lundi 29 août 2011

Voyage de fin d'été

Voici un an, nous évoquions ici même «La Forêt des livres», cette manifestation hors du commun organisée dans le tout petit village de Chanceaux, aux portes de Loches. Aujourd’hui, nous la visitons en quelque sorte «de l’intérieur», en venant à Loches par le train spécial Paris-Loches (le seul train direct Paris-Loches de l’année) et en participant à l’événement.
Paris, ce dernier dimanche d’août, gare d’Austerlitz, 7h30 du matin. On circule comme on veut, seules quelques silhouettes se hâtent sur les trottoirs déserts. Puis, pour ne pas avoir à chercher une place, c'est un parking (affreux, souterrain, pratiquement vide). Et voici la gare, où le train n’est pas encore annoncé, ce qui permet un arrêt dans un café, boulevard de l’Hôpital, où se sont fraîchement réfugiés quelques voyageurs (moins frais) débarqués d’un train de nuit.
Le train est somptueux: pullmans et anciens wagons- restaurants, superbement restaurés et dont certains sont inscrits à l'inventaire des monuments historiques. L’organisation, précise et efficace, reste discrète, ce qui est bien agréable. Chacun a une voiture désignée (bien sûr, le choix dépend en partie de la qualité de l’hôte), mais les places sont libres (même si l’amitié est présente, ou la sympathie, on ne s’assied pas toujours non plus par hasard ici ou là).
Le wagon-restaurant «Riviera» se remplit lentement, de messieurs, parfois d’un certain âge, et de quelques plus rares (du moins dans notre wagon) représentantes du sexe féminin. Charme des élégantes lampes anciennes, des fenêtres à rideaux, des boiseries et du cuivre, des nappes et des couverts, à l’ère du jetable, du plastique et des serviettes en papier. Impression que tout le monde se connaît: des auteurs, certes, mais surtout certains auteurs, ceux qui passent à la radio ou à la télévision, surtout s'ils y tiennent une rubrique -sur la cuisine, sur les jardins et le jardinage, sur l'histoire, sur la littérature... À leurs côtés, des chanteurs qui viennent de publier leurs mémoires, des politiques (qui sont parfois des «locaux») ou anciens politiques (mais est-on jamais un ancien politique?) et même un (très distingué) prince consort. Les mécènes, ceux qui ont contribué à financer la journée, sont aussi là, ainsi que les communicants, et les photographes.
Hiérarchie des reconnaissances: on se fait un petit geste de salut, on s’arrête pour se serrer la main, on s’embrasse, on bavarde un instant, on s’assied pour une conversation plus longue. Pendant le petit déjeuner, on bavarde toujours, puis on lit la presse du week-end (Le Monde, Le Figaro, le JDD), certains s’endorment. L’organisateur passe, dans une superbe veste verte, un participant passera dans un pantalon rouge (il ferait presque penser aux soldats de 1914... si la pochette n’était pas assortie au pantalon).
Dehors, c’est la banlieue qui se déroule à vitesse réduite, avant que le train ne pique à travers la Beauce assiégée par les nuages d’un ciel omniprésent. Le plat-pays du blé, certes, mais où l’on cultive aussi en nombre toutes sortes de poteaux et de mats: poteaux électriques et téléphoniques, lignes à haute tension, éoliennes, sans oublier les vestiges de l’aérotrain, voire les châteaux d’eau et les énormes silos à blé.
Après Orléans, le paysage est plus agréable, puisque l’on domine la rive droite de la Loire –peu importe d’ailleurs, personne ne regarde. Dans le wagon, les téléphones commencent à apparaître, on fait connaissance (pour les «nouveaux», qui semblent de fait assez rares) et, sous couvert de bavarder, on échange des informations, on évoque des projets…
Le déjeuner arrive quand nous dépassons Tours pour nous engager sur la petite ligne de Loches. Encore une quarantaine de minutes, et nous serons devant la gare, avec la charmante vue sur l'Indre et sur le château et alors que le soleil annoncé commence à prendre enfin le dessus sur le temps jusqu’alors presque automnal.
Un court trajet en bus, et c’est Chanceaux, sa «forêt», ses livres et son allée d’écrivains dédicaçant sous les platanes. Dans le village, la foule est là. La «Forêt des livres», cette année encore, sera un succès, et le miracle se reproduit pour la seizième année consécutive: des milliers de visiteurs et de lecteurs, dans ce village isolé et qui, en temps normal, ne compte pas deux cents habitants.
Quant à l'historien, il a fait, certes, un petit peu d'ethnologie, mais il a surtout noué des connaissances, rencontré des lecteurs et passé, lui aussi, un dimanche de fin d'été des plus agréables... avec pour seul regret, celui de ne pouvoir pas cette fois-ci rester davantage en Lochois.
(Clichés FB. Voir d'autres clichés)

