jeudi 30 mai 2019

Ecce homo

Ecce homo, pratiquement le dernier texte publié par Nietzsche de son vivant, pose nombre de problèmes à l’historien du livre.
En effet, si Nietzsche a beaucoup publié, c’est la plupart du temps sans succès, et, lorsque ses œuvres ont été lues, elles ont le plus souvent été mal comprises. Non seulement il engage en 1884 des poursuites contre son éditeur, Ernst Schmeitzner (1851-1895), mais il doit assurer lui-même le financement de plusieurs de ses livres, qu’il ne peut parfois, faute de moyens, que faire tirer à un tout petit nombre d’exemplaires (40 exemplaires, par ex., pour la quatrième partie du Zarathoustra, en 1885, dont l’auteur ne distribuera finalement qu’une dizaine).
À partir de 1886, Ernst Wilhelm Fritzsch (1840-1902), surtout connu comme éditeur musical à Leipzig (il publie notamment le Musikalisches Wochenblatt), rachète pourtant à Schmeitzner ses stocks d’invendus, dont il entreprend de relancer la diffusion par différents procédés de «rajeunissement» (1). Nietzsche se brouillera avec lui à la suite de la publication du Cas Wagner, de sorte que, progressivement, son éditeur principal devient Constantin Georg Naumann (1842-1911).
Rédigé en trois semaines (du 15 octobre au 4 novembre 1888), le texte lui-même de Ecce homo concerne au premier chef l’économie du livre. Nietzsche entreprend en effet de se présenter lui-même et de présenter son œuvre au public. Stefan Zweig donnera une analyse particulièrement brillante d’un projet suscité par la difficulté de la réception de l’œuvre et par l’échec fondamental de l’auteur à se faire entendre (Le Combat avec le démon):
Jamais livres n’ont été le fruit d’un tel désir, d’une telle soif maladive et d’une telle impatience fiévreuses de réponse (…). Voici que, dans ses dernières heures, une colère apocalyptique s’empare de son esprit aux abois (…). Il a détruit tous les dieux, (…) il a détruit tous les autels; c’est pourquoi il se bâtit à lui-même son autel : l’Ecce homo, afin de se célébrer, afin de se fêter, lui que personne ne fête. Il entasse les pierres les plus colossales de la langue (…), il entonne avec enthousiasme son chant funèbre de l’ivresse et de l’exaltation (…). C’est tout d’abord une sorte de crépuscule (…); puis l’on entend vibrer un rire violent, méchant, fou, une gaîté de desperado qui vous brise l’âme : c’est le chant de l’Ecce homo (…). Puis, soudain, commence la danse, cette danse au-dessus de l’abîme –l’abîme de son propre anéantissement.
Comme on sait, à Turin quelques semaines plus tard (dans les premiers jours de 1889), Nietzsche sombre dans la folie, alors que les premières épreuves du livre lui ont été envoyées. L’incapacité de l’auteur à en suivre la publication interrompt celle-ci jusqu’à sa mort, à Weimar en 1900.
De manière paradoxale, cette dernière décennie du XIXe siècle devient précisément celle où la réception de Nietzsche change radicalement, et où sa pensée et ses œuvres acquièrent une audience croissante, en Allemagne, en France et dans d’autres pays. Concédons pourtant qu’il y a dans ce phénomène une part de mode, voire de mondanité –nous y revenons plus bas. Il ne nous appartient pas d’envisager ici la problématique de la philosophie développée dans Ecce homo, mais plus modestement de rappeler brièvement plusieurs faits intéressant l’histoire du livre.
D’abord, l’ouvrage ne sera publié, à Leipzig, que vingt ans après sa rédaction.
Ensuite, cette publication se fera sous l’autorité de la sœur du philosophe, Elisabeth Förster-Nietzsche, laquelle n’hésite pas à censurer le texte –cette version sera tout naturellement celle qui est traduite à l’extérieur, notamment en français par un Alsacien «réfugié», Henri Albert, pour le Mercure de France en 1908-1909 (2).
Enfin, de manière remarquable, la première édition de Ecce homo, d’abord prévue chez Schuster & Löffler, sera en définitive donnée à Leipzig dans le cadre des nouvelles «Éditions de l’Île» (Inselverlag) et sous une forme matérielle tout particulièrement soignée: Ecce homo est un des monuments du Jugendstil en typographie. La dimension de distinction par le biais de la bibliophilie est encore accentuée par le choix de numéroter les 1250 exemplaires, et de réserver un tirage de 150 exemplaires sur papier japon… (3):
Les trois éditions de Nietzsche réalisées par l’Inselvelag, Also sprach Zarathustra, Ecce homo (les deux titres en 1908) et Dionysos Dithyramben (1914), décorées par Henry van de Velde, appartiennent aujourd’hui au petit groupe des premières éditions de l’Île parmi les plus recherchées (Sarkowski, p. 131, trad. FB).
Restons nietzschéens: le texte même de Ecce homo ne saurait jamais se donner à comprendre comme texte, entendons comme une entité idéale, mais bien comme «texte à comprendre», autrement dit comme texte qui ne se donne à appréhender qu'à travers un certain dispositif matériel, et à travers une certaine économie du média.

