lundi 23 juillet 2018

Mélancolie de l'homme médiatisé

La Renaissance constitue une période très généralement connotée positivement: des changements majeurs introduisent aux temps modernes, qu’il s’agisse de géographie (les grandes découvertes), de technique (avec notamment l’invention de la typographie en caractères mobiles) ou d’esthétique (en peinture, sculpture, architecture, etc.). La «Lettre de Gargantua à Pantagruel» est regardée comme le texte emblématique, qui rend compte d’une analyse construite par les contemporains eux-mêmes et soulignant l’importance de la multiplication des livres dans la rupture avec «l’infélicité et calamité des Goths»:
Le tems n’estoit tant idoine ne commode es lettres comme est de présent. [Il] estoit encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Gothz, (…). Maintenant, toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées (…); les impressions tant élégantes et correctes en usance (…) ont esté inventées de mon eage par inspiration divine (…). Tout le monde est plein de gens savans, de précepteurs très doctes, de librairies très amples…
Pourtant, l’effet d’optique joue aussi, et cette période que nous imaginons placée sous le sceau de l’inventivité et de l’optimisme, est aussi soumise à des événements tragiques et à des crises particulièrement profondes. Il n’est que de citer les épidémies (la Grande Peste), les guerres interminables, les crises sociales parfois gravissimes, sans oublier la crise religieuse elle-même, ni, surtout à partir du milieu du XVe siècle, la chute de Constantinople et la progression apparemment irrésistible des Ottomans...
Le monde semble irrémédiablement déséquilibré, entre la contestation des deux pouvoirs suprêmes traditionnels (le pape et l’empereur), la concurrence entre les principautés ou les États, les menaces extérieure et les tensions de toutes sortes qui se font partout sentir. C’est toute une société nouvelle et un nouveau mode de vie qui doivent alors être inventés, ce qui ne se fera qu’avec du temps, et à travers nombre de difficultés.
S’agissant toujours de la Renaissance, on a beaucoup parlé, et sur ce blog même, de la montée en puissance de la piété individuelle (la devotio moderna), du souci omniprésent du salut et de la croyance selon laquelle la fin du monde, l’Apocalypse, est prochaine. Confrontés à des changements majeurs et souvent inquiétants (y compris sur le plan économique, voire macro-économique), les uns et les autres cherchent refuge en se tournant vers d’autres perspectives, celles de la foi, mais aussi parfois de la tristesse ou de la mélancolie. La poésie française donne ainsi quantité d’exemples d’un phénomène général, depuis Charles d’Orléans jusqu’à Ronsard et à du Bellay:
Le monde est ennuyé de moy / Et moy pareillement de lui (Charles d’Orléans, Rondeaux, 187).
Pour les uns, le repli sur soi-même constitue en effet une première forme de réponse au sentiment d’absence et de vide. D’autres, que l’on désignera comme les moralistes (mais aussi, par exemple, les prédicateurs), s’élèvent contre ce qu’ils regardent comme une marque de faiblesse et d’égoïsme, voire comme un péché, parce que celui qui s’abandonne à la mélancolie se détourne de la figure de Dieu en s’abîmant dans son désespoir isolé. D’autres encore se laissent aller, et se livrent aux plaisirs immédiats propres à leur condition terrestre –ce sont les fous, mis en scène par Sébastien Brant, ceux qui amassent sans fin les richesses, qui se goinfrent et qui s’enivrent, qui tombent dans une coquetterie ridicule et, plus généralement, qui courent derrière un bien illusoire. Ne croyons pas, d’ailleurs, que cette typologie beaucoup trop sommaire soit exclusive: le même individu passera d’un état à l’autre, comme le fera Luther.
Après plusieurs autres, Jean Delumeau nous a expliqué que «la mélancolie aussi a une histoire», et que cette histoire connaît un moment particulier d’apogée à l’époque de la Renaissance: l’ennui et le spleen ne sont pas une invention du romantisme (de Goethe à Emma Bovary...) quand, au tournant des années 1500, la mélancolie est déjà à l’ordre du jour, que mettent en scène les plus grands artistes du temps –Dürer (1514), mais aussi Lukas Cranach, pour ne citer que deux figures majeures. Dans le même temps, elle est considérée comme une maladie (la maladie de la bile noire), qui doit être combattue par une activité redoublée, par le travail, par le sport et par le jeu, par les plaisirs de la table et de l’amour…
La mélancolie et sa guérison seront ainsi mises en scène par Mathias Gerung (1500-1570) dans son tableau «La mélancolie au jardin de la vie», datée de 1558 (Staatliche Kunsthalle Karlsruhe): le personnage principal, au centre du tableau, représente une figure féminine ailée, la tête appuyée sur la main gauche (la pose classique de la mélancolie). Partout à son entour, les hommes s’affairent, dans de multiples scènes de la vie quotidienne, avec un grand nombre de jeux (les boules, le tournoi, le tir à l’arc, la danse, etc.), mais aussi les saltimbanques, le banquet ou encore la maison de plaisirs, le repas en musique et en galante compagnie, et les rendez-vous amoureux. En arrière-plan, quelques scènes de travail, avec les moissonneurs et les laboureurs puis, plus loin, le troupeau de moutons, pour finir avec l’extraction minière (plusieurs de ces petites scènes sont clairement inspirées d’œuvres antérieures). 
"Melancolia 1558" (© SKH Karlsruhe)
Dernier problème, mais non des moindres, qui doit être envisagé: si la folie est le lot de l’humanité dans son ensemble (chacun, à l’occasion, se livrera inconsidérément au plaisir gratuit, voire au mal), la mélancolie ne peut directement concerner qu’une minorité –d’une certaine manière, elle est un sentiment aristocratique. Comme nous l’avons vu, les premiers témoignages en sont apportés par un prince du sang, et, s’agissant toujours du royaume de France, nous restons globalement dans le monde des privilégiés. Dans le monde germanique aussi, le tableau de Gerung  aussi se donner à comprendre comme une illustration des activités «courtoises», alors que l’homme du commun, surtout en milieu rural, est bien trop accaparé par le souci immédiat du quotidien pour se laisser aller à des considérations aussi gratuites…: il ne saurait avoir le recul nécessaire pour se regarder lui-même vivre. 
Caractéristique de la petite société de ceux qui participent à la civilisation de l’écrit, qui lisent, qui écrivent... et qui ont du temps, la mélancolie apparaît ainsi comme un sentiment de dépression fondamentalement lié à la médiatisation (à la «contemplation du miroir» et de l'image), et à la nouvelle conjoncture des médias entre le XIVe siècle (la «révolution scribale» de Pierre Chaunu) et le XVIe. 

Le colloque qui se tiendra à l’initiative de nos collègue Renaud Adam et Chiara Lastraioli les 20 et 21 septembre prochain à Tours, sur le thème de «Lost in Renaissance» (détails ici), abordera certains aspects de ces tensions très sensibles au tournant de l’époque moderne: il s’agira de la «face sombre» de l’innovation et de la difficulté à la surmonter. La Renaissance est bien évidemment marquée par des découvertes majeures, mais aussi par des processus très profonds de reconfiguration, impliquant l'inquiétude, l’abandon et l’oubli.

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