jeudi 25 août 2011

Chronique d'été: ballade d'histoire du livre

Une visite d’Autun donne l’occasion de découvrir une petite ville particulièrement attachante pour les amateurs d'art et pour les historiens en général -mais pour les historiens du livre en particulier.
Autun est d’origine romaine, puisqu’elle a été fondée au tout début de notre ère (Augustodunum), pour se substituer à la ville gauloise de Bibracte, capitale des Éduens et dont on découvre les vestiges à proximité (au Mont Beuvray).
L’entreprise a été une indiscutable réussite, dont témoignent les vestiges gallo-romains aujourd’hui conservés: une muraille percée de portes monumentales (la porte Saint-André), ou encore un théâtre de 20 000 places… Sur la grande voie romaine de Lyon à Boulogne et à l’Angleterre, Autun se signale entre autres comme un pôle intellectuel de première importance, avec une célèbre école de rhétorique, et comme un foyer de l’hellénisme en Gaule.
Bien entendu, pour le visiteur d'aujourd'hui, la ville est tout entière dominée par la silhouette de la cathédrale Saint-Lazare (XIIe siècle), où l’on visite la salle de l’ancienne bibliothèque capitulaire et dont la bibliothèque est à l’origine des richesses de la Bibliothèque municipale actuelle –celle-ci toujours abritée dans l’Hôtel de ville.
Mais nous nous arrêterons plutôt sur les collections du Musée, dans l’ancien hôtel de la famille Rolin: né à Autun vers 1376, Nicolas Rolin deviendra chancelier du puissant duc de Bourgogne, Philippe le Bon –il est aussi connu comme le commanditaire de Van Eyck, et comme le fondateur des célèbres hospices de Beaune. Le Musée Rolin est une véritable découverte, tant par son bâtiment exceptionnel que par la richesse de ses collections, et il offre à l’amateur d’histoire du livre un itinéraire suggestif, depuis les premiers siècles de notre ère jusqu’au XVIe siècle.
La «mosaïque des auteurs grecs» (cf. cliché) a été découverte en 1965-1990: elle remonte à la fin du IIe siècle, et met notamment en scène la figure de Métrodore, disciple d’Épicure, pensivement assis, en manteau blanc, et tenant un volumen dans la main gauche. Même si aucun élément relatif au livre n’y figure, on ne pourra pas passer ici sous silence la présentation à Autun de la somptueuse mosaïque du Bellérophon, mosaïque qui témoigne du raffinement exceptionnel des élites urbaines (cf. cliché en haut).
Encore quelques objets remarquables où l’écrit ou l’imprimé apparaît. Nous connaissions les pleurants du duc de Bourgogne, au Musée de Dijon, dont certains portent des «livres-bourses» à la ceinture. Le Musée Rolin expose une remarquable effigie de bois, apparemment du chêne, représentant saint Jacques le Majeur (cf. cliché): le saint est en manteau à la mode du XVe siècle, il porte une besace sur l’épaule droite et, lui aussi, un manuscrit à la ceinture. Celui-ci est protégé par sa reliure à recouvrements, et on devine son fermoir. Il s’agit certainement d’un livre de piété, dont le voyageur ne souhaite pas se séparer au long de son difficile périple.
Mais voici ce triptyque hollandais du XVIe siècle, dont le volet de droite met en scène les oncle et tante du Christ, Cléophas et Alphée, et leurs quatre enfants: l’un de ceux-ci est précisément en train de brandir une petite image pieuse imprimée dans un encadrement –il serait peut-être possible d’en retrouver l’original, qui a très probablement été reproduit par le peintre. Certes, l’objet est un dépôt du Louvre, et n’a donc guère de liens avec Autun, mais le Musée Rolin nous donne l’occasion heureuse de découvrir ce témoignage de la familiarité de toute une société déjà moderne avec l’objet imprimé, alors même que nous sommes entrés dans le siècle des Réformes.
Des images qui mettent en scène non seulement l'évolution des supports de l'écrit, mais aussi, dans des contextes différents, une familiarité certaine avec celui-ci. Mais bien d’autres pièces admirables sont encore à découvrir, sans parler de la Bibliothèque et de son fonds exceptionnel de manuscrits. Un seul mot, pour conclure: allez, ou retournez à Autun!

