jeudi 31 décembre 2020

À Paris sous le Second Empire

Le temps à Paris étant en ce moment ce que l’on appelle un «temps de saison» (le 31 décembre…) profitons-en pour évoquer des saisons plus propices, avec les «Courses du printemps. Régates de Saint-Cloud» en 1859 (cliché 1), et l’«Embarcadère, sur le quai d’Orsay, des bateaux-omnibus à vapeur servant au transport des voyageurs pour l’Exposition universelle» de 1867 (cliché 2).

Ces deux gravures, tirées du Monde illustré sont d'apparence modeste, mais leur publication attire l’attention sur plusieurs phénomènes qui intéressent très directement l’histoire du livre. Il s’agit, d’abord, de la conjoncture éditoriale: lancé en 1857 sur le modèle de L’Illustration, Le Monde illustré est un hebdomadaire d’actualités, publié sur 16 pages en grand format, et associant le texte et une illustration de qualité réalisée en bois de bout. Le feuilleton est présenté en bas de page (le premier titre est celui des Dames vertes, de George Sand).
Le fondateur est un libraire parisien, Achille Bourdilliat (1818-1882), dont la «Librairie nouvelle» (pour laquelle il est associé avec Jacottet ) ouvre 15 bd des Italiens, au coin de la rue de Grammont et «en face de la Maison dorée» (l'un des restaurants les plus en vue de la capitale). Parallèlement, Bourdilliat a acheté une imprimerie, 15 rue Bréda. La «Librairie nouvelle» se lance notamment, dès 1854, dans l’édition à bon marché, avec une collection en petit format vendue à 1f. (0,75f. net) le volume. Mais dès les années 1860, Bourdilliat doit céder la main dans ses différentes entreprises face aux grands libraires éditeurs capitalistes: son affaire sera notamment reprise par Michel Lévy († 1875), avant que celui-ci ne rétrocède le titre du Monde illustré à Paul Dalloz († 1887), lequel se constitue progressivement un véritable empire de presse. Signalons que, en 1862, le liquidateur de la «Librairie nouvelle», Martinet, avait commencé à traiter avec Lacroix, Verboekhoven et Cie, de Bruxelles, lesquels lui feront un procès après qu’il ait en définitive vendu à Michel Lévy…
Le succès du Monde illustré est d’abord dû à son prix: 30 centimes par numéro à Paris, 35 centimes dans les départements, et un abonnement de un an pour 18f. (soit à peu près 35 centimes, port compris). Le titre a été exempté du droit de timbre, ce qui contribue bien évidemment à en diminuer le coût. La qualité des contributeurs constitue un autre puissant argument: on citera des noms aussi connus que ceux d’Alexandre Dumas, de Paul Féval, de George Sand, etc., ou encore de Gustave Doré. Enfin, le contenu combine le traitement du «grand événement» (par ex., l’Exposition de 1867) avec certains articles dont la perspective est plus mondaine et d’autres relevant de ce que nous pourrions appeler la «vie parisienne». Le tirage aurait atteint le chiffre de 30 000.

