Rapport sur les conférence de l'EPHE, 2008-2009


École pratique des hautes études
IVe Section
Conférence d’« histoire et civilisation du livre »

Rapport 2008-2009

Après la parution de L’Europe de Gutenberg (1), la conférence d’Histoire et civilisation du livre avait plus particulièrement traité, en 2007-2008, du cas du Narrenschiff, la célèbre Nef des fous de Sébastien Brant. Elle a poursuivi dans la même direction en 2008-2009 : il s’agissait d’approfondir une problématique permettant de préciser les conditions dans lesquelles la « première révolution du livre » s’est développée et a progressivement impulsé des transformations de plus en plus profondes tant sur le plan des différents acteurs de la « librairie » (y compris le public des lecteurs), que sur celui de la mise en forme des livres et de l’évolution de leurs contenus.

I- Socle théorique
Le socle théorique principal sur lequel s’appuie la démonstration est donné par la typologie de l’innovation : la dialectique construite entre innovation de procédé (l’invention d’un procédé de fabrication nouveau, en l’espèce de la typographie en caractères mobiles) et innovation de produit a d’abord retenu l’attention de la conférence. La présentation de cette problématique a fait l’objet, outre les conférences proprement dites de l’École pratique des hautes études, d’une intervention au Cefres de Prague (2).
Dans un premier temps, l’imprimerie fonctionne en effet comme un système de reproduction, au sens propre du terme : il s’agit de reproduire (3), sur le plan matériel, ce qui existe déjà, à savoir des manuscrits (1452-1455). C’est dans cette perspective que Gutenberg et ses premiers successeurs travaillent, et c’est cette perspective qui explique pourquoi ils ne tirent nullement toutes les conséquences de leur invention au niveau de la fabrication elle-même. La première phase de développement de l’imprimerie s’achève dans les années 1470, alors que les ateliers se multiplient dans les pays allemands et à l’étranger (Italie et France), et qu’une concurrence plus sévère commence à faire sentir ses effets.
Après l’innovation de procédé, la seconde phase sera donc marquée par l’innovation de produit, laquelle a été plus particulièrement envisagée par la conférence sous trois aspects différents :
1) D’abord, l’apparition et le développement de l’édition en langue vulgaire. Cette question a fait notamment l’objet d’une contribution dans le cadre du recueil sur Les Langues imprimées publié en 2008 (4).
2) L’invention du livre imprimé illustré, en Allemagne à Bamberg et, en France, à Lyon : s’agissant de la France, ce sont en effet les imprimeurs et libraires lyonnais qui se trouvent plus particulièrement présents dans le domaine de l’innovation, dans la mesure où ils sont en concurrence avec un certain nombre d’autres villes, dont Paris, où le marché traditionnel de l’Université, de la cour, etc., est évidemment plus porteur. On sait que Lyon verra successivement la parution du premier livre en français, la Bible abrégée de 1473 (5), et celle du premier livre imprimé illustré en France, le Miroir de rédemption de l’humain lignaige donné par Martin Husz en 1478 (6). Ce dernier titre résulte d’un processus de transfert, dans la mesure où Husz, qui vient du Wurtemberg et a travaillé à Bâle, reprend pour son Miroir des bois allemands utilisés pour un Spieghel dès 1476 (7). L’ouvrage est adapté en français par le Lyonnais Julien Macho. À côté des conférences de l’EPHE, cet aspect de la problématique a été présenté à l’occasion d’une conférence publique tenue à l’université de Grenoble (« Le texte et l’image : quelques observations sur le livre imprimé à l’aube de la période moderne »), conférence actuellement sous presse.
3) Enfin, le troisième terme concerne l’évolution progressive de la « mise en livre », évolution qui conduit à l’invention du livre imprimé moderne en tant que quelque chose de radicalement différent du manuscrit. La conférence a plus particulièrement envisagé la question de l’« étiquette », autrement dit de l’invention de la page de titre.