mardi 16 août 2011

Chronique d'été: histoire du livre et histoire de la noblesse

Le prochain symposium roumain d’histoire du livre se déroulera à Sinaia du 20 au 23 septembre, et reprendra la problématique des «intermédiaires» ou des «passeurs» culturels en l’envisageant sous l’angle de la noblesse et dans une perspective comparatiste. Nous évoquions plus ou moins la question dans un billet sur ces nobles hongrois et ces magnats polonais qui prennent en charge la modernisation du pays à la fin du XVIIIe et tout au long du XIXe siècle: une spécificité de l’action des personnalités agissant dans la géographie des anciens empires (Autriche et Russie, dans une moindre mesure Allemagne) concerne leur engagement en faveur d’une identité collective longtemps en construction –qu’il s’agisse de la Hongrie, de la Pologne, etc.
La problématique des nobles comme passeurs culturels se retrouve aussi en Europe occidentale, par exemple en Angleterre et en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des siècles durant, le statut des nobles avait été justifié en France par leur engagement au service du souverain en temps de guerre. Ce modèle perdure au XVIIIe siècle, mais l’idéal des Lumières fait aussi des nobles, notamment dans les plus grandes familles, les intermédiaires privilégiés prenant en charge le progrès des connaissances, donc de la richesse et de l’organisation sociale en général. Dans cette optique, il convient de travailler à l’accumulation et à la diffusion des connaissances, pour favoriser l’amélioration de la société dans son ensemble.
Si le principe fondateur de la «république des lettres» est celui de l’égalité par les talents, les nobles y occupent toujours une place clé, en tant que mécènes et financiers, amateurs et collectionneurs, bibliophiles, voire savants. Nous évoquions tout récemment Balzac et ses Illusions perdues. Alors que Lucien a enfin pénétré le salon de Madame de Bargenton, le plus recherché de la haute ville d’Angoulême, mais que sa présence y reste contestée, la référence ultime reste celle des Lumières: Avant la Révolution (…), les plus grands seigneurs recevaient Duclos, Grimm, Crébillon, tous gens qui, comme ce petit poète de l’Houmeau [Lucien], étaient sans conséquence.
À une vingtaine de kilomètres d’Angoulême, nous sommes à La Rochefoucauld, commune de quelque 3000 habitants aujourd'hui, mais surtout célèbre pour son imposant château (cf. cliché) et pour la famille de La Rochefoucauld, dont le rôle a été de longue date très important dans l’histoire de France.
Les La Rochefoucauld assoient les bases de leur fortune lors des Guerres de cent ans, quand ils soutiennent avec constance le roi de France contre les Anglais. Ce sont des hommes de guerre et des hommes de cour, dont le plus célèbre, François VI, participe constamment aux conflits de son temps, à différents complots et aux troubles de la Fronde, avant de devoir s’exiler un temps au Luxembourg –où il travaille notamment à la rédaction de ses célèbres Maximes.
À partir du règne personnel de Louis XIV et au XVIIIe siècle, les membres de la famille sont toujours engagés dans le service des armes et dans les conseils du roi, mais ils se tournent de plus en plus vers les sciences, la réflexion politique –et les livres. Le château de La Rochefoucauld est désormais abandonné, comme trop éloigné des centres du pouvoir, au profit des résidences de Paris, de Versailles, et des deux châteaux de Liancourt (près de Creil) et de La Roche-Guyon.
Marie-Louise de La Rochefoucauld, princesse d’Anville, est une femme des Lumières, qui fréquente le salon de Madame du Deffand et la société des philosophes. Elle fait inoculer la vaccine à son jeune fils, Louis Alexandre et lui donne l’éducation la plus éclairée. Les La Rochefoucauld visitent Voltaire à Ferney, leur hôtel parisien devient le pôle d’une vie culturelle intense, où l’on rencontre aussi bien le marquis de Condorcet que Benjamin Franklin et l’abbé Barthélemy, futur auteur du Voyage du jeune Anacharsis.
Surtout attiré par l’histoire naturelle, le jeune duc voyage, écrit, entretient une vaste correspondance, est élu à l’Académie des sciences, mais il est aussi le traducteur en français de la nouvelle Constitution américaine (Constitutions des treize États unis de l'Amérique, Philadelphie, Paris, 1783) et, avec Condorcet et l’abbé Grégoire, l’un des fondateurs de la Société des Amis des noirs, qui milite en faveur de l’abolition de l’esclavage. Partisan de profondes réformes politiques, comme beaucoup de ses amis dont l’abbé de Talleyrand, Louis Alexandre est élu aux États Généraux, et il votera la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790).
Son propre cousin, Liancourt, dont il était très proche (cf. cliché), est quant à lui élu président de la Constituante le 18 juillet 1789. La fuite du roi, son arrestation à Varennes et la guerre étrangère vont bouleverser la donne politique (20-25 juin 1791) en imposant la radicalisation des positions : Liancourt émigre en Angleterre, et il voyagera aux États-Unis avant de rentrer en France (il mourra en 1827), tandis que Louis Alexandre, qui se refuse à quitter la France, est massacré par la foule alors qu’il traverse Gisors en 1792. Les épaves de la bibliothèque du second sont recueillies par le premier, et se retrouvent aujourd’hui, après beaucoup d’errances, au château de La Rochefoucauld, pour constituer, avec les archives de la famille, un ensemble attendant toujours son ou ses historiens (cf. cliché: la scène peinte est inspirée des Fables de La Fontaine illustrées par Oudry).



