histoire des sciences»: cette partie est notamment organisée autour de personnalités comme celles d’Alexandre Koyré, de Mirko Grmek et de Bertrand Gille (pour l’histoire des techniques, un domaine qui intéresse bien évidemment l’historien des techniques d’imprimerie).
7) «Textes, langues, philologie» (depuis la génération des fondateurs, Michel Bréal et Gaston Paris).
8) «Techniques historiques et érudition»: il s’agit ici en grande partie de domaines qui intéressent l’historien du livre, avec la papyrologie, l’imprimerie (conférence d’«Histoire et civilisation du livre»), puis le manuscrit et la codicologie arabes.
9) «Écrire l’histoire» constitue une partie avant tout historiographique, et organisée par grands domaines, de l’assyriologie et de l’égyptologie à l’histoire de l’art. La théorie des grandes figures ayant illustré l’École est particulièrement impressionnante, à commencer par celles de Gaston Maspéro et de Ferdinand Lot.
10) La dixième partie est organisée par champs géographiques («Le monde comme champ de recherche: espaces, textes, religions»), avec la présentation, entre autres, des «Études scandinaves», du «domaine chinois», du Japon ou encore de la géographie indienne.
11) Puis viennent une série de contribution autour de la problématique des monothéismes («Études juives, christianisme, Islam: penser les monothéismes») : à côté du christianisme antique, des «Études juives», et des «Études arabes et islamiques», une place particulière est réservée à «Réforme et protestantisme»: plusieurs des figures tutélaires de l’École sont en effet liées à la société de confession réformée en France, et on rappellera encore que Lucien Febvre candidate d’abord, en 1943, pour une chaire à la cinquième section.
12) La douzième partie porte sur le très riche domaine de l’anthropologie religieuse et du comparatisme, et évoque des personnalités qui ont marqué leur discipline, et même leur époque, comme celles de Marcel Mauss, de Georges Dumézil ou, plus récemment, de Claude Lévi-Strauss.
13) Enfin, sous la rubrique «Le monde contemporain», se trouvent regroupés plusieurs dossiers très évocateurs sur le plan historiographique (notamment «l’EPHE et l’Allemagne» et «l’EPHE et l’Affaire Dreyfus»), mais aussi des dossiers consacrés à des domaines scientifiques originaux, dans lesquels notre institution occupe une place clé : on pense à l’«Histoire des doctrines stratégiques», à la question de la laïcité, ou encore à l’utilisation de l’image en histoire. Cette section se ferme sur la présentation du rôle de l’EPHE dans l’organisation toute récente d’une école d’archéologie islamique au Kurdistan irakien: c'est peu de dire, on le voit, que l'École est depuis toujours engagée dans les débats de son temps, auxquels elle apporte la dimension scientifique qui en est trop souvent absente.
Les annexes sont suivies par la bibliographie (présentée par ordre alphabétique des auteurs / titres), par un index nominum et par la Tabula gratulatoria.
La bibliothèque de l'EPHE au début du XXe siècle. |
En bref, c’était une gageure que de regrouper en un ensemble cohérent une histoire et une masse d’informations caractérisées par la diversité et par l’ouverture. Le contrat est rempli du mieux qu'il était possible, avec un ouvrage qui s’impose d’emblée comme un usuel, au premier chef dans les deux domaines, de l’historiographie et de l’histoire des idées et des disciplines scientifiques (4).
1) 1 : Mathématiques ; 2 : Physique et chimie ; 3 : Histoire naturelle et physiologie ; 4 : Sciences historiques et philologiques. Sans entrer dans le détail, on rappellera que les deux premières sections ont aujourd’hui disparu, tandis qu’une cinquième, puis une sixième sections étaient successivement créées pour les Sciences religieuses et pour les Sciences économiques et sociales. Cette dernière section prendra plus tard son indépendance, sous la forme de l’École des Hautes Études en Sciences sociales.
2) La Bibliothèque de la Sorbonne est évoquée à plusieurs reprises, en particulier lorsque le premier président de la IVe Section, Léon Renier, est lui-même directeur de la Bibliothèque, ce qui lui permet de mettre à la disposition des conférences trois salles attenantes à son institution (cf p. 78-79 et la figure 6, p. 80, reprod. ci-dessus). Un petit manque dans cet imposant volume réside, peut-être, dans l’absence d’une histoire de la, puis des bibliothèques de l’École.
3) Cf Frédéric Barbier, « L’École pratique des Hautes Études et le tropisme de la librairie allemande », dans De la philologie allemande à l’anthropologie française. Les sciences humaines à l’EPHE (1868-1945), dir. Céline Trautmann-Waller, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 43-60.
4) L’illustration, toujours signifiante, enrichit grandement le propos. Au-delà de la fonction informative, elle ouvre implicitement des perspectives vers l’histoire de la sociabilité savante, voire vers certaines formes d’anthropologie de nos sociétés occidentales. On ne peut bien sûr qu’être frappé par la longue absence des femmes, ou, de manière plus légère, par les évolutions de la mode masculine, voire par la pratique des banquets qui ont longtemps accompagné les cérémonies commémoratives organisées par l’École à partir de 1894… mais aujourd’hui disparus, sinon sous la forme des modernes cocktails.
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