Outre leur dimension artistique (le talent et le métier des dessinateurs et des graveurs), nos deux gravures sont aussi des sources historiques, qui nous informent sur les transformations de Paris et de sa région au mitant du XIXe siècle –la richesse iconographique du titre en fait une véritable mine, qui mériterait d’être plus systématiquement exploitée. Voici, d’abord, le déplacement de la librairie parisienne, traditionnellement installée sur la rive gauche (dans le quartier de l’Université), et qui se transporte désormais sur la rive droite. Plusieurs grandes maisons, des éditeurs industriels, des librairies à la mode et certains sièges de la presse périodique, s’établissent en effet dans les nouveaux quartiers d’affaires, entre la Bourse, l’Opéra et l’«embarcadère du Havre» –alias aujourd’hui la Gare Saint-Lazare– et sur les «Grands boulevards». Les frères Lévy avaient commencé près de la Comédie française, mais se transportent eux aussi, le succès venant, dans le quartier de l’Opéra (3 rue Auber).
Le boulevard des Italiens s’impose alors comme une véritable galerie à ciel ouvert, où les nouvelles maisons et les nouveaux titres doivent être vus (la «Librairie Nouvelle», le périodique de La Vie moderne, etc.), mais où tous «ceux qui comptent» dans la vie littéraire et artistique de la capitale se retrouvent aussi tous les soirs. Les Goncourt ne font pas exception, qui visitent à l'occasion leur éditeur: «J’entre aujourd’hui [2 décembre 1861] à la Librairie nouvelle, où j’entrevois, comme se cachant dans le fond, le Bourdilliat. Je lui demande où j’en suis de Sœur Philomène. Un commis fait semblant de chercher dans des livres et Bourdilliat me répond: «huit cents»… Vraiment, la loi devrait donner une espèce de défense à l’homme de lettres contre ce voleur de confiance qu’on appelle un éditeur…»
La seconde dimension de la topographie nous retiendra moins longuement, qui relève de la ville «hors les murs». L’ouverture de la première ligne de chemin de fer pour les voyageurs, en France, date de 1837, entre Paris et Le Pecq (Saint-Germain-en-Laye), et elle est rapidement suivie par les deux lignes de Versailles, dont l’une passe à Saint-Cloud. Selon que le réseau se développera, il deviendra possible de venir en excursion dans les petites villes pittoresques de Seine-et-Oise (par ex., pour y suivre les régates), d’y prendre une villégiature pour y passer le week-end, avant, finalement, de s’installer «à la campagne» et de ne venir plus en ville que pour le travail. Dès 1846, un site comme celui de l’ile de Chatou devient lieu de plaisantes parties de campagnes, bientôt illustrées par la littérature (Maupassant), avant de l’être par les grands peintres impressionnistes (Renoir).
Feuilleter Le Monde illustré permet ainsi de découvrir quantité d’autres vues significatives, dont nous retiendrons tout particulièrement l’une, pour conclure, à savoir la vue de l’intérieur de la «Librairie nouvelle», illustrant excellemment les transformations de la pratique du commerce de détail à l’ère de l’industrialisation. Mais c’est là un sujet d’importance, et que nous réservons pour l’année prochaine... c'est-à-dire à partir de demain.

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dimanche 27 décembre 2020

Le canal, les banquiers et les médias

L’antisémitisme est comparable à ce que l’on pourrait qualifier de «longue maladie», une maladie dont il est possible de guérir, avec le temps, mais dont on s’attend toujours à ce qu’elle revienne, et parfois dans des circonstances absolument inattendues (en France par ex., à l'occasion du récent concours de Miss France). Un coup d’œil sur le passé confirme la banalité d’une affection bien trop courante, tout en nous permettant de faire un petit peu d’histoire du livre.
Emmanuel Poiré (1858-1909) descend d’une famille lorraine (Montigny-lès-Metz). Son grand-père est blessé lors de la campagne de Russie de 1812, à laquelle il participait comme chef d’escadron aux chasseurs de la Garde. Resté sur place, ce grand-père se marie, et il deviendra maître d’armes de la couronne impériale. Emmanuel quant à lui rentre en France en 1877, où il se lance avec succès dans le dessin satirique, même si dans son esprit il s'agit d'un simple prélude à une carrière de peintre. Il choisit comme pseudonyme la transcription du russe «Karandach», crayon.
Caran d’Ache travaille beaucoup comme peintre militaire, mais il est surtout connu comme un caricaturiste de grand talent. Sur le plan politique, c’est un réactionnaire, partisan du Général Boulanger, nationaliste et antisémite. Il se signalera bien évidemment aussi comme anti-dreyfusard, notamment en tant que co-fondateur de l’hebdomadaire Psst. Caran d'Ache est notamment célèbre pour son excellent dessin du «Dîner en famille», dessin qui ne présente d'ailleurs aucun caractère d'antisémitisme, et qui est publié dans Le Figaro du 14 février 1898 : «Surtout ! Ne parlons pas de l’affaire Dreyfus!» et, à la case suivante, «Ils en ont parlé…».