mercredi 10 août 2011

Chronique d'été: Angoulême

Plus sans doute que bien d’autres villes d’importance comparable, Angoulême est, surtout depuis le XVe siècle, une cité dont l’histoire est liée à l’écrit et au livre. Depuis 1373 apanage d’une branche de la maison de France, le comté d’Angoulême échoit aux Orléans– jusqu’à l’accession de François d’Angoulême au trône (François Ier, 1515).
La proximité immédiate du fleuve Charente assure déjà la fortune de la ville, par ailleurs à la rencontre de deux importantes voies commerciales, la route de Paris à Bordeaux et celle du Limousin et de l'Auvergne vers leur débouché naturel, La Rochelle.
Parcourons quatre thèmes autour desquels se déploie la présence de l’écrit et du livre à Angoulême. La facilité des échanges y joue un grand rôle, surtout jusqu'à l'époque de la révolution industrielle.
1) Le premier domaine auquel chacun pensera concerne évidemment la fabrication du papier: une papeterie est connue à proximité de la ville en 1516 et, bientôt, le papier d’Angoumois est réputé dans tout le royaume et à l’étranger (Hollande, Angleterre). Le faubourg de l’Houmeau, au pied des remparts enserrant la vieille ville, est proche du fleuve et de la grande route de Bordeaux: c’est le lieu des voitures, des auberges et du port, et de toutes sortes de métiers (charrons, tonneliers, meuniers, etc., et papetiers).
Un moulin à papier tourne sur la Charente en 1792, saisi sur les biens de l’abbaye de Saint-Cybard. L’usine se spécialisera plus tard dans le papier à cigarettes (papier «Le Nil»), et elle a été aménagée, après sa fermeture (1972), pour accueillir une école des beaux-arts et un petit musée du papier éditant par ailleurs des fascicules intéressant sur l'histoire de la branche. Mais il est dommage que l’environnement immédiat soit aussi médiocre et dégradé, avec un grand nombre d’immeubles évocateurs des anciennes activités du quartier, et aujourd’hui à l’abandon…
2) Le second lien d’Angoulême et de sa région avec le livre vient de la présence de la famille royale, surtout Louise de Savoie, femme du duc Charles d’Orléans, et de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier et future reine de Navarre.
L’imprimerie apparaît à Angoulême en 1491, et la première moitié du XVIe siècle marque une période de grande effervescence, avec la présence en ville d’humanistes, de savants et d’écrivains. Voici les frères de Saint-Gelais, tandis que c’est chez Louis du Tillet que Calvin se réfugie en 1533 pour préparer la Christianae religionis institutio, publiée d’abord en latin à Bâle en 1536, puis en français (L’Institution chrétienne) en 1541. Voici encore André Thévet, compagnon de Villegagnon sur les côtes du Brésil (1555-1556), aumônier de la reine et «cosmographe du roi», mais surtout auteur des Singularitez de la France antarctique, autrement nommée Amérique et de la Cosmographie universelle: Thévet est cordelier, et chanoine de la cathédrale d’Angoulême.
La région est très durement touchée par les Guerres de religion, mais l’historien du livre ne saurait passer sous silence la figure de Guez de Balzac, non seulement en tant qu’auteur (il est né à Angoulême en 1597), mais aussi comme théoricien de la «mise en livre» moderne et de la systématisation des alinéas. Le premier en effet, il justifie par la facilité plus grande de lecture la disposition du texte imprimé en alinéas raisonnés (1644):
