mercredi 26 février 2020

Le Président Hénault

L’Abrégé chronologique de l’histoire de France, du «Président Hénault», est connu de tous les historiens du livre mais, comme souvent, cette universalité masque une certaine ignorance… Pourtant, l’ouvrage présente nombre de caractéristiques qui semblent très significatives: il mériterait une étude de fond, que nous ne pouvons qu'amorcer dans le cadre d'un billet de ce blog.
L’auteur, d’abord: Charles Jean-François Hénault nous fait pénétrer une de ces familles en pleine ascension sociale, et qui sont composées de grands commis et de financiers d’Ancien Régime. Le grand-père, François Hénault († 1709), bourgeois de Paris a été commissaire ordinaire de l’artillerie (1676), puis secrétaire du roi à la Chancellerie du Parlement de Besançon. Le père, Jean Rémy Hénault (1648-1737) était quant à lui fermier général des aides et domaines: témoignage de sa réussite , c’est lui qui fait construire, en 1706, le superbe Hôtel Hénault de Cantobre, à Paris non loin de l’église Saint-Paul (cf cliché 1).
Hôtel Hénault de Cantobre, par Atget (© Musée Carnavalet)
Charles Jean-François Hénault naît à Paris en 1685. Ancien élève des Jésuites à Louis le Grand, puis étudiant au Collège des Quatre Nations, le jeune homme se tourne d’abord vers la Congrégation de l’Oratoire, avant de se réorienter, selon la tradition familiale, vers le droit. Dès 1705, il est conseiller au Parlement de Paris. Cinq ans plus tard, son accession à la présidence de la Première chambre des Enquêtes fait de lui, pour toute sa vie, «le Président Hénault».
Sa fortune lui permettra pourtant de se lancer très vite dans une vie de salonnier très active, à Paris comme chez la duchesse du Maine à Sceaux, pour collectionner et pour écrire – sans négliger la gestion de ses intérêts financiers. Son hôtel accueille chaque samedi en fin d’après-midi l’Académie que l’on désignera plus tard comme le «Club de l’entresol», fondée par l’abbé Alary –parmi ses membres, Helvétius et Montesquieu. Hénault est d'abord un intellectuel, et un mondain, connu de tout Paris, reçu à a cour et qui sera réputé très proche de la reine Marie Leczinska. Membre de l’Académie française dès 1723 (il est le successeur de l’abbé Dubois), il entretient une longue liaison avec Madame du Deffand à compter de 1731. On peut dire que, en trois générations, la famille répond pleinement au modèle de réussite défini par Pierre Bourdieu, en regroupant capital financier, capital social et capital culturel.
Il jouit d'un revenu considérable ; il a une jolie maison (…), il donne à souper très-souvent, fait fort bonne chère à grand nombre d'amis, et vit avec tout ce qu'il y a de plus considérable et de plus aimable en hommes et en femmes (Mémoires de Charles d’Albert de Luynes).
Cet écrivain surtout apprécié pour ses poésies et pour ses madrigaux, donne pourtant, à Paris chez Prault Père en 1744, un ouvrage tout différent, en l’espèce de l’Abrégé chronologique de l’histoire de France, préparé avec le concours de Pierre Jean Boudot (1). L’ouvrage sort en petit format (in-8°), et est illustrée de trois gravures de Cochin, outre la vignette de titre. Le duc de Luynes porte un jugement très favorable –tout en nous éclairant sur la pratique toujours vivace des extracta:
M. le président Hénault, qui a toujours vécu dans la très-bonne compagnie, et qui a toujours paru se livrer beaucoup aux plaisirs de la société, a cependant infiniment lu, et ayant toujours eu pour objet de travailler à ce qui regarde le droit public et l'histoire depuis grand nombre d'années, il a fait continuellement des extraits qui sont le fondement de l'ouvrage qu'il vient de donner. C'est l'homme du monde qui sait le plus dans presque tous les genres, au moins dans les genres agréables et utiles à la société. La galanterie, les grâces dans l'esprit, les charmes de sa conversation, le talent de paraître s'occuper avec plaisir, même avec passion, de ce qu'il sait plaire à ses amis, celui de savoir choisir dans une histoire les faits intéressants et les plus dignes de curiosité, de beaucoup dire en peu de paroles, l'élégance, l'éloquence, les traits, les portraits, c'est le caractère de M. le président Hénault, et il sera aisé d'en juger par son livre (Mémoires, V, p. 444-445 : 24 mai 1744).
La longue recension qui en est faite par le Journal des savants dès mai 1744 souligne la nouveauté du projet :