Après le suicide de Boulanger à Bruxelles en 1891, la vie parlementaire redevient plus calme à Paris, quand le scandale de Panama, qui éclate dès l’année suivante, semble donner l’occasion à ses adversaires d’abattre la République (1). Ici, il convient de rappeler brièvement les faits. La Compagnie de Panama a été fondée à l’initiative de Ferdinand de Lesseps en 1880. On a prévu un coût total de 1,2Md f.-or, pour lequel les emprunts sont aussitôt lancés. Mais les difficultés ont été largement sous-estimées, les plus grandes banques ne s’engagent pas réellement, et la gestion financière est mal conduite. Devant l’impossibilité de couvrir la première émission (400M f., dès 1879), «la communication prend le relais de la finance». L’essentiel des fonds sera en définitive apporté par les petits épargnants français, mais une grande partie en sera aussi consacrée à la publicité dans la presse, et au trafic d’influences.
Les études prévisionnelles n’ont pas été suffisamment poussées et, toujours à la recherche de nouveaux capitaux, la Compagnie s’engage à partir de 1885 dans une véritable fuite en avant, qui culmine avec le projet de lancer pour 600M f. d’obligations à lots: les remboursements se feraient par tirage au sort, et la prime (le «lot») serait variable. Or, les loteries sont alors interdites en France, et il faut donc une loi autorisant l’opération. Des parlementaires sont achetés, et la loi effectivement votée (9 juin 1888), sans pour autant que la faillite puisse être évitée (1889): le passif approche 1,5Md f., pour un actif de seulement 163 millions… Quelque 80 000 souscripteurs perdent leur investissement.

Le scandale éclate au grand jour, et une instruction est ouverte contre les administrateurs: des parlementaires sont compromis tandis que, la veille de sa comparution, le principal intermédiaire, le baron Jacques de Reinach, meurt de manière suspecte dans son hôtel «si élégant, si aimable et si accueillant» (Le Figaro, 21 nov. 1892) du 20 rue Murillo (nuit du 19-20 nov. 1892). On soupçonne alors, non sans vraisemblance, un suicide par empoisonnement.
Notre propos n’est évidemment pas de reprendre ici l’affaire du Panama pour elle-même, mais de souligner combien elle peut être liée à la question de la «publicistique» et au monde des médias, au premier rang desquels la presse périodique. Les Reinach appartiennent au groupe des émigrés juifs venus de l’Est, installés à Paris en plusieurs vagues à partir de la Révolution, et dont la plupart n’ont aucune fortune mais qui parfois réussissent de manière spectaculaire dans les affaires de banque (on pense évidemment d’abord aux Rothschild, aux Fould (2), et à quelques autres, que Balzac nous croque sous la figure de Frédéric Nucingen). La famille Reinach est quant à elle originaire de Mayence, où le bisaïeul était rabbin; une branche s’établit à Francfort, où Adolph, futur baron von Reinach (1814-1879), exerce comme banquier –il est aussi consul du royaume de Belgique. Sa femme, Clementine Oppenheim, appartient en effet à la grande famille de banquiers actifs entre Cologne, Bruxelles et Londres, mais aussi Paris.
Paris, précisément, au temps de la «fête impériale»: né à Francfort en 1840, le jeune Jakob Adolph (Jacques) se lance dans la capitale française, y épouse sa cousine Fanny Emden, et y fonde la même année (1863), avec son nouveau beau-frère, Eduard Elias Kohn, une maison de banque (Kohn, Reinach et Cie) (3). Le baron de Reinach est un homme d’argent, mais qui sait aussi à la perfection jouer de ses multiples relations et de son appartenance au «monde». Il a sa loge à l’avant-scène des Italiens, il est un habitué de Trouville, tandis que les quinze loges du Casino de Nice donnent encore, à la «fête musicale» du 12 février 1892, la revue des personnalités en vue, avec le prince Stirbey, le prince de Prusse, M. Krupp, le baron de Rothschild, le baron de Reinach, et d'autres (Le Figaro, 18 fév., p. 3).
Dans les années 1879, Reinach lui-même, à titre personnel, et la banque Kohn, Reinach et Cie sont engagés au premier plan dans les affaires de Panama (cf Le Figaro, 6 janv. 1879). La crise consécutive à la mise en cessation de paiements culminera avec la démission du cabinet Loubet (28 nov. 1892): le maître-chanteur Cornelius Hertz s’est réfugié à Londres, Clémenceau est inquiété, plus de cent députés sont accusés «d’avoir touché», de même que des ministres (jusqu’à 300 000f. pour Baïhaut), sans oublier les principaux titres de la presse périodique (pour la publicité)… Le néologisme de «chéquard» est alors créé, mais le procès, ouvert le 10 janvier 1893, n’aboutira en définitive qu’à trois condamnations.