Un aspect complémentaire, mais très important, de cette problématique a été traité de manière plus rapide : il s’agissait de préciser la manière dont les structures plus larges encadrant le « petit monde du livre » et le donnant à comprendre (notamment tout ce qui relève de l’infrastructure matérielle : technique, économie, etc.) s’articulaient avec un certain modèle de pratiques et de modèles ou de représentations, du côté tant des professionnels (typographes, libraires, de fonds et différents acteurs dans le domaine de la diffusion) que du public des lecteurs (8). Cette approche met en œuvre un certain nombre de catégories relevant du champ de l’ethnographie et de l’anthropologie historiques (9) : les structures sont « habitées » par des pratiques professionnelles qui leur permettent de fonctionner, et qui seront très progressivement codifiées (par ex. en ce qui concerne les pratiques d’apprentissage). Mais l’innovation touche aussi les pratiques de diffusion et de « consommation » des livres : après le temps des voyageurs itinérants et des représentants dans telle ou telle ville, la fin du XVe et le début du XVIe siècle voient la mise en place des systèmes modernes de diffusion, à savoir les librairies. On sait que la première représentation connue d’une librairie est elle aussi d’origine lyonnaise : il s’agit de la célèbre Danse macabre des imprimeurs publiée par Husz dans les années 1500.
Ajoutons que, sur le plan méthodologique, le schéma général ainsi posé ne saurait se réduire de bonne foi à une simple étiquette d’un quelconque déterminisme technique : ce n’est pas l’objet (le livre), ni l’économie de sa production et de sa diffusion qui déterminent les choix des acteurs (de l’auteur au lecteur), leurs représentations, ni même leurs pratiques. En revanche, les catégories de la technique (au sens large) et de l’économie tracent comme un horizon de choses possibles, de choses connues, d’habitudes et de modèles, par rapport auquel, de manière plus ou moins novatrice, se construisent les représentations des uns et des autres, se déterminent leurs choix et se déploient leurs pratiques. Les pratiques et les représentations du « petit monde du livre » et de la société plus large qui utilise le média de l’imprimé ne peuvent logiquement se donner à comprendre que par rapport aux conditions de fonctionnement de celui-ci.

II- Problématique de l’étude de cas
Dans un second temps, la conférence a cherché à mettre en œuvre cette problématique à partir de l’exemple du Compost et calendrier des bergers.
Pourquoi passer à l’étude précise d’un texte et des ses éditions successives ? C’est que le troisième terme de l’innovation représentée par l’invention de l’imprimerie, puis du livre imprimé, concerne le public des lecteurs, et qu’il peut être brièvement présenté dans le cadre théorique d’une économie de la consommation. Avec la typographie en caractères mobiles, la production livresque (ou, plus largement, la production imprimée) augmente dans des proportions très importantes, et que l’on n’attendait certainement pas a priori – rappelons que l’on conserve aujourd’hui quelque trente mille titres incunables, ce qui peut correspondre à quinze millions d’unités bibliographiques mises en circulation en moins d’un demi-siècle. D’une part, cette véritable « révolution » implique, pour réussir, que les lecteurs traditionnels (les lecteurs de manuscrits) se procurent effectivement les nouveaux imprimés qui leur sont proposés, mais aussi que de nouveaux lecteurs interviennent progressivement en tant qu’acteurs sur le marché moderne du livre. L’innovation de procédé et l’innovation de produit sont nécessairement prolongées par l’innovation dans le domaine de la « consommation » des livres et autres objets imprimés (affiches et placards, plaquettes, etc.).
Ces phénomènes ont été analysés par la conférence en mettant en œuvre la catégorie de « retentissement » : selon quelles logiques et selon quels rythmes l’articulation se fait-elle entre un ensemble de transformations touchant le domaine des moyens sociaux de communication (des médias) et la société plus large ? La catégorie du « retentissement » présente notamment le double avantage méthodologique d’induire d’entrée une certaine distance chronologique (déjà mise en évidence par l’analyse de typologie de l’innovation) et de faciliter l’approche comparative (par exemple entre les différentes phases de mutation que l’on a désignées comme marquant les « révolutions » successives du livre, et notamment avec la révolution actuelle des « nouveaux médias ») (10). Ce retentissement se manifeste par le biais aussi bien des pratiques de lecture que de l’encadrement social de la « librairie » : par exemple, les effets potentiellement subversifs de la « première révolution du livre » ne sont appréhendés que progressivement, selon qu’ils se font sentir, et ce n’est qu’à la fin du XVe et au début du XVIe siècle que se pose la double question d’un éventuel encadrement des lectures et, le cas échéant de l’encadrement des activités liées au livre, au premier chef l’imprimerie. En France, la crise constituée par l’« Affaire des Placards », en 1534, illustre excellemment la thèse. Les sociétés occidentales sont les premières du monde à avoir été soumises aux effets d’un phénomène de médiatisation de masse et à mettre progressivement en place, selon des modalités d’ailleurs variables, les conditions nouvelles de fonctionnement de la branche qui caractériseront l’époque moderne, de la fin du XVe siècle au dernier tiers du XVIIIe siècle. Par un certain nombre de mentions nouvelles relevant notamment du paratexte, le livre rend d’ailleurs lui-même compte de ces transformations (on pense par exemple aux mentions de privilège, etc.).