Nous avions déjà plusieurs Abrégez de l’histoire de France. Dix colonnes in folio de la Bibliothèque historique du père Lelong suffisent à peine pour contenir les simples titres des ouvrages de ce genre (…) publiés jusqu’à présent. Celui dont nous allons rendre compte, si l’on en considère le plan, la forme, l’exécution, n’a presque rien de commun avec tous ces recueils, connus sous le nom de Fastes, de Journaux, d’Abrégez et de Sommaire…
La mise en livre innove en effet dès cette première édition, et l’auteur de la notice parle d’ailleurs d’une « méchanique générale de l’ouvrage », avec notamment l’introduction d’un dispositif par colonnes.
Dans l’état actuel des choses, nous ignorons le niveau des chiffres de tirage, mais la succession des éditions, progressivement enrichies, à échéance de deux ou trois années (1744, 1746, 1749, etc.) témoigne de ce que la demande est là, qui permet d’écouler rapidement les stocks. De Lunéville, à l’automne 1748, Voltaire lui-même apporte son suffrage… tout en semblant  mettre sur le même plan les «soupers» et les livres:
Hénault, fameux par vos soupés, / Et par votre Chronologie,
Par des vers au bon coin frappés, / Pleins de douceur et d’harmonie;
Vous qui dans l’étude occupez /L’heureux loisir de votre vie (2).
En définitive, le Président ayant marqué quelque dépit, Voltaire modifiera son texte.
Hénault lui-même s’étonne du succès de son travail, dans son «Avertissement» à la troisième édition :
Je ne songeois point du tout à donner une troisième édition; mais la vente précipitée de la seconde, qui est épuisée depuis près d’un an, l’a rendu nécessaire (…). Je compte bien que cette édition sera la dernière pour ne point abuser de l’honneur que le public a bien voulu faire à cet Abrégé (p. VI).
Circonstance très remarquable, Charles Chais, pasteur de l’Église wallonne de La Haye, publie chez Aillaud en 1747 une nouvelle édition de l’Abrégé, et Hénault n’hésitera pas à se féliciter de cette initiative :
Je dois dire un mot de l’édition que l’on a faite à La Haye sur la seconde édition de cet ouvrage. Il n’y point de témoignage moins suspect de l’utilité il a paru, & j’en dois marquer ici ma reconnoissance à l’éditeur (Mr. Chais, ministre de l’église Françoise à La Haye), dont le mérite est reconnu par toute l’Europe, qui a bien voulu y apporter tous ses soins, & à qui je n’ai à reprocher que des éloges trop flatteurs. Il eut la bonté de me prévenir de son projet avant que l’on ne commençât à imprimer, & je ne pus mieux répondre à sa confiance qu’en l’avertissant que je me préparois à donner une troisième édition plus correcte que la seconde, & beaucoup plus étendue… (Avertissement de la 3e éd., 4°, p. VII-VIII).
Nous en serons à la cinquième édition en 1756, année où les éditeurs prendront l’initiative de publier un volume de Supplément permettant de compléter le texte des 3e et 4e éditions, sans nécessairement acheter la cinquième… Quelques années encore, et le renom de l’Abrégé chronologique est tel que certains titres y font expressément référence: c’est ainsi que l’Abrégé chronologique des grands fiefs de la couronne (de Pierre Nicolas Brunet) sort en 1759 à l’adresse de Desaint et de Jean Thomas Hérissant, et le titre précise que «l’ouvrage (…) peut servir de supplément à l’Abrégé chronologique de l’Histoire de France, par M. le Président Hénault». Quelques années encore, et le «Président Hénault» lui-même prête son nom à la publication d’un nouvel Abrégé chronologique, cette fois consacré à l’Espagne et au Portugal (3): on peut cependant imaginer que l’essentiel du travail vient des deux co-auteurs, Jacques Lacombe et Philippe Macquer – deux personnalités sur lesquelles il serait intéressant de s’arrêter.
 La spéculation libraire qui se développe autour de l'Abrégé chronologique apparaît encore dans une autre opération éditoriale caractéristique, qui s’était déroulée à l’occasion de la publication de la troisième édition  (1749). Cette année 1749 en effet, les libraires associés, Prault père (qui assure aussi l’impression des volumes), Prault fils et Desaint et Saillant sortent une nouvelle édition in-8°, mais ils innovent en donnant parallèlement une édition in-4°, destinée à une clientèle d’amateurs plus fortunés, augmentée d’une table et surtout enrichie d’une importante illustration et décoration. Cette édition double est annoncée par une brève notice publiée par le Journal des savants, dans sa livraison d’octobre (p. 699), et l’auteur lui-même explicite son projet dans l’«Avertissement»:
Le désir de rendre cet ouvrage plus commode l’avoit fait réduire en un seul volume, mais on s’est plaint que le caractère étoit trop fin: il a fallu de conformer sur cela à la volonté du plus grand nombre, ce qui m’a engagé, malgré moi, à donner deux volumes in-8°, dont on a aussi fait un volume in-4° (p. IV).
Le titre de l’édition in-4° (4) insiste sur le fait que l’on a inséré au fil du texte un grand nombre d’éléments de décoration et d’illustration. Et, encore une fois, le Président fait lui-même sa propre publicité, en précisant, dans son Avertissement:
On a pris beaucoup de soin pour embellir cette édition, dont on [n’] a tiré qu’un petit nombre d’exemplaires. Les figures en taille-douce sont toutes historiques, excepté la dernière, qui est allégorique: c’est Anchise qui, dans le sixième livre de Virgile, entretient Énée aux Champs Élisées [sic], & qui invite le plus illustre de ses descendants à ne plus faire la guerre (p. VII).
L’objectif est clairement non plus celui du manuel de référence, voire du livre scolaire, mais bien du  marché de la bibliophilie. Christian Michel explique :
Nous avons ici la 3e édition de l’Abrégé chronologique et la première édition in-4°. Le texte a été complété sur l’édition de 1746 annotée par le président Hénault. Deux éditions ont été publiées en même temps: l’une en deux volumes in-8°, avec trois vignettes copiées par Sornique, vendue 10 livres, l’autre en un volume in-4° abondamment illustré, coûtant 27 livres.
Cochin a dessiné un frontispice (non gravé), un fleuron, trois vignettes (une pour chaque race) et trente-et-un culs-de-lampe: deux pour les Mérovingiens, six pour les Carolingiens, et vingt-trois pour les Capétiens, à la fin de chaque règne lorsque la place est suffisante. Il y a en plus quatre culs-de-lampe et trois lettres grises de Chedel, et deux culs-de-lampe de Babel.
Sur les trente-six dessins, cinq ont été gravés par Chedel (…), un par Aveline (…) et les vingt-neuf autres ont été gravés en partie par Cochin, en partie sous sa direction… (5).
L’historien du livre note tout particulièrement le sujet de deux des culs-de-lampe, gravés à l’eau-forte, et qui sont de véritables petites miniatures (voir clichés 2 et 3).
D’abord, à la p. 229, le chapitre sur Charles V se clôt sur un paragraphe consacré à la fondation de la Bibliothèque royale, dont le cul-de-lampe (signé C. N. Cochin f.) propose une vue plus ou moins imaginaire de bibliothèque au milieu du XVIIIe siècle, dans un encadrement d’arabesques (dim. 11 x 118mm : Michel, p. 256, z. Jombert, p. 75, n° 25 (6): Vue d’une Bibliothèque, dessein allégorique à la fondation de la Bibliothèque du Roy, sous Charles V, en 1380, petit fleuron extrêmement bas, de 8 lignes de hauteur, gravé par Cochin fils). 
Le second cul-de lampe figure à la p. 268, à la fin du chapitre consacré à Louis XI, et illustre l’invention de l’imprimerie (92 x 125 mm). Il représente un important atelier d’imprimerie au milieu du XVIIIe siècle (signé C. N. Cochin filius inv. et direxit) (Michel, p. 256, ab, et ill. 81 et 82. Jombert, p. 75, n° 27 : Découverte de l’Imprimerie à Francfort, en 1440 ; on n’en a fait usage à Paris qu’en 1470, sous le règne de Louis XI, fleuron quarré gravé à l’eau-forte par Cochin fils). Certains auteurs voient dans cette image la seule représentation connue de l’Imprimerie royale, alors établie au Louvre. Michel signale une «esquisse préparatoire à la sanguine» représentant une presse typographique (Fondation Custodia, Paris), et un autre dessin (non localisé) avec la presse centrale vue sous un angle différent. Parmi les autres sujets retenus par Cochin, certainement de concert avec l’auteur, on note encore un cul-de-lampe consacré à la Conjuration d’Amboise (p. 334), et un autre à l’assassinat de l’amiral de Coligny (p. 353)...
Bien d'autres approches devraient être explorées, s'agissant de l'Abrégé du «Président Hénault», notamment sur le statut de l'auteur (Hénault n'a évidemment pas réalisé tout le travail rédactionnel), sur le rôle du libraire (il apparaît clairement que la publication réussie de 1744 se mue très vite en opération de librairie), ou encore sur la problématique des transferts (non seulement les éditions contrefaites, mais surtout les traductions), pour ne rien dire, in fine, de la problématique de la réception.