Mais revenons à Caran d'Ache: le format de la publication choisi par lui, de manière assez géniale, est celui… d’un carnet de chèques. Chaque feuillet porte de un à trois dessins satiriques: la série s’ouvre avec un personnage très digne, très certainement un parlementaire, qui se présente devant la commission d’enquête et qui, d'un chèque à l'autre, développera les procédés douteux dont l’agioteur l’a assailli, chaque fois avec une offre au montant plus élevé. L’ensemble des feuillets est subdivisé en trois séries: «Le chèque-obsession»; «L’art de donner et de recevoir le chèque»; «Variations sur le verbe: toucher le chèque». Au fil des dessins, le suborneur présente des traits caricaturaux du Juif (nez proéminent, etc.), tandis que l’orthographe de certaines notes reproduites sur les talons évoque de manière grotesque l’accent allemand: par ex., au talon du premier chèque, «NB Il vaut ezayer, on tit qu’il est tifficile. Envin on ferra» –on ne peut, à nouveau, que penser au Nucingen de Balzac. Le cliché dont nous publions la reproduction témoigne bien de ce que nous sommes pratiquement aux antipodes de ce qui constitue aujourd'hui le politiquement correct, non seulement s'agissant des Juifs, mais aussi du statut des femmes (le racolage n'aurait rien que de normal)... Ajoutons encore, pour conclure, que le dispositif formel du chèque ouvre la voie, promise à de très vastes développements, de ce qui pourrait prendre la forme d’une petite bande dessinée.

Notes
(1) Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988, notamment p. 64 et suiv.
(2) Frédéric Barbier, Finance et politique: la dynastie des Fould, XVIIIe-XXe s., Paris, Armand Colin, 1991.
(3) Jacques de Reinach épouse le 6 mai 1863 sa cousine Fanny Emden, dont la sœur s’est mariée avec Eduard Elias Kohn (originaire quant à lui de Bohême, Neuwallisdorf, auj. Nová Ves, non loin de Kolin, Rép. tchèque).

Emmanuel Poiré, dit Caran d’Ache, Carnet de chèques par Caran d’Ache, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, [1892 ou 1893], 20 f., oblong à l’italienne, 12 x 28 cm.

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dimanche 20 décembre 2020

Nouvelle publication

Le Siècle de Labrouste. Un élève, un ami, un maître,
éd. Jean-Philippe Garric, Marc Le Cœur,
Paris, Éditions des Cendres, 2020,
284 p., ill.
ISBN 978-2-86742-297-3