Notes
1) Cf Martine Béland, «Les préfaces de Nietzsche : invitation à la philosophie comme expérience», dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, 139 (2014 / 4), p. 495-512. Et, d’une manière générale, le récent Dictionnaire Nietzsche, dir. Dorian Astor, Paris, Robert Laffont, 2017 («Bouquins»).
2) Jacques Le Rider, Nietzsche en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, Paris, PUF, 1999. Nietzsche. Cent ans de réception française, dir. Jacques Le Rider, Paris, Éd. Suger, Université de Paris VIII, 1999.
3) Heinz Sarkowski, Wolgang Jeske, Siegfried Unseld, Der Insel Verlag. Die Geschichte des Verlags, Frankfurt a/Main, Leipzig, Insel, 1999, p. 131-139. Dans la préface de sa traduction de Ecce homo publiée quelques mois plus tard par le Mercure de France, Henri Albert explique que le « tirage restreint » de l’œuvre en Allemagne se trouve «déjà épuisé».

samedi 25 mai 2019

La modélisation par les globes

Il y a déjà un certain temps, nous rappelions ici-même tout l’intérêt qu’il y aurait à articuler une histoire des idées et des processus de connaissance, avec une histoire des pratiques et, surtout, avec une histoire d’un certain nombre de dispositifs formels et matériels grpace auxquels et à travers lesquels les constructions intellectuelles peuvent être élaborées. Henri-Jean Martin ne dit pas autre chose, lorsqu’il développe sa théorie de la «mise en texte» des imprimés: le texte sera plus ou moins adapté aux caractéristiques (matérielles, économiques, etc.) du support qui sera le sien, mais surtout, il ne peut se donner à lire qu’à travers ce support même. De même, Georges Duby explique-t-il qu’il y a une matérialité de l’écriture –entendons, que le processus d’écriture est pour partie le produit de ses propres conditions matérielles d’émergence et de fonctionnement.
Cette problématique, familière aux historiens du livre, peut être élargie, comme l’a montré l’exposition De l’argile au nuage: l’organisation, non pas seulement abstraite (logique de classement, etc.), mais surtout matérielle des catalogues, témoigne de ce que ceux-ci sont susceptibles d’un certain type d’interrogations ou de pratiques d’interrogation, à l’exclusion des autres. On pensera aussi à la pratique qui consiste à «fourrer» les exemplaires de feuillets blancs permettant de noter les futurs enrichissements ou corrections et répondant ainsi au besoin de renforcer l’efficacité du volume imprimé.
D’autres dispositifs sont bientôt en œuvre, dans lesquels l’outil de la virtualité apparaît dans toute sa puissance. De plus en plus, à la fin du Moyen Âge, on raisonne dans l’abstrait et en dehors des catégories transcendantes, de sorte que le monde peut se refléter dans un «monde de papier» qui permet de connaître et de manipuler le monde réel. Le travail sur la cartographie, l’astronomie, les sciences naturelles, etc., montre comment les propriétés du réel sont perçues comme apparentes, quand ses catégories véritables sont à la fois rationnelles et cachées.
Le globe de Behaim, qui reprend la vision du monde par Ptolémée (GNM, Nuremberg)
Lorsque Galilée (1564-1642) écrit que «la nature est écrite en langage mathématique», il pousse le raisonnement à son terme: la pensée s’organise sur la base de représentations qui permettent de faire fonctionner l’univers sensible à la manière d’un système de signes, en l’occurrence une modélisation mathématique. le concept de «monde de papier» désigne l’ensemble des catégories, modèles et artefacts liés à l’écrit et à l’aide desquels se pense le monde extérieur.
Des modèles sont alors construits, et l’on rappellera ici que le premier globe terrestre est fabriqué à Nuremberg, par Martin Behaim (lui-même élève de Regiomontanus) en 1492, l’année de la traversée transatlantique par le Gênois. Les applications de la représentation (de la modélisation) abstraite peuvent être d’une immense importance pratique: reprenant l’exemple de Behaim, on pensera à la découverte de Ptolémée par le biais de l’Imago mundi de Pierre d’Ailly (publiée par Johannes de Westfalia), et à la réflexion sur le modèle ptolémaïque de l’univers, laquelle aurait poussé les navigateurs à gagner les Indes orientales précisément en leur tournant le dos et en s’embarquant vers l’Ouest.
Instruments de connaissance, les globes fonctionnent aussi très tôt comme des symboles de pouvoir –l’orbe crucigère tenue par le Christ manifeste l’universalité de son règne. Dans les plus spectaculaires comme dans les plus modestes collections, les globes apparaissent à la fois en tant qu’instruments de la connaissance, en tant que témoignages du projet encyclopédique qui est celui de la bibliothèque «moderne», et en tant que signes du pouvoir: ainsi à l’Escorial, à la bibliothèque du Klementinum de Prague, au monastère de Saint-Gall, à la Bibliothèque nationale de France (les globes de Coronelli), ou encore, à l’autre extrémité du spectre, à la bibliothèque de la Natio Germanica de l’université d’Orléans. Le catalogue de celle-ci ne s’ouvre-t-il pas, en 1664, par la mention des globes (Globus cœlestis & terrestris) et de la sphère armillaire?