Notes
(1) Pierre Jean Boudot, 1689-1771, fils d’un imprimeur-libraire (DIL, Paris, t. I, n° 219-221), attaché à la Bibliothèque royale et censeur royal. Il travaillera aussi un temps pour le duc de La Vallière.
(2) Voir sa lettre à Hénault, datée de Cirey, 3 janvier 1749.
(3) Charles-Jean-Franc̜ois Hénault, Jacques Lacombe, Philippe Macque, Abrégé chronologique de l'histoire d'Espagne et de Portugal, divisé en huit périodes : avec des remarques... sur le génie, les mœurs, les usages (...) ; ensemble la notice des princes contemporains, & un précis historique sur les savans & illustres, Paris, Jean-Thomas Herissant fils, 1765.
(4) Hénault, Charles Jean François – d’Amorezan, dit le Président Hénault, Nouvel abrégé chronologique de l’histoire de France, contenant les événemens de notre Histoire depuis Clovis jusqu’à la mort de Louis XIV, les guerres, les batailles, les sièges, &c., Troisième édition, revûe, corrigée, augmentée, & ornée de vignettes & fleurons en taille-douce, À Paris, chez Prault père, quai de Gêvres, au Paradis; Prault fils, quai de Conti, à la Charité; Desaint & Saillant, rue Saint Jean de Beauvais, M.DCC.XLIX [1749], [4-]VIII-636-[56] p., 4° (imprimerie de Prault père). Avec approbation et privilège du roi. Réf.: Michel, n° 84 (voir aussi p. 63). Jombert, n° 193.
(5) Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin et le livre illustré au XVIIIe siècle. Avec un catalogue raisonné des livres illustrés par Cochin,, 1735-1790, Genève, Librairie Droz, 1987, p. 253 («École pratique des Hautes Études», IVe Section; VI, 18).
(6) Charles Antoine Jombert, Catalogue de l’œuvre de Ch. Nic. Cochin fils, Paris, de l’imprimerie de Prault, 1770.