Voici les Actes d’un colloque tenu à Paris en 2012, et consacré à «Labrouste et son temps». Il semblera paradoxal à l’historien du livre que les deux réalisations emblématiques de Labrouste, à savoir la Bibliothèque Sainte-Geneviève et la Bibliothèque impériale, ne figurent qu’à l’arrière-plan du présent volume. Mais la théorie des contributions lui permettra d’enrichir sa connaissance de l’architecte en pénétrant des milieux qui lui sont sans doute moins familiers –la villa Médicis, l’atelier, le maître et ceux qui l’entourent, sans oublier l’Institut de France.
Le plan du volume suit, en trois parties, la biographie de Labrouste (1801-1875). D’abord, les années de formation, où l’on retrouvera notamment le volet de la problématique patrimoniale, voire archéologique, entre l’intérêt pour les Étrusques, le travail sur le forum romain et celui sur Paestum. La seconde partie est celle de la carrière: alors que le jeune architecte est attaché à la Commission des monuments historiques, il retrouve la question du patrimoine, à propos notamment de la restauration de la collégiale de Mantes. La dernière partie est consacrée au «maître» et à son héritage.
Nous apprécions tout particulièrement, il va de soi, les passages où les bibliothèques apparaissent, même plus ou moins fugitivement: p. 10 et 141 (la salle de lecture de la BN), p. 29 (les «berceaux métalliques» de Sainte-Geneviève), ou encore p. 177 (les ornements de cette même bibliothèque). À l’automne 1857, et en prélude à ses travaux parisiens, Labrouste passe quelques jours à Londres, pour y découvrir la nouvelle bibliothèque du British Museum (p. 258). Mais nous retrouvons aussi, au passage, des personnalités connues, comme celle de Louis Fould, frère du ministre d’État (Louis Fould et son hôtel, p. 187 et 190) (1). Ajoutons qu'il n'est pas utile de signaler la parfaite venue d'un volume publié par les Éditions des Cendres... mais qu'il n'y a évidemment aucune raison de se priver de ce plaisir.

Sommaire

Introduction. Un élève, un ami, un maître, par Jean-Philippe Garric et Marc Le Cœur
Les années de formation
De maître à élève: Augustin Nicolas Caristie et Henri Labrouste. Correspondance, 1822-1826, pat Marie-Agnès Gilot
Henri Labrouste, l’Étrusque. De l’Antiquité rêvée à l’archéologie, par Natacha Lubtchansky
Le progrès vers le primitif: le mémoire de Labrouste sur Paestum en perspective, par Sigrid de Jong
Le monument à La Pérouse : Labrouste et le topos d’un tombeau face à la mer, par Jean-Philippe Garric
L’œuvre dans son époque
Labrouste et la prison, par Caroline Soppelsa
«Que nos constructions conservent le caractère d’étais». Labrouste, architecte attaché à la Commission des monuments historiques, par Corinne Bélier
Le monument funéraire comme paradigme du rapport au passé chez Labrouste, par Martin Bressani et Marc Grignon
Guillaume Abel Blouet et Labrouste, regards croisés, par Fabienne Doulat
«Un art nouveau complet». On Simon Claude Constant-Dufeux’s Project for a Chamber of Deputies, par Ralph Ghoche
Labrouste en partage
«Mon cher maître et ami…» Parcours croisés de Labrouste et de ses élèves, par Marc Le Cœur
Entre Labrouste et Viollet-le-Duc, Gustave Klotz architecte de l’œuvre Notre-Dame à Strasbourg, par Hervé Doucet
Labrouste dans la généalogie des maîtres. Voies divergentes du rationalisme et conflits de mémoire académique dans la rénovation de l’enseignement de l’architecture à la fin du XIXe siècle, par Guy Lambert
Le rationalisme des enfants de Labrouste, par Estelle Thibault
Chronologie
Bibliographie
Index nominum

Note
(1) Frédéric Barbier, Finance et politique: la dynastie des Fould, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1991.