dimanche 19 mai 2019

Exposition sur la cartographie

Hors du monde. La carte et l’imaginaire [catalogue d’exposition], dir. Gwenaël Citérin, Annick Bohn,
Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, 2019, 186 p., ill.
ISBN 978-2-85923-081-4 

L’exposition inaugurée à la BNU de Strasbourg à la fin de la semaine dernière explore une thématique qui ne manque pas de fasciner –la cartographie et son histoire. Baudelaire n’oppose-t-il pas l’univers infini de l’imagination emportée par la carte, et l’univers fini qui est celui du monde réel:
Pour l’enfant enivré de cartes et d’estampes / L’univers est égal à son vaste appétit
Ah, que le monde est grand à la clarté des lampes / Aux yeux du souvenir, que le monde est petit («Le Voyage»).
Le projet de l’exposition se déploie en deux grandes parties. Il se donne nécessairement à comprendre comme un complément de l'exposition de cartographie historique déjà présentée par la BNU en 2016.

Dans un premier temps, les auteurs adoptent une perspective anhistorique, mais ils nous présentent un certain nombre de pièces historiques, les unes connues, les autres moins. Surtout, ils mettent déjà la focale sur l’imagination et sur le mythe, avec quatre dossiers spectaculaires, consacrés successivement à la cartographie de l’Amérique du XVe au XVIIIe siècle, aux sources du Nil, à la quête de l’Eldorado et à l’exploration des «cités perdues» du Mékong.
La seconde partie abandonne la perspective technique et scientifique de la cartographie, pour proposer une série d’études et de pièces consacrées aux cartographies imaginaires ou encore à des utilisations des cartes à des fins humoristiques, satiriques ou autres. Ce second volet, pour nous plus inattendu, a le mérite d’attirer l’attention sur des phénomènes plus rarement évoqués dans le cadre de manifestations scientifiques. Il fait ressortir à plusieurs reprises le fait que la carte est bien évidemment aussi un instrument politique –et parfois militaire.
Le survol de quelques-unes des pièces présentées fait ressortir des évolutions dans le long terme. La «carte» aura d’abord la forme d’un schéma synthétisant l’organisation d’un monde étendu à l’ensemble de la Création. Ce manuscrit d’Isidore de Séville datant du Xe siècle contient un croquis circulaire, avec les trois continents organisés autour de Jérusalem, et entourés des cercles successifs de l’Océan et de certains éléments d’astronomie (p. 15). Avouons au passage que nous regrettons l’absence de toute cote permettant de retrouver les pièces dans les collections où elles sont conservées, et éventuellement d’obtenir un certain nombre d’informations complémentaires.
Le deuxième temps est celui de la Renaissance, marqué par la redécouverte de Ptolémée, et par l’émergence d’un souci croissant d’objectivité: le réseau des méridiens et des parallèles doit permettre le repérage précis des lieux, et leur projection sur le plan à deux dimensions qui sera celui de la carte. L’exposition présente à ce sujet le superbe exemplaire du Ptolémée de 1482 conservé par la Médiathèque protestante de Strasbourg (p. 24-25: cf cliché). Galilée ne dit pas autre chose, lorsqu’il note, en 1632, que le livre de l’univers «est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d'autres figures géométriques».
Bien entendu, dès lors qu’il s’agit de prendre des repères mathématiques, la qualité et la précision des instruments disponibles sont décisives. L’exposition a pu bénéficier d’une série de prêts consentis par l’Observatoire astronomique de Strasbourg, et qui viennent illustrer cette problématique de la manière la plus séduisante. On sait le rôle des progrès permis par les nouveaux chronomètres de marine au XVIIIe siècle, ou encore le caractères spectaculaire des travaux de triangulation conduits en France à partir du règne de Louis XIV. À ce propos, on peut se demander pourquoi les organisateurs de la l’exposition n’ont pas ajouté un ancien globe à leur présentation… (1)