vendredi 21 février 2020

Conférence d'histoire du livre

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES
Sciences historiques et philologiques
Conférence d’«Histoire et civilisation du livre» 

Madame Emmanuelle Chapron,
directrice d’études, professeur à l’université d’Aix-Marseille 

Vendredi 28 février 2020, 14h.


Des «papiers» dans les bibliothèques
La prochaine séance de la conférence aura lieu, comme prévu, le vendredi 28 février, de 14 à 18h, dans la salle 26 de la Maison des sciences de l'homme, 54 boulevard Raspail.  
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La séance se déroulera en deux temps:
14h. «Les papiers de l’inspection de la librairie dans les collections du directeur de l’Imprimerie royale, Anisson-Duperron», par Madame Sabine Juratic  (IHMC-CNRS.
Joseph d'Hémery, né à Stenay, de père inconnu, mais dans l'entourage du prince de Condé
La Collection Anisson sur l’histoire de l’imprimerie et la librairie, aujourd’hui conservée au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, a été en grande partie réunie, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, par l’inspecteur de la librairie, Joseph d’Hémery. En dépit de sa richesse, cette collection ne représente qu’un élément parmi bien d’autres dans la bibliothèque que s’était constituée son dernier propriétaire, Étienne Alexandre Jacques Anisson-Duperron, titulaire de la direction de l’Imprimerie royale à la veille de la Révolution et mort guillotiné en 1794.
 À la croisée de l’histoire des confiscations révolutionnaires, de celle des pratiques bibliophiliques et de l’histoire du développement d’une science des livres et de l’imprimerie, nous nous intéresserons à la façon dont ces archives de la librairie ont été intégrées dans la bibliothèque Anisson, aux vicissitudes qu’elles ont connues après la condamnation de leur propriétaire et aux modalités de leur intégration au Cabinet des manuscrits.

16h. «L'histoire du livre mise en images» par Monsieur Frédéric Barbier, directeur d'études émérite à l'EPHE
À l'occasion de la préparation de la quatrième édition de l'Histoire du livre en Occident, l'éditeur a décidé d'enrichir considérablement l'illustration du volume. La conférence abordera successivement
- la définition d'une "histoire du livre" comme partie de l'histoire générale des médias; 
- le choix d'un plan qui permette d'en présenter la trajectoire des origines à nos jours;
- la théorie de l'illustration: de quoi sert d'illustrer, quelles images seraient plus pertinentes, le rôle des légendes, etc.,
- enfin, la pratique de l'art d'illustrer: la connaissance des fonds documentaires, la couleur, le détail, le problème des droits
 
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Communiqué par Madame Emmanuelle Chapron 