dimanche 13 décembre 2020

Une promenade sur la Piazzetta

Que Venise constitue, sur le plan historique, un univers en soi, à bien des égards distinct de la péninsule italienne, nul ne pourra en douter. La future cité des doges naît lorsque l’invasion lombarde détruit Padoue et Aquilée, et repousse nombre de réfugiés vers les lagunes. Les origines de l’État vénitien remontent quant à elles au début du IXe siècle, sous l’autorité théorique de Byzance. Un siècle plus tard, les Vénitiens construisent leur empire adriatique, en occupant les principales «échelles» de la côté dalmate. Encore un siècle, et l’empereur Alexis Commène leur octroie de vastes privilèges commerciaux, leur permettant ainsi d’acquérir la domination économique de la Méditerranée orientale et de l’Égée, plus tard de la mer Noire. Le premier apogée de Venise serait à placer à la fin du XIIIe siècle, quand les institutions de la République se sont définitivement stabilisées: jusqu’en 1797, la ville sera gouvernée par le groupe très restreint de la Signoria, laquelle est composée du Petit Conseil (six conseillers et le doge) et des trois présidents du conseil des Quarante.
Ce n’est pas le lieu ici de discuter des transformations que subit la République, entre la progressive conquête de la Terre ferme (qui fait de Venise la capitale d’un État), la chute de Constantinople et la poussée ottomane (1453), mais aussi les concurrences nées de la réorientation du négoce à la suite des «Grandes découvertes» et de la montée en puissance de la France et de l’Empire habsbourgeois. Mais nous nous arrêterons encore une fois sur l’urbanisme: à Venise, une seule «rue» principale, le Canale Grande, débouchant sur une «immense place liquide» (1) et structurant tout un réseau de petites «rues-canaux» et de bassins (cliché 1). La place Saint-Marc constitue le cœur de la République, avec la basilique, la tour de l’Horloge, les Procuraties et le campanile; en retrait, la Piazzetta est bordée par le Palais des doges, la Librairie et le bacino de Saint-Marc.

La Librairie, précisément. Si Venise bénéficie depuis le XIVe siècle d’un statut très particulier dans le domaine culturel, le fait est à rapporter aux liens très étroits entre la Sérénissime et l’Empire grec d’Orient. En effet, dans la seconde moitié du XIVe siècle, les curiosités des Occidentaux pour l’Antiquité grecque se développent de plus en plus, tandis que le modèle de la bibliothèque privée devient celui d’une institution mise par son propriétaire à la disposition d’un groupe de savants, d’amateurs et d’amis. Pétrarque constitue la première figure sur laquelle s’élaborera la construction intellectuelle de l’Europe moderne. Or Pétrarque, mort en 1374, a prévu de léguer sa collection de manuscrits à la Sérénissime, comme point de départ d’une bibliothèque «publique». Les dispositions initiales du legs ne pourront pas être observées mais, un siècle plus tard, le cardinal Bessarion en reprendra les termes pour créer à Venise le conservatoire d’une civilisation désormais en voie de disparition, la civilisation grecque après la chute de Constantinople. La collection est d’abord abritée au Palais des doges.
Nous sommes à l’époque de l’architecture antiquisante triomphale: le Florentin Jacopo Sansovino (1486-1570) est nommé en 1529 surintendant des bâtiments de la République, et c’est à lui que sera confiée la charge d’édifier la Libreria Vecchia, dans une situation idéale, sur la Piazetta, face au pôle lui-même du pouvoir, le Palais des Doges (cliché 2). Le projet de bibliothèque date de 1515, mais il n’est mis en œuvre qu’avec retard, les travaux ne commençant qu’en 1537 –et il ne sera achevé que dans la dernière décennie du siècle, avec la mise en place de la balustrade et des trois obélisques au niveau supérieur.

Retenons-en quelques grandes lignes: le bâtiment est conçu comme une loggia à un étage, scandée de colonnes (cliché 3). Un escalier monumental à double rampe donne accès au vestibule. Nous sommes dans la perspective déjà présentée sur ce blog, du passage de l’obscurité à la lumière, symbolique de la montée vers la connaissance par les livres. Le vestibule est dominé par la représentation de la Sagesse par Le Titien (1560), elle-même insérée dans un dispositif en trompe-l’œil. Enfin, c’est la grande salle de bibliothèque, située, selon l’habitude, au premier étage. Elle est éclairée par deux rangées de fenêtres, et devait d’abord être voûtée avec d’être reprise avec un plafond bas à la suite d’un effondrement survenu au cours des travaux (1545).