Le troisième temps sera précisément celui de la mathématisation des cartes, en même temps que de la reconnaissance de l’inconnu comme tel. L’un des apports du catalogue concerne en effet le souci ancien des cartographes et des graveurs de «meubler» leurs représentations pour en faire autant que possible disparaître les vides: la carte d’Islande par Ortelius (1602) est d’une précision remarquable, mais la mer environnante est peuplée d’une série de monstres marins légendés, y compris pour ceux qui ne relèvent que de la pure imagination. La reconnaissance des «blancs» comme repérant une géographie qui reste à explorer traduit, à l’époque des Lumières, un déplacement du régime d’intelligibilité du savoir cartographique (2). Ajoutons d’ailleurs que, même à l’heure de la cartographie la plus scientifique, des éléments peuvent subsister, qui relèvent de la mythologie et de la tradition (comme le montre le riche dossier des sources du Nil).
La richesse du propos rend sans objet une quelconque volonté d’exhaustivité, à laquelle les organisateurs ne visaient d’ailleurs pas. Bien des points n’apparaissent que de manière presque implicite, qui pourraient faire l’objet de développements systématiques. Bornons-nous à deux exemples: à plusieurs reprises, les textes de présentation soulignent l’opposition entre les savants explorateurs –leur figure emblématique pourrait être celle de Humboldt– et les «géographes de cabinet», à l’image d’un d’Anville à Paris à la fin de l’Ancien Régime. Si la concurrence entre les uns et les autres est le cas échéant bien réelle, les cartes produites issues de la compilation de toutes les informations disponibles peuvent aussi bien concerner la géographie contemporaine que les restitutions historiques, notamment s’agissant de l’Antiquité classique.
Un deuxième ensemble de questions concerne la sémiologie graphique: on questionnera non seulement le lexique des éléments graphiques utilisé sur les cartes, mais aussi le choix des échelles, éventuellement des couleurs et des mots (la toponymie) sans négliger, in fine, l’objet même de la carte. Celle-ci peut en effet fournir un maximum d’informations à caractère topographique, mais elle peut aussi donner à voir un certain phénomène d’ordre sociologique ou autre (par ex., nous disposerons, dans les jours qui suivront le prochaines élections européennes, d’une pléiade de cartes analysant les résultats). Bien évidemment, la question de l’objectivité se pose dès lors dans des termes particuliers: les résultats que l’on fera apparaître à travers telle ou telle représentation graphique dépendent aussi du choix et de la définition des indicateurs que l’on choisit de croiser ou de privilégier.
Une dernière question reste ouverte: la carte est le résultat du travail d’une communauté de savants et de techniciens, de sorte que sa lecture par un public de non spécialistes posera éventuellement problème. Non seulement la question de la «pratique» de la carte est posée (pourquoi cartographier?), mais les nouveaux outils disponibles (le GPS) déplacent aussi de la manière la plus profonde le regard que nos sociétés contemporaines posent sur les cartes.

Notes
1) Le fronton du lycée Fustel de Coulanges, à Strasbourg, présente comme un résumé du programme d’enseignement proposé par les Jésuites dans le domaine de la géographie: on y voit en effet une sphère armillaire et un globe terrestre, un télescope, une équerre, etc., sans oublier plusieurs livres ouverts.
2) Ce travail sur les «blancs» prolonge celui conduit par Isabelle Laboulais il y a quelques années: Combler les blancs de la carte. Modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIIe - XXe siècle), dir. Isabelle Laboulais, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004.

lundi 13 mai 2019

Séance foraine 2019

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES,
IVe Section (Sciences historiques et philologiques)
Conférence d’Histoire et civilisation du livre

La séance foraine 2019, organisée à titre privé par la Conférence d’Histoire et civilisation du livre, se déroulera le mardi 21 mai prochain au château de Chantilly.
 