vendredi 14 février 2020

Aux bouches de l'Escaut au XVIe siècle

Certes, Anvers est la ville de Plantin, et nous reviendrons sur le sujet, en cette année commémorative de la naissance du célèbre imprimeur. Mais, en dehors du Musée Plantin, et de la superbe Bibliothèque de la Ville, nous rencontrons toujours des livres, dans nos pérégrinations ici et là à travers la métropole de l’Escaut, et parfois dans des endroits ou sous des formes parfois quelque peu inattendus.
La cathédrale Notre-Dame est située au cœur de la vieille ville, et non loin du fleuve. Son bâtiment nous fait ressouvenir de la conjoncture particulièrement complexe qui est celle d’Anvers au XVIe siècle: la construction en est lancée au milieu du XIVe siècle, et elle se trouve pratiquement achevée au début du règne de Charles Quint, alors même que la ville entre dans sa période la plus brillante (pour E. Sabbe, elle s’impose alors comme la «métropole de l’Occident» (1952) (1)).
La réorganisation administrative et religieuse culmine dans les années 1550: l’édit de 1549 (Pragmatique) proclame l'indivisibilité des Dix-sept provinces des Pays-Bas, tandis que l’abdication de Charles Quint (1556) porte sur le trône d’Espagne et des Pays-Bas espagnols son fils Philippe II. Une nouvelle hiérarchie religieuse est bientôt mise en place en «Germanie inférieure»: l’évêché de Cambrai, dont dépendait Anvers, se trouve démembré, tandis que Malines est érigé en archevêché, dont relèvera désormais le nouvel évêché d’Anvers –où Notre-Dame devient dès lors cathédrale.
La chaire de St-Charles-Borromée (anciennement Saint-Ignace)
Pour le pouvoir espagnol, il s’agit non seulement de réformer l’Église pour mieux répondre à l’essor de la Réforme dans la région, mais aussi de jeter les bases d’une structure qui soit indépendante vis-à-vis du royaume de France, et qui corresponde mieux aux frontières linguistiques (bulle Super universas, 1559)..., et cela même si, dans le même temps, le Magistrat d’Anvers reste toujours attentif à maintenir une forme de liberté et de tolérance évidemment favorable aux affaires. La ville sert de refuge aux Sépharades portugais depuis 1526, et la Réforme protestante progresse en outre rapidement dans les milieux négociants.
La crise iconoclaste qui éclate dans la région de Flandre occidentale en 1566 touche Anvers à l’été de la même année, et la cathédrale est alors dévastée. Deux ans plus tard, c’est la révolte ouverte des provinces du Nord contre Madrid, et le début de la Guerre de Quatre-vingts ans (jusqu’aux traités de Westphalie, en 1648). Encore dix ans, et la ville est mise à sac par des mercenaires espagnols qui n’avaient pas reçu leur solde (4-7 novembre 1576).
L’événement la poussera à se rapprocher des provinces révoltées et à rejoindre l’Union d’Utrecht (signée en 1579), dont elle devient de fait la capitale: en 1579, Guillaume d’Orange visite le «Compas d’or», siège de l’imprimerie-librairie de Christophe Plantin. Marquant la rupture définitive avec Madrid, la République des Provinces-Unies est fondée en 1581. Peu après, Plantin suit les conseils de Juste Lipse et transporte ses affaires à Leyde (1583), siège d’une université fondée par le stathouder, avant de gagner brièvement Cologne.
Mais Alexandre Farnèse, futur duc de Parme, conduit avec brio la reconquête des provinces du sud pour le roi d’Espagne: celle-ci se conclut par la chute d’Anvers, après un siège de plus de un an (1585). Désormais, les Pays-Bas méridionaux resteront dans le giron de l’Église de Rome, mais les fondements mêmes de la fortune d'Anvers tendent à s'effacer: les bouches de l’Escaut sont sous contrôle des Provinces-Unies, et une grande partie de la population se réfugie au nord. Pourtant, Christophe Plantin rentre alors dans sa patrie d’adoption, où il décède quatre ans plus tard et où il est inhumé dans la galerie circulaire du grand chœur de la cathédrale.
À Anvers même, nous entrons dans l’ordre de la «communication visuelle» développée dans le cadre de la reconquête catholique:
En 1585, lorsque les troupes espagnoles s’emparèrent de la cité qui avait été le moteur de la révolution conduite par les calvinistes contre le roi Philippe II, la matrice de signes, de symboles et d’institutions qui avait auparavant nourri la foi catholique avait été arrachée. Les monastères étaient fermés, les églises paroissiales dépouillées de leurs images et remises aux prêches calvinistes, les rues vidées des croix et des statues de la Vierge qui, jadis, avaient veillé sur elles, les processions en l’honneur des saints avaient disparu, le Saint-Sacrement avait été foulé aux pieds par les iconoclastes qui voulaient ainsi prouver que Dieu ne résidait pas dans les choses et que tout l’édifice de la foi catholique n’était rien d’autre que superstition idolâtrique. [Mais] à la fin du XVIIe siècle, Anvers s’était métamorphosée en une cité saturée des signes visuels du catholicisme romain, ceux-ci étant plus nombreux et déployés d’une manière plus systématique que tout ce qui avait pu exister au XVIe siècle (2).
Chaire de Saint-Charles Borromée (détail)
La reconquête s’appuie tout particulièrement sur l’ordre des Jésuites, installés à Anvers dès 1562, et qui y élèvent leur grande maison professe de Saint-Ignace en 1615-1621 –signalons que celle-ci abritera la société des Bollandistes jusqu’à la destruction des Jésuites, en 1773. Saint-Ignace d’Anvers marque, par sa magnificence même, le triomphe de l’Église de Rome sur l’hérésie, et le thème est plus particulièrement repris par la chaire de vérité, œuvre du sculpteur Jan Pieter Van Baurscheit l’Ancien au début du XVIIIe siècle (1718-1721): dans un superbe style baroque, la figure féminine personnifiant l’Église triomphante soutient la chaire. À ses pieds, un petit angelot frappe des foudres de la vérité le dragon de l’hérésie, entourés par ses livres condamnés…: une thématique qui se rencontre à plusieurs reprises à l’époque même des Lumières dans les territoires des Habsbourg, par exemple à la voûte d'une autre célébrissime église baroque, la Karlskirche de Vienne (achevée en 1737), ou encore dans la fresque décorant la bibliothèque de la nouvelle Haute École de Eger, en Hongrie. 