Je voudrais qu’il prist la peine de diviser [le texte] en plusieurs sections ou, pour parler comme [le libraire] Rocollet, en des alinéas, comme le sont tous mes discours, qui est une chose qui aide extrêmement celui qui lit et démesle bien la confusion des espèces.
3) Descendons le temps. Impossible de ne pas aussi penser à Illusions perdues, le roman d'un autre Balzac, Honoré. Celui-ci rejoint Zulma Carraud à Angoulême (1831) et séjourne un temps dans la ville. Il mettra en scène dans son roman le «père Séchard», ancien compagnon pressier devenu maître imprimeur, qui souhaite passer la main à son fils, non sans le gruger si possible quelque peu. Balzac nous propose une description à la fois évocatrice et très juste de l’immeuble de la vieille ville abritant l’imprimerie Séchard (au coin de la rue de Beaulieu et de la place du Mûrier, auj. place Louvel):
L’imprimerie (…) s’était établie dans cette maison depuis la fin du règne de Louis XIV. Aussi depuis longtemps ces lieux avaient-il été disposés pour l’exploitation de cette industrie. Le rez-de-chaussée formait une immense pièce éclairée sur la rue par un vieux vitrage, et par un grand châssis sur une cour intérieure. On pouvait d’ailleurs arriver au bureau du maître par une allée, [mais] jamais personne n’était arrivé sans accident jusqu’à deux grandes cages situées au bout de cette caverne (…) et où trônaient d’un côté le prote, de l’autre le maître imprimeur. (…) Au fond [de la cour] et adossé au noir mur mitoyen s’élevait un appentis en ruine où se trempait et se façonnait le papier. Là était l’évier sur lequel se lavaient avant et après le tirage les formes, ou, pour employer le langage vulgaire, les planches de caractères (…). Le premier étage de cette maison, au-dessus duquel il n’y avait que deux chambres en mansardes, contenait trois pièces [d’habitation].
4) Terminons par les années 2000. Depuis une trentaine d’années environ, Angoulême, qui n’est évidemment plus une capitale de la papeterie ni un pôle politique susceptible d’impulser une activité littéraire exceptionnelle, s’est pourtant imposée dans un autre domaine lié au livre: il s’agit de la bande dessinée (la bd), à laquelle un festival est consacré depuis 1974. Le succès de la manifestation a conduit à installer, à proximité immédiate des anciennes papeteries, une institution double, la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI). Sous les remparts, c’est d'abord la bibliothèque (cf. cliché), qui reçoit le dépôt légal de la bd et dont les collections spécialisées sont parmi les plus riches du monde. Et, sur l’autre rive de la Charente (accessible par une élégante passerelle), c’est le Musée, installé dans d’ancien chais du XIXe siècle.
Une exposition permanente y est présentée, dont nous regrettons pourtant la muséographie quelque peu vieillie (la disposition des pièces dans de grandes vitrines horizontales baignant dans la pénombre obligée suppose d’être relativement grand, mais aussi d’avoir une vue excellente pour pouvoir les voir précisément…). Mais la bd investit aussi la ville, avec les murs peints, avec les noms des rues (dont les plaques adoptent la forme de «bulles»), avec les bustes et autres monuments faisant référence à tel ou tel scénariste ou dessinateur… (cf. cliché).
Bref, une étape moins touristique qu'on ne s'y attendait, mais qui est réellement à découvrir pour l'historien du livre, et pour les autres voyageurs. Sans compter la cathédrale Saint-Pierre, l'église Saint-André, le tour des remparts et la découverte de la ville haute.