Le programme prévisionnel sera le suivant:
9h50 Rendez-vous devant les grilles du château de Chantilly. Les participants régulièrement inscrits la séance foraine bénéficieront d’un laisser-passer nominatif permettant la gratuité d’accès.
10h-12h30 Présentation du domaine et du château.
Le Cabinet des livres du duc d’Aumale et son fonds de manuscrits

12h30-14h Déjeuner

14h-16h
- Les imprimés du duc d’Aumale: l’émergence du roman en France autour de 1500
- Les imprimés du duc d’Aumale: à propos de quelques éditions de Montesquieu
Visite de l’exposition: «Architecture et Bibliophilie» (détails ici)
17h Clôture de la séance

La séance est organisée en collaboration avec la Bibliothèque du Musée Condé (Madame Marie-Pierre Dion, conservateur général). Elle bénéficiera de la participation de Madame Catherine Volpilhac-Auger, professeur à l’ENS de Lyon et spécialiste de Montesquieu.
NB- Les inscriptions sont closes.

La Bibliothèque du château de Chantilly constitue un exemple probablement unique en France, de conservatoire d’une ancienne bibliothèque princière. Elle illustre, à ce titre, un paradigme complexe articulant le rôle politique ambigu d’une très grande famille et la représentation d’une distinction à laquelle les livres rares et précieux contribuent bien évidemment pour une part.
On le sait, Chantilly est comme le conservatoire de l’histoire de quelques-unes des plus grandes familles de France, étroitement liées aux souverains, mais aussi tentées, jusqu’à la Fronde, par «l’aventure féodale»: les Bourbons, les Condé et les Montmorency.
Mais le personnage emblématique de Chantilly est naturellement le duc d’Aumale, cinquième fils de Louis-Philippe d’Orléans.
Né en 1822, il hérite très jeune (dès 1830 !) de la bibliothèque du dernier des Condé, le duc Louis Henri Joseph de Bourbon, dont la mort tragique (on l’a retrouvé pendu dans son château de Saint-Leu-la-Forêt le 30 août 1830) a défrayé la chronique. Mais Aumale ne commence à collectionner les livres et les objets d’art qu’à partir de 1848, à la faveur, si l’on peut dire, de son exil en Angleterre.
Son Cabinet de livres est dès lors le fruit d’une activité incessante de repérage et d’acquisitions, notamment dans les ventes publiques, activité poursuivie tout au long du XIXe siècle: le duc inaugure son entreprise en achetant à Bruxelles en 1850 un exemplaire de Petrus Comestor (Pierre Le Mangeur), mais il achète surtout plusieurs collections exceptionnelles (notamment les bibliothèques Standish en 1851 et les deux mille neuf cent dix articles de la collection Armand Cigongne en 1859), ainsi que des ensembles moins importants et des volumes isolés –dont les Très riches heures du duc de Berry, acquises en 1856, et, en 1891, les miniatures réalisées par Jehan Fouquet pour les Heures d’Étienne Chevalier. Aumale intervient dans la plupart des grandes ventes postérieures à 1851, les ventes Sébastiani, Lefèvre-Dellerange, Edward Vernon, de Bure, Renouard, Libri, etc.
Le duc manifeste un intérêt plus particulièrement poussé pour les livres les plus précieux, les plus anciens (les incunables de la collection Standish) et les plus rares, mais aussi pour le patrimoine littéraire français et pour l’art de la reliure.
Étant donné son mode de constitution, la collection de Chantilly, qui est la collection d’un richissime bibliophile du XIXe siècle, s’apparente dans son modèle aux plus grandes collections du monde anglo-saxon: elle est d’autant plus précieuse pour l’historien, historien de l’art, historien du livre ou historien de la littérature, qu’elle conserve nombre d’exemplaires très exceptionnels, voire uniques dans les fonds publics français, constitués pour l’essentiel à partir des saisies révolutionnaires.
Après 1871 (définitivement en 1889), Aumale peut rentrer en France, et il se consacre dès lors à la résurrection de Chantilly, dont il entreprend le catalogue des livres. Il lègue le domaine de Chantilly et les collections qui y sont conservées, dont les livres, à l’Institut de France. Il décède en 1897.