En revanche, tout ce qui touche à l’évolution des pratiques même de la lecture et des modes de « consommation » de ceux qui utilisent le média nouveau de l’imprimé pose un problème de sources qui a été maintes fois souligné par les chercheurs. Il est assez logique que l’historien du livre fasse de l’objet livre lui-même une source centrale de son travail : prolongeant la problématique esquissée par Henri-Jean Martin avec le concept de « mise en livre », la conférence a donc entrepris d’étudier précisément un livre emblématique du XVe siècle, le Compost et calendrier des bergers, pour en tirer un certain nombre d’observations concernant les professionnels à l’origine de la publication et les lecteurs de l’ouvrage. À ce stade, la théorie et l’historiographie de la réception ont fait l’objet d’une présentation systématique dans le cadre de la conférence, en liaison avec la rédaction de l’article « Réception » à paraître dans le Dictionnaire international du livre (11).

III- Le Compost et Calendrier des bergers
Publié pour la première fois à Paris par Guy Marchant en 1491, le Compost est connu par dix éditions incunables (huit parisiennes et deux genevoises). Marchant, dont nous ne savons que trop peu de choses, viendrait de la région sud de la Champagne (Langres) ou de Bourgogne (Mâcon), et il est surtout remarquable par l’attention qu’il donne à l’innovation éditoriale. On sait par exemple qu’il publie en 1485 la première Danse macabre imprimée, dont on pense qu’elle est inspirée de la fresque du charnier des Innocents. Le succès du titre pousse Marchant à le faire traduire en latin par Pierre Desrey, de Troyes, et à le décliner à travers les différentes éditions de la Danse macabre des hommes, des femmes, etc. (12). Le Compost et calendrier des bergers s’inscrit dans cette même logique de production associant des textes nouveaux à une mise en livre particulièrement soignée, souvent originale et dans laquelle une part importante est dévolue à l’illustration.
Le Compost et calendrier des bergers est un imprimé qui semble a priori paradoxal, en ce qu’il prétend transmettre une science « populaire » mais qu’il reste un volume destiné à une catégorie de lecteurs apparaissant comme privilégiés, voire comme très privilégiés – à commencer par le roi lui-même. L’objectif est d’apporter par le livre une sorte de compendium de la science accumulée depuis les origines par cette figure mythique qu’est le berger : l’auteur du Compost se présente lui-même comme l’intermédiaire entre le monde des « bergers », qui n’ont « aucune cognoissane des escriptures, mais seulement par [leur] sens naturel et entendement », et celui des habitants des villes, des clercs et de tous ceux qui sont en mesure d’accéder au livre. La première légitimation du texte du Compost se fonde sur une référence de principe au savoir « naturel » qui est réputé être celui des bergers, mais cette articulation témoigne de ce que la référence est déjà, dans le même temps, largement étrangère ou extérieure au monde des lecteurs du volume.
De manière significative, la xylographie ouvrant le prologue représente l’auteur (« Prologue de l’acteur ») : or, celui-ci n’est jamais nommé, son portrait n’est pas individualisé, et la figure de l’auteur comme intermédiaire entre le monde des bergers et celui des lecteurs relève de la figure de style plus que de la réalité. L’étude du texte démontre que celui-ci constitue un recueil composite probablement organisé à l’initiative et dans l’atelier même de Marchant, sur la Montagne-Sainte-Geneviève. L’essor de l’économie moderne du livre fait que, y compris pour ce qui relève de l’écriture elle-même, l’initiative passe désormais le cas échéant aux mains du libraire, parfois qualifié de promotor (par ex. pour Johann Bergmann à Bâle) : il est très probable que Guy Marchant, s’il n’a pas rédigé lui-même,  a mis à la disposition de ses rédacteurs un certain nombre de textes déjà publiés et dont ils se sont inspirés pour leur propre travail.