Note
(1) Étienne Sabbe, Anvers, métropole de l’Occident (1492-1566), Bruxelles, La Renaissance du livre, 1952 («Notre passé»).
(2) Jeffrey M. Muller, «Communication visuelle et confessionnalisation à Anvers au temps de la Contre-Réforme», dans Dix-septième siècle, 240 (2008/3), p. 441-482. 

Derniers billets publiés
Histoire du livre au Brésil (Livro, 2019)
Livraison 2019 de Histoire et civilisation du livre
Annonce de colloque
Raphaël et les bibliothèques (trois billets) 

samedi 8 février 2020

Une nouvelle livraison de revue scientifique

Nous sommes tout particulièrement heureux de présenter sur ce blog la dernière livraison de
Livro – Revista do Núcleo de Estudos do Livro e da Edição (ISSN 2179-801X).
En quelques années, Livro, qui en est déjà à son numéro 7-8, s’est imposée comme la revue brésilienne de référence en matière d’histoire du livre. Née dans le cadre de l’Université fédérale de Sao Paulo, elle se définit comme un espace de rencontre pour les enseignants spécialisés, pour les chercheurs et pour les professionnels du livre. Le lecteur y trouvera des articles historiques, mais aussi des travaux à vocation plus anthropologique (par ex. sur les pratiques de lecture), sans oublier les contributions à l’histoire des bibliothèques, les recherches relevant de la bibliophilie contemporaine, ou encore les comptes rendus.
Chaque numéro de Livro inclut en outre un «dossier», dont celui ici intégré porte sur une question d’actualité: «Bibliothèques et Musées»...
Et nous ne pouvons que suivre les initiateurs du projet, lorsqu’ils écrivent, en référence à la situation politique actuelle au Brésil et dans certains autres pays:
Les pages de cette livraison rompent un long silence suscité par l'étonnement devant les vagues fascistisantes des temps nouveaux. Une interruption sans doute nécessaire, pour réévaluer notre rôle de propagateur de la culture imprimée, dans une conjoncture de révolutions et de changements de paradigme des systèmes de communication, mais aussi de destruction et de négligence vis-à-vis des institutions du livre et de la culture... (voir un exemple ici).
Concluons la présente note en soulignant le fait que la revue pêche par la pratique: non seulement les articles sont d’une qualité scientifique irréprochable, non seulement l’éventail des champs couverts et des approches envisagées est le plus large possible, mais les deux éditeurs responsables donnent tous leurs soins à la présentation matérielle de chaque volume –on appréciera le confort du format (18/24), ou encore la richesse des illustrations, qui sont pour une grande part en couleurs. Une place à part pour les intertitres sur papier de couleur, décorés ici (comme la couverture elle-même) de silhouettes créées par le graphiste et designer Gustavo Piqueira et rappelant les lettres de l’alphabet.
Chaque livraison de Livro a pour ambition de constituer un objet imprimé d’une qualité exceptionnelle: la sensibilité esthétique des deux éditeurs fait que la livraison de 2019 ne déroge certes pas à la règle.
NB: le lecteur intéressé pourra se reporter aux billets concernant les précédentes livraisons de Livro, et publiés sur ce blog (taper "Livro" à la rubrique "Rechercher", dans la colonne à droite de l'écran). 

