vendredi 14 février 2020

Aux bouches de l'Escaut au XVIe siècle

Certes, Anvers est la ville de Plantin, et nous reviendrons sur le sujet, en cette année commémorative de la naissance du célèbre imprimeur. Mais, en dehors du Musée Plantin, et de la superbe Bibliothèque de la Ville, nous rencontrons toujours des livres, dans nos pérégrinations ici et là à travers la métropole de l’Escaut, et parfois dans des endroits ou sous des formes parfois quelque peu inattendus.
La cathédrale Notre-Dame est située au cœur de la vieille ville, et non loin du fleuve. Son bâtiment nous fait ressouvenir de la conjoncture particulièrement complexe qui est celle d’Anvers au XVIe siècle: la construction en est lancée au milieu du XIVe siècle, et elle se trouve pratiquement achevée au début du règne de Charles Quint, alors même que la ville entre dans sa période la plus brillante (pour E. Sabbe, elle s’impose alors comme la «métropole de l’Occident» (1952) (1)).
La réorganisation administrative et religieuse culmine dans les années 1550: l’édit de 1549 (Pragmatique) proclame l'indivisibilité des Dix-sept provinces des Pays-Bas, tandis que l’abdication de Charles Quint (1556) porte sur le trône d’Espagne et des Pays-Bas espagnols son fils Philippe II. Une nouvelle hiérarchie religieuse est bientôt mise en place en «Germanie inférieure»: l’évêché de Cambrai, dont dépendait Anvers, se trouve démembré, tandis que Malines est érigé en archevêché, dont relèvera désormais le nouvel évêché d’Anvers –où Notre-Dame devient dès lors cathédrale.
La chaire de St-Charles-Borromée (anciennement Saint-Ignace)
Pour le pouvoir espagnol, il s’agit non seulement de réformer l’Église pour mieux répondre à l’essor de la Réforme dans la région, mais aussi de jeter les bases d’une structure qui soit indépendante vis-à-vis du royaume de France, et qui corresponde mieux aux frontières linguistiques (bulle Super universas, 1559)..., et cela même si, dans le même temps, le Magistrat d’Anvers reste toujours attentif à maintenir une forme de liberté et de tolérance évidemment favorable aux affaires. La ville sert de refuge aux Sépharades portugais depuis 1526, et la Réforme protestante progresse en outre rapidement dans les milieux négociants.
La crise iconoclaste qui éclate dans la région de Flandre occidentale en 1566 touche Anvers à l’été de la même année, et la cathédrale est alors dévastée. Deux ans plus tard, c’est la révolte ouverte des provinces du Nord contre Madrid, et le début de la Guerre de Quatre-vingts ans (jusqu’aux traités de Westphalie, en 1648). Encore dix ans, et la ville est mise à sac par des mercenaires espagnols qui n’avaient pas reçu leur solde (4-7 novembre 1576).
L’événement la poussera à se rapprocher des provinces révoltées et à rejoindre l’Union d’Utrecht (signée en 1579), dont elle devient de fait la capitale: en 1579, Guillaume d’Orange visite le «Compas d’or», siège de l’imprimerie-librairie de Christophe Plantin. Marquant la rupture définitive avec Madrid, la République des Provinces-Unies est fondée en 1581. Peu après, Plantin suit les conseils de Juste Lipse et transporte ses affaires à Leyde (1583), siège d’une université fondée par le stathouder, avant de gagner brièvement Cologne.
Mais Alexandre Farnèse, futur duc de Parme, conduit avec brio la reconquête des provinces du sud pour le roi d’Espagne: celle-ci se conclut par la chute d’Anvers, après un siège de plus de un an (1585). Désormais, les Pays-Bas méridionaux resteront dans le giron de l’Église de Rome, mais les fondements mêmes de la fortune d'Anvers tendent à s'effacer: les bouches de l’Escaut sont sous contrôle des Provinces-Unies, et une grande partie de la population se réfugie au nord. Pourtant, Christophe Plantin rentre alors dans sa patrie d’adoption, où il décède quatre ans plus tard et où il est inhumé dans la galerie circulaire du grand chœur de la cathédrale.
À Anvers même, nous entrons dans l’ordre de la «communication visuelle» développée dans le cadre de la reconquête catholique:
En 1585, lorsque les troupes espagnoles s’emparèrent de la cité qui avait été le moteur de la révolution conduite par les calvinistes contre le roi Philippe II, la matrice de signes, de symboles et d’institutions qui avait auparavant nourri la foi catholique avait été arrachée. Les monastères étaient fermés, les églises paroissiales dépouillées de leurs images et remises aux prêches calvinistes, les rues vidées des croix et des statues de la Vierge qui, jadis, avaient veillé sur elles, les processions en l’honneur des saints avaient disparu, le Saint-Sacrement avait été foulé aux pieds par les iconoclastes qui voulaient ainsi prouver que Dieu ne résidait pas dans les choses et que tout l’édifice de la foi catholique n’était rien d’autre que superstition idolâtrique. [Mais] à la fin du XVIIe siècle, Anvers s’était métamorphosée en une cité saturée des signes visuels du catholicisme romain, ceux-ci étant plus nombreux et déployés d’une manière plus systématique que tout ce qui avait pu exister au XVIe siècle (2).
Chaire de Saint-Charles Borromée (détail)
La reconquête s’appuie tout particulièrement sur l’ordre des Jésuites, installés à Anvers dès 1562, et qui y élèvent leur grande maison professe de Saint-Ignace en 1615-1621 –signalons que celle-ci abritera la société des Bollandistes jusqu’à la destruction des Jésuites, en 1773. Saint-Ignace d’Anvers marque, par sa magnificence même, le triomphe de l’Église de Rome sur l’hérésie, et le thème est plus particulièrement repris par la chaire de vérité, œuvre du sculpteur Jan Pieter Van Baurscheit l’Ancien au début du XVIIIe siècle (1718-1721): dans un superbe style baroque, la figure féminine personnifiant l’Église triomphante soutient la chaire. À ses pieds, un petit angelot frappe des foudres de la vérité le dragon de l’hérésie, entourés par ses livres condamnés…: une thématique qui se rencontre à plusieurs reprises à l’époque même des Lumières dans les territoires des Habsbourg, par exemple à la voûte d'une autre célébrissime église baroque, la Karlskirche de Vienne (achevée en 1737), ou encore dans la fresque décorant la bibliothèque de la nouvelle Haute École de Eger, en Hongrie. 

Note
(1) Étienne Sabbe, Anvers, métropole de l’Occident (1492-1566), Bruxelles, La Renaissance du livre, 1952 («Notre passé»).
(2) Jeffrey M. Muller, «Communication visuelle et confessionnalisation à Anvers au temps de la Contre-Réforme», dans Dix-septième siècle, 240 (2008/3), p. 441-482. 

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