Le Compost met en œuvre une forme de connaissance traditionnelle, fondée sur les correspondances et sur les équivalences : les phénomènes du monde extérieur (le macrocosme) sont en liaison directe avec ceux du monde intérieur de chacun (le microcosme), de sorte que le mouvement des astres, la succession des saisons, etc., déterminent certains aspects de la vie individuelle, surtout s’agissant de la santé, mais aussi des prédictions, etc. Bien entendu, le contenu de l’ouvrage offre aussi une dimension morale très présente, spectaculairement mise en scène par une succession de très belles gravures. Contrairement à la tradition savante, qui voit dans le Compost le modèle de l’almanach (13), il s’agit plutôt d’un compendium encyclopédique censé faciliter à chacun la conduite de sa vie quotidienne.
L’étude de la mise en livre et celle des exemplaires conservés fournissent indirectement un certain nombre d’indications sur le lectorat potentiel à partir de la fin du XVe siècle. La mise en page est extrêmement soignée, la scansion est marquée par une ponctuation attentive (avec présence de majuscules), par le jeu des titres et sous-titres, et par la rubrication des pieds de mouche, tandis que le texte (en langue vernaculaire) présente peu d’abréviations : c’est que le public visé n’est pas composé de clercs. L’organisation du texte est annoncée par le discours lui-même : il n’y a ni foliotation, ni tables, et nous restons dans une géométrie à deux dimensions, dont la mesure est constituée par la pagina. En revanche, il faut souligner la complexité de certains systèmes de codes, notamment les tableaux croisés utilisant une double couleur (noir/ rouge), et les lettres de l’homme phlébotomique renvoyant à la légende. De sorte que l’on peut bien penser le Compost en tant que recueil est destiné à un lectorat relativement instruit et possédant des moyens financiers non négligeables.
Nous sommes ainsi devant un modèle radicalement différent de celui de la lecture dite « populaire » auquel on réduit trop souvent le Compost et calendrier. Les considérations de Claudin et de Monceaux sont anachroniques : la Danse macabre de 1485 n’est évidemment pas une publication « qui s’adresse aux masses » (Claudin), ni le Compost « un almanach illustré à l’usage des gens de la campagne », voire un « ouvrage qui s’adressait aux masses populaires et rurales » (Monceaux). Cependant, il fonde une tradition, qui se développe dans l’espace de la librairie française : le Compost est effectivement organisé autour du calendrier, mais, contrairement au modèle germanique du Kalender, il y ajoute un ensemble de pièces à vocation pratique, relatives à la piété (d’une certaine manière, nous nous rapprochons du modèle du livre d’Heures), à l’horoscope (que faire, quand le faire et dans quelles conditions ?) ou à l’hygiène et à la santé.
Le succès même du Compost explique qu’il ait été régulièrement réédité durant tout l’Ancien Régime, toujours en présentant des textes qui reproduisent ceux du XVe siècle ou qui en sont extrêmement proches : une quarantaine d’éditions est connue jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Certaines sont données à Rouen, tandis que les années 1780-1800 voient l’extension du modèle à l’Alsace, avec notamment Colmar – nous laissons de côté les traductions en anglais et en allemand. La conférence a consacré la dernière partie de l’année à l’examen de ces éditions successives.

4) La conjoncture du « populaire » et du « lettré »
Henri-Jean Martin avait le premier envisagé le double rapport oral / écrit, savant / populaire dans un article qui a fait date publié dans le Journal des savants en 1975 (14).  Dans la prolongation de ces travaux, l’hypothèse que la conférence a explorée, en s’appuyant sur l’exemple du Compost, a consisté à articuler la conjoncture de la réception du texte à l’époque de la « librairie d’Ancien Régime » avec la rupture qui se produit au XVIIe siècle dans l’ordre de la pensée scientifique : trois périodes se succèderaient dans la trajectoire de notre titre.
1) Le Compost, succès parisien, est d’abord repris par un certain nombre de libraires de province et de l’étranger : Genève, Lyon, Rouen, etc., mais surtout Troyes (à partir de 1529). Il s’agit d’exploiter le titre en visant un public un peu plus large que celui touché par la seule librairie parisienne, et notamment le public aisé d’un certain nombre d’autres villes que la capitale. L’édition troyenne de 1529, tout comme celle de Lyon en 1597, constituent ainsi des petits volumes recherchés, dont le style iconographique se renouvelle en se modernisant. Dans le même temps cependant, le paysage intellectuel change progressivement, de sorte le savoir traditionnel véhiculé par le Compost apparaît comme de plus en plus dépassé (il n’est plus pertinent), voire comme condamnable : comme le texte ne fait pas l’objet d’une mise à jour, il est déclassé aux yeux des prescripteurs.