Le bâtiment est de conception moderne, mais l’aménagement reste traditionnel, avec une allée centrale séparant les alignements de pupitres avec les livres enchaînés. Des armoires sont par ailleurs disposées le long des parois. La décoration picturale présente, sur les parois, deux cycles de portraits de philosophes, par Le Tintoret, Véronèse et un certain nombre d’autres artistes (1562-1572): selon la tradition, la théorie des personnages est ouverte par Platon et Aristote. Au plafond, vingt et un médaillon mettent en scène des allégories mêlant qualités (patience, honneur, etc.) et domaines des activités ou des connaissances humaines (mathématiques, agriculture, etc.).
Le programme bibliothécaire développé à Venise est d’abord un programme politique, qui vise à s’appuyer sur la culture humaniste pour conforter la virtù individuelle et l’assise du bon gouvernement, tout en mettant en scène la gloire de la République. Contrairement à la grande majorité des programmes picturaux conservés dans les bibliothèques du temps, il ne s’agit pas ici d’une personnalité, ni même d’une lignée –comme celle des Piccolomini à Sienne:
Les bibliothèques riches en livres choisis illustrent le plus les villes bien gouvernées; c’est ce dont les Romains, les Athéniens, et les citoyens d’autres villes anciennes et très florissantes avaient l’habitude. Car en dehors de l’apparence, les bibliothèques font accéder à la pensée judicieuse et à la science, d’où découlent les bonnes mœurs et les autres qualités (2).
Bien évidemment, au fil du temps, l’augmentation des collections de livres a nécessité de restructurer complètement l’ensemble des bâtiments de ce coin privilégié de la Piazzetta, et la Libreria, devenue Libreria antica, a aujourd’hui une fonction exclusivement muséale. Mais retenons la leçon: en ce début du XVIe siècle, la décision collégiale d'ouvrir une bibliothèque publique, le choix d'un bâtiment indépendant et sa localisation au cœur du pouvoir, autant d'indices qui montrent combien la question du livre sera désormais une question politique.

Notes
(1) Philippe Braunstein, Robert Delort, Venise: portrait historique d’une cité, Paris, Seuil, 1971 («Points», H 4).
(2) Bene institutas Civitates maxime illustrare ac celebrare solent Bibliothecae delectis voluminibus refertae ; quemadmodum habere consueverant Romae, Athenae aliaeque antiquae et florentissimae Civitates. Nam praeter ornatum, animos quoque ad doctrinam et eruditionem accendunt, ex quibus boni mores aliaeque virtutes provenire solent… (Jacopo Morelli, Operette di Jacopo Morelli, bibliothecario di San Marco, Venezia, Alvisopoli, 1820, t. I, p. 39).

Bibliographie
Marino Zorzi, La Libreria di San Marco. Libri, lettori, società nella Venezia dei Dogi, Milano, Mondadori, 1987.
Thomas Hirthe, «Zum Programm des Bibliothekssaals der Libreria Marciana in Venedig», dans Ikonographie der Bibliotheken, Wiesbaden, 1992, p. 108-158 («Wolfenbütteler Schriften zur Geschichte des Buchwesens», 17).
La présentation de l’historique de la Bibliothèque sur le site officiel de celle-ci est particulièrement intéressante et permet d'identifier précisément le détail des éléments de l’architecture et du décor. Nous nous permettons d'y renvoyer, notamment pour toutes les reproductions des peintures. Les clichés 1 et 2 illustrant le présent article ont été pris à l'occasion d'un mémorable colloque d'histoire du livre, tenu à Venise en octobre 2008 (merci à l'organisatrice, le professeur Barbara Marx, de l'université de Dresde!).

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