Sommaire
Editorial, p. 7
Conversas de livraria
Lincoln Secco, «A Cidade e os Livros», p. 13
Leituras
Ana Cláudia Suriani da Silva, «Os Contos de Machado de Assis», p. 25
Thiago Lima Nicodemo, «Manual Bibliográfico de Estudos Brasileiros», p. 67
Dossiê : Museus/Bibliotecas
Andrea De Pasquale e Marisa Midori Deaecto, «Apresentação», p. 87
Andrea De Pasquale, «A Tradição Italiana dos Museus Inseridos nas Bibliotecas», p. 89
Frédéric Barbier, «Bibliotecas e Museus  Algunas Reflexões sobre Conjuntura Histórica», p. 111
Fiammetta Sabba, «As Bibliotecas nos Itinera Erudita et Bibliothecaria», p. 125
María Luisa López-Vidriero Abelló, «Propósitos Museográficos da Real Biblioteca (1913-1980): Um Exemplo de Arte Retórica Política», p. 143
Marisa Midori Deaecto, «A Biblioteca Nacional do Rio de Janeiro : Um Palácio para a República Brasileira (1905-1911)», p. 167
Jean-François Delmas, «A Biblioteca-Museu Inguimbertina de Carpentras: Um Conceito Antiguo Reavaliado no Século XXI», p. 18
Christophe Didier, «Hibridismo, Fab Lab, Terceiro Lugar… Museal? Strasbourg à Procura de uma Identidade Complexa», p. 197
Carlos Zeron, «Biblioteca Brasiliana Guita e José Mindlin: Futuro Pretérito e Pretérito Futuro», p. 213
Arquivo
Carolina Bednarek Sobral, «Suportes da Esquerda Católica no Arquivo do Deops (1970-1980)», p. 223
Fabiana Marchetti, «Plebeu Gabinete de Leitura», p. 231
Acervo
Marcos Antonio de Moraes, «Mário de Andrade, “Apaixonado Bibliófilo”», p. 237
Luís Pio Pedro, «O Implacável João e as Edições Condé», p. 257
Almanaque
Ubiratan Machado, «Escritores e Publicidade», p. 265
Cláudio Giordano, «Machado e Garnier», p. 279
Memória
Frédéric Barbier, «O Capucho, o Gato e os Loucos», p. 285
Stephan Füssel, «Gutenberg (c. 1400-1468): Um Esboço Biográfico», p. 299
Jacques Migozzi, «Le Carrosse de M. Aguado, de Pierre Leroux: Romance e Proeselitismo», p. 309
Bibliomania
Jean Pierre Chauvin, «Guilherme Mansur: Tipógrafo, Poeta, Editor», p. 321
Fabiana Marchetti, «Editora Plon», p. 325
Jean Pierre Chauvin, «Iconografia como Memória», p. 331
Jean Pierre Chauvin, «A Correspondência de Rubens Borba de Moraes», p. 335
Felipe Castilho de Lacerda, «“Cada Livro Tem uma História...”», p. 339
Felipe Castilho de Lacerda, «Livros Militantes», p. 341
Carlos Fernando de Quadros, «Octávio Brandão e as Origens do Marxismo Brasileiro», p. 353
Jean Pierre Chauvin, «A Órbita dos Livros», p. 361
Felipe Castilho de Lacerda, «Um Livro para se Ter na Biblioteca», p. 367
Marcelo Lachat, «Sobre a História das Bibliotecas Antigas», p. 371
Walnice Nogueira Galvão, «A Munificência das Bibliotecas», p. 377
Estante editorial, p. 383
Debate
István Monok, «Os Manuscritos de Georg Lukács. A Coleção Pública como Local de Memória», p. 395
Jean-Yves Mollier, «A Invasão das Fake News nas Democracias: Do Caso Dreyfus aos Conglomerados midiáticos», p. 401
Letra e arte
José de Paula Ramos Jr., «Nota Editorial», p. 415
Roberto Oliveira, «Nota Sobre “O Aprendiz de Feiticeiro”» [Goethe, «Der Zauberlehrling ], p. 417
Augusto Rodrigues, «Velhas Artes no Novo Mundo», p. 423
Colaboradores, 439

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