2) On comprend dès lors comment le Compost entre, au XVIIe siècle, dans la « Bibliothèque bleue », et comment il devient une des pièces de la littérature de colportage. On sait que la « Bibliothèque bleue » ne constitue pas une collection en soi, mais qu’il s’agit d’un terme générique désignant un certain type de produits imprimés, lesquels sont souvent vendus sous un brochage de couleur bleu (15). La formule mise au point à Troyes par les imprimeurs et libraires Oudot (Nicolas [I], † 1636, et Nicolas [II], † 1692) vise à répondre au marasme qui caractérise la librairie du royaume au début du siècle : elle consiste à exploiter un large fonds de textes et de bois gravés, en les réimprimant sur du papier médiocre et avec des caractères usés. Ces éditions dites « populaires » sont caractérisées par la référence à des textes souvent anciens (des « romans » médiévaux, des vies de saints, etc.), et, sur le plan formel, par l’emploi de bois, alors que la librairie parisienne est passée à la nouveauté et à la taille-douce. L’objectif est de diffuser le plus largement, à bon marché, en ville (les Troyens ont notamment des accords avec les libraires parisiens), mais aussi, de plus en plus à partir du milieu du XVIIe siècle, en milieu rural et par le biais du colportage.
Ce qui définit le caractère plus ou moins « populaire » d’un imprimé, c’est donc moins son contenu en lui-même, que : 1) la déqualification de ce contenu ; 2) la forme matérielle du volume ; 3) son canal plus ou moins spécifique de distribution et notamment le colportage, canal dont l’administration se défie comme étant potentiellement dangereux ; 4) enfin, bien évidemment, son prix de vente (Mandrou indique un prix de 1 à 2 sous par brochure).
3) Un nouveau renversement se produit dès lors que l’on rencontrera des intellectuels qui entreprennent de noter les textes des chansons ou des histoires, etc., interprétées devant eux. Le fait se produit occasionnellement dès le XVIIe siècle – et il faut dès lors prendre garde à l’erreur d’interprétation, tel recueil « populaire » relevant au contraire d’une démarche éditoriale « distinguée », voire savante. La publication des Histoires, ou Contes du temps passé, avec des moralitez (16) de Charles Perrault (1697) s’insère dans une conjoncture intellectuelle spécifique, et inaugure en France un mouvement qui se prolonge surtout en Allemagne sous forme de réappropriations savantes ou littéraires : ce sera les travaux des frères Grimm, à terme (début du XIXe siècle) ceux du groupe de Heidelberg (Des Knaben Wunderhorn). On sait que Goethe réanime la tradition de Faust à partir d’un succédané du Volksbuch publié en prose à Francfort en 1587, puis en vers à Tübingen en 1587-1588. En 1783 est lancée une « Nouvelle bibliothèque bleue », réécrite, et dont le projet est de spéculer sur la curiosité d’un public différent pour les « romans » anciens :
Il paraîtra sans doute bien singulier qu’on ait pris la peine de rajeunir des ouvrages qui depuis plus de deux siècles sont abandonnés au peuple ; des romans que la plus mince bourgeoise n’oserait se vanter d’avoir lus, non pas à cause du style et du langage (…) mais précisément parce qu’ils ont fait l’amusement de la plus vile populace (…).
Madame de N… sonna sa femme de chambre et lui demanda l’Histoire de Pierre de Provence. La soubrette étonnée se fit répéter jusqu’à trois fois, et reçut avec dédain cet ordre bizarre : il fallut pourtant obéir : elle descendit à la cuisine, et rapporta la brochure en rougissant… (17)
Le XIXe siècle verra la poursuite de cet inventaire d’un monde dont on pressent la disparition, y compris sur le plan linguistique (les patois et les dialectes) – et le travail de recensement réalisé par un Nisard se donne aussi à comprendre par rapport à cette conjoncture. Rudolf Schenda pense que le système ancien des savoirs, des apprentissages et des patrimoines culturels fondé sur l’oralité a été définitivement détruit dans les sociétés occidentales aux XIXe et XXe siècles : par suite, ses supports et ses produits sont décrits comme « populaires », c’est-à-dire comme implicitement non pertinents et pratiquement oubliés (les patois, les chants et récits, les contes, etc.). Mais le XIXe siècle est aussi marqué par une politique systématique de destruction d’une « librairie populaire » considérée comme néfaste (parce qu’elle diffuse des modèles et des connaissances généralement périmés) et éventuellement comme dangereuse sur le plan politique. La succession en sera prise surtout par la presse périodique à grand tirage.
