La constitution de sa documentation est une question évidemment capitale pour le chercheur en histoire du livre. Nous n'abordons pas aujourd'hui la question de la problématique, mais il est bien évident qu'elle est toujours présente en arrière-plan.
À côté de la bibliographie et des sources traditionnelles (exemplaires imprimés, sources d’archives, iconographie, textes littéraires, objets matériels comme des machines, des meubles, des immeubles, etc., toutes sources pour lesquelles Internet aussi doit être sollicité), il est devenu indispensable d’envisager la problématique des nouveaux médias.
En effet, la numérisation des exemplaires conservés de livres se développe toujours plus, et elle apporte des possibilités et des commodités incomparables de travail –par exemple pour identifier ou consulter un certain texte, ou encore pour comparer différentes éditions entre elles. Une des conséquences de cet essor concerne d’ailleurs la déconstruction de la bibliothèque au sens traditionnel du terme: la bibliothèque était ce lieu où se rencontraient les supports d’informations et les lecteurs; désormais, les lecteurs n’ont plus besoin systématiquement de se déplacer, et la bibliothèque virtuelle tend à se substituer à l’institution de la bibliothèque, ce qui n’est pas sans poser à celle-ci des problèmes de gestion parfois difficiles.
Mais une autre conséquence intéresse directement l’historien du livre: ce que transmet la bibliothèque virtuelle, c’est une reproduction du contenu du livre (du texte) par le biais d'une nouvelle interface. Or, nous savons que le texte en tant que «texte à lire» change d’un support à l’autre, tandis que la reproduction numérique fait en partie disparaître tout ce qui relève du contexte: le fonds auquel appartenait l’exemplaire reproduit, ou encore certaines marques d’usage, etc. La comparaison familière à l’historien du livre montre que nous sommes devant un processus de translittération, autrement dit de copie des anciens contenus sur des supports nouveaux, processus analogue dans son principe à celui du passage du volumen au codex, ou encore du manuscrit à l’imprimé. Les biais sont très importants, et il faut en avoir conscience.
La virtualité a un autre effet que l’on jugera quelque peu paradoxal: il s’agit de la sanctuarisation à laquelle sont de plus en plus soumis les originaux, les volumes eux-mêmes. Il devient en effet difficile d’avoir accès à un document original dès lors que celui-ci est numérisé, et cette difficulté s’accroît pour devenir presque insurmontable si l’exemplaire se trouve conservé dans une réserve (du type «Réserve des livres rares et précieux»).
Certaines pratiques imposées le cas échéant au lecteur relèvent d’ailleurs de la mise en scène, comme le fait de devoir mettre des gants (si possible blancs) pour manipuler certains livres: il s’agit de manifester la sacralité de l’objet, qui n’est plus utilisé pour lui-même et en tant que support d’un message, ou en tant qu’objet d’histoire, mais en tant qu’objet spécifique dont le premier et souvent unique caractère est celui de la rareté –ou de la rareté supposée. Rien de plus logique pourtant que cette théâtralité: le livre ancien, désormais partout disponible sous sa forme virtuelle, devient un objet étrange, voire étranger, sous sa forme matérielle.
Or, il est bien évident que l’historien du livre a affaire avec des livres en tant qu’objets: les livres forment un tout, dans lequel le contenu abstrait est indissociable d’une certaine forme matérielle. Le format, la typographie, la mise en page, l’illustration et tous les éléments relevant du paratexte contribuent à la constitution du message que le lecteur pourra (ou non) s’approprier.
Il est donc capital d’être sensibilisé au bon usage de la documentation: les fichiers numériques enrichissent infiniment la documentation disponible et permettent de gagner énormément de temps, mais il convient toujours de les contextualiser et de ne pas considérer qu’ils épuisent les sources. L’historien en général, et l’historien du livre en particulier, aura le cas échéant d’autres questions à poser auxquelles les reproductions numériques ne répondent pas, et pour lesquelles le recours à l’objet et la comparaison des objets restent indispensables.
On a coutume de dire que la bibliothèque est le laboratoire de l’historien, et ce laboratoire a connu dans les dernières décennies une dilatation et un enrichissement presque infinis. Pour autant, la démarche reste la même: les chercheurs réunissent les informations sur leur objet de recherche, mais ils doivent les critiquer et les exploiter en fonction de cet objet même, et c’est cette deuxième phase qui constitue les «informations» en «documents» d’histoire. Les données fournies par l’informatique n’échappent pas à la règle.
Il est bon effectivement de le rappeler, certains pensant encore que si c'est sur la toile, c'est juste (comme quand c'est vu à la télé, donc exact) : le modèle de piège étant "Wikipedia".
RépondreSupprimerJP Fontaine
Cela étant d'une justesse implacable, le discours général et vulgarisateur concernant les connaissances techniques ne semble pas aller dans ce sens. L'objet livre a perdu son intérêt pour beaucoup de personnes. On se contente aisément de la médiocrité et des raccourcis, dans l'air du temps.
RépondreSupprimerS.