Clichés : 1) À Saint-André, la Vierge apprenant à lire (statue en bois, que la notice sur place présente comme datant du XVe siècle?). 2) La bibliothèque de la CIBDI. 3) En ville, un mur peint mettant en scène une star de la bd.

mercredi 3 août 2011

L'histoire du livre à la campagne (2)

À trois ou quatre kilomètres de Montrésor, voici un haut lieu du livre, en l’espèce d’une puissante maison religieuse, sur le modèle que nous signalions dans notre dernier billet: il s’agit de l’abbaye bénédictine de Saint-Sauveur de Villeloin, dont il ne reste plus aujourd’hui que des vestiges, mais qui a représenté une véritable puissance depuis l’époque carolingienne jusqu'à la fin de l'Ancien Régime.
Tours est particulièrement célèbre dans l’histoire de la chrétienté pour avoir été l’évêché de saint Martin, l’apôtre des Gaules. Aux confins des provinces ecclésiastiques de Tours et de Bourges, les campagnes de la Touraine du sud ne sont christianisées que très progressivement, d’abord avec la fondation de l’abbaye de Cormery (VIIIe siècle), puis de celle de Villeloin, fille de Cormery, en 850. Saint-Sauveur de Villeloin devient abbaye de plein droit en 965, et représente dès lors la principale puissance de la Touraine au-delà de Loches. Bornons-nous à deux témoignages: Philippe le Bel et sa suite séjournent à Villeloin en 1301, tandis que la crosse abbatiale de Villeloin est l’une des plus belles pièces de la collection d’ivoires du Musée de Cluny à Paris.
Porte de l'abbaye de Villeloin, aujourd'hui partie de la voirie.
Nous n’avons pas à nous étendre sur l’his-toire de Saint-Sauveur, sinon pour signaler que l’abbaye possède bien évidemment un scriptorium, mais aussi qu’elle souffre considérablement de la Guerre de cent ans, puis des Guerres de religion et des troubles.
Les épaves de la bibliothèque de Villeloin sont conservées pour l’essentiel à la bibliothèque de Loches: plusieurs exemplaires incunables de Bernard de Clairvaux (Catalogues régionaux des incunables, X, n° 98-100), un De Universo de Guillaume d’Auvergne (n° 341), etc. En 1515, l’abbé Jacques Le Roy, également archevêque de Bourges et primat d’Aquitaine, fait exécuter dans la bibliothèque un certain nombre de travaux d’aménagement, tandis qu’en 1595, tous les livres de l’église furent reliez à neuf au deppans de mond. Sieur abbé pour la somme de XXV éscus.
Mais Villeloin est surtout célèbre chez les historiens du livre pour avoir été l’abbaye de Michel de Marolles (1600-1681).
Cet ancien élève des Collèges de Clermont, de La Marche et de Montaigu livre dans ses Mémoires nombre de notes intéressant l’histoire du livre. Ainsi de ses rapports avec ses libraires, ou encore de cette scène croquée dans la grande salle du Palais d’Angers en 1633, et qui fait tout naturellement penser à la célèbre gravure parisienne de la Galerie du Palais par Abraham Bosse:
Je ne veux pas oublier que, nous étant allés promener au Palais, où il y a une grande salle, & m’étant arrêté à la boutique d’un libraire, où j’achetai des livres, un jeune homme du barreau, qui s’y étoit déjà acquis de la réputation, j’ai su depuis que c’étoit M. Ménage, me vint accoster & m’y fit voir ma traduction de Lucain, de la première édition…