Inversement, le rôle des bibliophiles doit être souligné, de même que l’évolution des goûts en ce qui concerne les ouvrages à collectionner. Sur ce point, une des analyse les plus intéressantes est celle proposée par Le Roux de Lincy dans sa préface au Catalogue des livres (…) de M. Armand Cigongne (18). Le Roux de Lincy note en effet que les « romans de chevalerie et toutes ces productions très libres dans leurs allures connues sous le nom de facéties » ne sont recherchés des amateurs que depuis la seconde moitié du XVIIe siècle : « pas un seul roman de chevalerie ne faisait partie de la bibliothèque de J.-A. de Thou », il semble que Grolier n’en possédait pas non plus, et Naudé n’en dit pratiquement rien dans son Advis pour dresser une bibliothèque. Tout au plus peut-on alors dire que ce genre
assez méprisé des savants, des magistrats, des gens d’église, le fut un peu moins des gentilshommes campagnards, des gens de guerre et des châtelaines, les uns et les autres y trouvant des récits en rapport avec leurs goûts et leurs occupations (19).
Le changement majeur se produit au début du XVIIIe siècle, lorsque les romans de chevalerie apparaissent dans certaines bibliothèques exceptionnelles, comme celles d’Émeric Bigot (Bibliotheca Bigotiana, Paris, 1706), et surtout dans la collection du baron de Hohendorf (Bibliotheca Hohendorfiana) pour les éditions de Vérard. Mais les séries systématiques se présentent à partir du second quart du siècle, avec la succession des grandes ventes parisiennes : Du Fay (1725) (20), le comte de Toulouse à Rambouillet (1726), Chatre de Cangé (1733), le comte von Hoym (1738) (21), le prince d’Isenghien (1756), le comte de Lauraguais (1780)  (22), le duc de La Vallière (1783), le comte Mac-Carthy Reagh (1815) (23), Duriez (de Lille) (1827) (24) et enfin le prince d’Essling (1845) (25). Et Le Roux de Lincy de conclure :
M. Cigongne était parvenu à rassembler dans son cabinet tous les romans de chevalerie imprimés connus jusqu’à ce jour. Un seul lui manquait, un des plus importants et des plus célèbres, le Roman d’Alexandre en prose. Il avait comblé cette lacune par un beau manuscrit sur vélin de ce roman, orné de quatre-vingt-trois miniatures (26).
Si Cigongne possédait effectivement le Mélusine, il n’avait pas, en revanche, le Compost et calendrier des bergers
En conclusion, l’analyse d’un certain titre à travers ses éditions, adaptations, traductions, etc., successives, mais aussi à travers l’examen du plus grand nombre d’exemplaires possible, permet de mieux comprendre  le fonctionnement du « système livre » et de préciser les modalités de la réception d’un texte donné dans le long terme. De cette trajectoire complexe, le Compost et calendrier des bergers donne une illustration à la fois précise et très pertinente. Sa réédition récente sous forme de fac-similé savant (27) couronne la transition d’un texte (et d’un livre) passé du statut de texte recherché et distingué à celui de texte populaire plus ou moins déclassé, avant d’être réinvesti par le programme de la librairie savante et par les développements de problématique ethnographique moderne.
Grâce à l’obligeance du directeur et des conservateurs de la Bibliothèque municipale du Mans (Médiathèque Louis Aragon), la traditionnelle séance foraine organisée par la conférence a pu se dérouler dans cet établissement. La matinée a été consacrée à la présentation d’ouvrages manuscrits par Madame Geneviève Hasenohr et par Monsieur Jean Vézin, tous deux correspondants de l’Institut ; l’après-midi, à la présentation de quelques imprimés anciens commentés par Messieurs Pierre Aquilon (CESR de Tours), Frédéric Barbier et Didier Travier (conservateur chargé des fonds patrimoniaux à la Bibliothèque du Mans). On a notamment pu étudier deux titres sortis de l’atelier de Guy Marchant : Ars moriendi (1483), et Compost et calendrier des bergers (1500) ; une Danse macabre troyenne de Nicolas Le Rouge ; une rarissime édition nantaise des Lunettes des princes de Meschinot (1493) ; plusieurs éditions réalisées pour l’Église du Mans (Missel de 1483, Bréviaire de 1492, Manuale de 1505) ; enfin, quelques exemplaires provenant de la bibliothèque de Simon Hayeneufve et caractéristiques des développements de la Renaissance au Mans dans les premières décennies du XVIe siècle.

Notes
1) Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg. Le livre et l’invention de la modernité occidentale (XIIIe-XVIe siècle), Paris, Librairie Belin, 2006, 364 p., ill., cartes et graph., couv. ill. en coul. (« Histoire et société »).
2) Conférence reprise et élargie à l’occasion du colloque de Rio de Janeiro en 2009.
3) La théorie de la reproduction a fait l’objet d’une conférence publique prononcée à Imola, et actuellement sous presse (« Reproduction du patrimoine livresque »).
4) Frédéric Barbier, « L’invention de l’imprimerie et l’économie des langues en Europe au XVe siècle », dans Les Langues imprimées, dir. Frédéric Barbier, Genève, Droz, 2008, p. 21-46, ill. (Histoire et civilisation du livre, 2008, 4). Il est à noter que ce dossier a été prolongé par plusieurs articles publiés en 2009, à l’initiative du directeur d’études, et consacrés au problème des langues d’édition en Slovénie actuelle depuis le XVIe siècle, à la constitution d’une « librairie française » à Berlin après la Révocation de l’Édit de Nantes, aux pratiques de la langue dans la Bohème des Lumières et à l’édition en langue régionale dans le Nord de la France au début du XXe siècle.
5) Pierre Aquilon, « La Bible abrégée », dans Revue française d’histoire du livre, 1972, p. 3-39.
6) Speculum humanæ salvationis [français], trad. Julien Macho, [Lyon, Martin Husz], 26 VIII 1478 (Goff, S 661).
7) Speculum humanae salvationis [allemand], Basel, Bernhard Richel, 31 VIII 1476 (HC 14936*). Cf Lucien Febvre, Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, 3 éd., posf. Frédéric Barbier, Paris, Albin Michel, 1999, p. 136.
8) À ce stade, la question des auteurs est réservée, mais elle a été abordée par : Frédéric Barbier, « Gutenberg et la naissance de l'auteur », dans Gutenberg Jahrbuch, 83 (2008), p. 109-127, ill.
9) Méthodologie facilitant dans une certaine mesure le comparatisme chronologique. Voir, à titre d’exemple : Frédéric Barbier, « Pour une anthropologie culturelle des libraires : note sur la librairie savante à Paris au XIXe siècle », dans Une capitale internationale du livre : Paris, XVIIe-XXe siècle, dir. Jean-Yves Mollier, Genève, Droz, 2009, p. 101-120, ill. (Histoire et civilisation du livre, 2009, 5).
10) Mais il ne faut pas induire directement de la succession à la causalité. Frédéric Barbier, dir., Les Trois révolutions du livre : actes du colloque international de Lyon/Villeurbanne (1998), Genève, Droz, 2001, 343 p., ill., cartes, graph. (Numéro spécial de la Revue française d’histoire du livre, 106-109, 2000).
11) Frédéric Barbier, « Réception », à paraître dans Dictionnaire encyclopédique du livre, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, troisième volume, lettres N à Z (sous presse).
12) Paris, capitale des livres. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle, dir. Frédéric Barbier, Paris, Paris Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, notamment p. 88-89. Une édition parisienne du Compost est également présentée, p. 90-91.
13) Dictionnaire encyclopédique du livre, I, p. 63-64. Sur la littérature des almanachs, voir notamment : Geneviève Bollème, « Littérature populaire et littérature de colportage au XVIIIe siècle », dans Livre et société en France au XVIIIe siècle, Paris, 1965, p. 61-92. Id., Les Almanachs populaires aux XVIIe et XVIIIe siècles. Essai d’histoire sociale, Paris, La Haye, Mouton, 1969. Id., La Bibliothèque bleue, Paris, 1971. Robert Mandrou, De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes, nelle éd., Paris, Stock, 1975 : cette étude fait une très large place à l’étude des « thèmes » récurrents de la « Bibliothèque bleue », dans une optique relativement proche de celle de l’histoire littéraire. Sur les almanachs, le répertoire de base est toujours celui de John Grand-Carteret, Les Almanachs français. Bibliographie des almanachs…, Paris, 1896. Sur la « Bibliothèque bleue », cf Alfred Morin, Catalogue descriptif de la Bibliothèque bleue de Troyes (almanachs exclus), Genève, Droz, 1974 (« Histoire et civilisation du livre »).
14) Henri-Jean Martin, « Culture écrite et culture orale, culture savante et culture populaire dans la France d’ancien régime », dans Journal des Savants, 1975, p. 225-282.