Abbaye de Villeloin.
Marolles est également connu pour ses œuvres imprimées, dont la traduction de Lucain dédiée au roi et publiée en 1625 («je donnai presque à toute la cour des exemplaires de ce livre»), mais son rôle principal concerne, pour notre objet, Villeloin et sa bibliothèque. Après Baugerais, les relations de sa famille avec la cour lui permettent en effet d’être nommé abbé de Villeloin en 1626. En 1630, il souligne l’attention qu’il porte aux livres légués par son prédécesseur l’abbé de Cornac:
Aïant donc cette belle bibliothèque en ma disposition pour ma vie durant, j’ai essayé de la bien loger, & je lui ai préparé une gallerie exprès, qui m’a coûté plus de mille écus.
Et, cinq ans plus tard, voici la construction réalisée:
Ce fut alors que je fis bâtir dans mon abbaye de Villeloin un assez beau lieu pour ma bibliothèque, que j’ornais de portraits de plusieurs personnages doctes qui ont fleuri en divers tems; comme j’en avois mis dans ma grande sale, deux rangées de personnes illustres (…), par un peintre de Lyon appellé Vande, qui s’étoit arrêté dans le païs.
Enfin, chacun connaît la collection des estampes de l’abbé de Marolles, collection achetée à l’initiative de Colbert en 1666 et entrée à la Bibliothèque du Roi, dont elle forme l’un des fonds à l’origine du futur cabinet des estampes. Michel de Marolles commence à collectionner en 1644, et l’ensemble comptera plus de 120 000 pièces (on sait qu’il constitua après 1666 une seconde collection, dont cependant le devenir reste incertain).
Quant aux «deux religieux bénédictins», Dom Martène et Dom Durand, si Villeloin est naturellement l’une des premières étapes de leur Voyage littéraire (Paris, Delaulne et al., 1717), ils ne font que peu d’observations sur la bibliothèque –mais davantage sur la décoration:
Il y a dans le chartrier deux beaux cartulaires (…) sur lesquels Monsieur de Maroles, abbé de ce monastère, avoit dressé la liste des abbez imprimée par Messieurs de Sainte Marthe. Cet abbé, qui nous a donné plusieurs versions, étoit un homme fort curieux, il a enrichi son abbaye de plus de trois cens tableaux antiques qui se voyent dans une grande salle…
À la fin de l’Ancien Régime, l’abbaye ne compte plus que quatre religieux, et le court (8 feuillets !) inventaire de la bibliothèque de Saint-Sauveur de Villeloin est dressé le 17 janvier 1791 par deux administrateurs du directoire de Loches, en présence du curé de la paroisse (Bibl. de Loches, fonds E. Gautier). Une grande partie des titres alors signalés ne semble en définitive pas avoir été conservée.

Catalogue de livres d’estampes et de figures en taille douce (…) fait à Paris en l’année 1666 [par Michel de Marolles], Paris, Frédéric Léonard, 1666.
Michel de Marolles, Mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, avec des notes historiques et critiques, nouvelle éd., Amsterdam, [s. n.], 1755, 3 vol.
Abbé L. Bossebœuf, « L’abbaye de Villeloin du XVe au XVIIe siècle », dans Bulletin et Mémoires de la Société archéologique de Touraine, tome XLIX, 1910.
Abbé L. Bossebœuf, Un Précurseur, Michel de Marolles, abbé de Villeloin: sa vie, son œuvre, Tours, La Tourangelle, 1911.