15) Alfred Morin indique la date de 1657 comme étant celle de la première édition troyenne du Compost diffusée par colportage.
16) Charles Perrault, Histoires, ou Contes du temps passé, avec des moralitez, Paris, chez C. Barbin, 1697, 273 p., 12°. Le frontispice d’Antoine Clouzier est intitulé : « Contes de ma mère l’oye ». Les contes sont les suivants : La Belle au bois dormant ; Le Petit Chaperon rouge ; La Barbe bleue ; Le Maistre chat, ou le Chat botté ; Les Fées ; Cendrillon, ou la Petite pantoufle de verre ; Riquet à la houppe ; Le Petit Poucet. L’ouvrage est dédié à « Mademoiselle », nièce de Louis XIV. Brunet IV, 507 ; Tchémerzine, V, 177. Très peu d’exemplaires sont mentionnés par le CCF : BnF (2 ex.), Sorbonne, Bibl. municipale de Marseille. Une contrefaçon est donnée cette même année (BnF). La Bibliothèque municipale de Toulouse possède un exemplaire d’une contrefaçon qualifiée de « brochure de colportage), et il existe aussi une édition réalisée à Dôle en 1700.
17) Histoire de Robert le Diable, duc de Normandie, éd. Jean Castilhon, A Paris, chez Fournier, libraire, rue du Hurepoix, près du pont Saint-Michel, à la Providence, 1783, 8° (« La Bibliothèque bleue, entièrement refondue & considérablement augmentée », 2). On remarquera que cette édition présente un frontispice gravé sur cuivre, ce qui ne correspond absolument pas à la mise en livre traditionnelle de la « Bibliothèque bleue » de Troyes : le lectorat visé n’est plus le même.
18) Catalogue des livres manuscrits et imprimés composant la bibliothèque de M. Armand Cigongne, membre de la Socété des bibliophiles…, Paris, L. Pottier, 1861.
19) Ouvr. cité, p. XXVIII.
20) Gabriel Martin, Bibliotheca Fayana, seu Catalogus librorum bibliothecae ill. viri D. Car. Hieronymi de Cisternay du Fay, Paris, Gabriel Martin, 1725 (Chantilly, 53-E-008).
21) Gabriel Martin, Catalogus librorum bibliothecae illustrissimi viri Caroli Henrici comitis de Hoym…, Paris, Gabriel Martin, 1738 (Chantilly 53-D-032 : exemplaire avec les prix marqués). Voir aussi : Charles Sahrer de Sahr, Encore deux cartons du comte de Hoym, lettre à M. le baron Jérôme Pichon, Dresden, B. G. Teubner, 1870, pièce (Chantilly, 88-A-149). Jérôme Pichon, Vie de Charles-Henry, comte de Hoym, Paris, Techener, 1880, 2 vol. (Chantilly, 07-A-007 et 008).
22) Catalogue d’une collection de livres choisis provenant du cabinet de M. ***, Paris, Guillaume de Bure, 1770 (Chantilly, 55-B-002(1)). Il s’agit de Louis Léon Félicité, duc de Brancas et comte de Lauraguais.
23) Catalogue des livres rares et précieux de la bibliothèque de feu M. le comte de Mac-Carthy Reagh…, Paris, de Bure, Crapelet, 1815, 2 t. en 2 vol. Le comte est décédé en 1811. Chantilly, 63-B-O20 et 021(01), exemplaire à prix marqués).
24) Catalogue des livres imprimés et manuscrits composant la bibliothèque de feu M. L.-M.-J. Duriez (de Lille)…, Paris, J.-S. Merlin, 1827 (Chantilly, 63-B-005).
25) Catalogue de livres rares et précieux provenant de la bibliothèque de feu M. le P. d’E***…, Paris, Techner, 1847 (Chantilly, 69-B-009(01) et (02)). Il s’agit de François Victor Masséna, duc de Rivoli et prince d’Essling, 1799-1863. Voir un bel exemple de passage d’une bibliothèque dans l’autre avec l’Histoire de Primaléon de Grèce (Paris et Lyon) à la Bibliothèque de Chantilly ; de même pour Le Recueil des histoires troyennes (Paris, Vérard, [1494] : Chantilly, XII-H-017).
26) Ouvr. cité, p. XXIX-XXX.
27) Calendrier des bergers. Préface de Max Engammare, Genève, Paris, 2008 (et compte rendu par Frédéric Barbier dans Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, 2009, 5, p. 378-382.