lundi 30 juillet 2012

Le canard, la vache et le dessinateur

À quelques kilomètres de la vallée de l’Indrois, nous sommes à Faverolles, aux portes du Berry. Si un certain nombre de régions donnent l’image rêvée de ce que peut être la campagne française, le Berry trouve certainement sa place parmi elles. Cette ancienne province correspond pour partie au département de l’Indre, au nord duquel nous sommes dans un pays d’agréables moutonnements, avec des horizons variés, des villages nichés dans la verdure et des forêts ombreuses percées, parfois, par des étangs. Faverolles répond à cette manière de «cliché» (comme y répondra, à l'autre extrémité du département, le Ste-Sévère-s/Indre de Mauprat… et de Jour de fête).
Mais le village de Faverolles est aussi lié à une figure que chacun connaît sans la connaître. Il s’agit en effet du lieu où vécut un célèbre dessinateur de presse et auteur pour enfants de l’entre-deux-guerres, à savoir Benjamin Rabier, l’inventeur du célébrissime logo de «La Vache qui rit».
Né en 1864 à La Roche-s/Yon, Benjamin Rabier passe une partie de sa jeunesse à Paris, où il réussit à s’imposer comme dessinateur pour la presse périodique et pour l’édition. Mais on ne peut pas vivre de sa plume ni de son art, et il fera l’essentiel de sa carrière, jusqu’en 1910, comme fonctionnaire des halles, pour finir avec le grade de sous-inspecteur.
L’essentiel de sa vie se déroule pourtant «en marge», comme dessinateur et, à partir de 1897, comme auteur d’albums illustrés (Tintin Lutin) et de pièces de théâtre. Lié à l’Indre de par ses origines familiales, Benjamin Rabier achète en 1900 une maison dans le village de Lye, à quelques encablures du Cher, tandis que le succès progressivement assuré lui permet de faire construire en 1904 un hôtel à Paris.
Devenu un dessinateur reconnu, c’est donc lui qui crée la figure de «La vache qui rit», pour Léon Bel à Lons-le-Saunier, en 1924. Le modèle reste toujours d’actualité, même si la célèbre vache, bientôt centenaire, a été «relookée» à plusieurs reprises. Il nous fait au passage ressouvenir du rôle stratégique qui est celui des «travaux de villes» et autres étiquettes, sans grand prestige aux yeux des historiens du livre, mais essentiels dès lors qu’il s’agit d’équilibre financier des imprimeries typographiques.
Benjamin Rabier vient précisément d’entreprendre, l’année précédente (1923), la publication des albums du canard Gédéon, dont les aventures se déroulent dans un décor qui évoque fortement le monde rural du Berry septentrional. Gédéon a d’abord deux camarades, le lapin Roudoudou et le crocodile Alfred, mais il ne tarde pas à tenir seul la vedette. Dans un album de peu postérieur (1924), il participera même aux jeux olympiques…
Benjamin Rabier meurt en 1939 dans la propriété du Breuil, à l’écart du bourg, propriété achetée par son gendre et où il s’était retiré. Il est inhumé dans le cimetière du village.

mercredi 25 juillet 2012

Au château de Meung

L’Histoire des bibliothèques françaises réservait fort justement, dans son tableau de l’Ancien Régime, plusieurs pages aux bibliothèques de château, et ce blog en a lui aussi déjà parlé, notamment à propos de la remarquable bibliothèque du château de La Rochefoucauld: aux XVIIe et surtout XVIIIe siècles en effet, non seulement la collection de livres, mais aussi la pièce de bibliothèque constituent un élément pratiquement obligatoire de l’aménagement d’un château, tant en France que dans les autres pays européens, de l’Angleterre à la Russie.
La difficulté de l’étude de ces bibliothèques vient du fait qu’il s’agit évidemment de bibliothèques privées, qui n’ont donc pas toujours été conservées et qui n’ont pas fait l’objet de procédures de gestion (catalogage, etc.) ayant abouti à la constitution de fonds d’archives. Une seconde difficulté vient, dans notre pays, du fait que les bibliothèques de château ont généralement été confisquées par la Révolution, et qu’elles se sont donc trouvées dispersées, voire en partie détruites.
Le château de Meung: façade sur la ville
La constitution de collections de livres est une caractéristique d’une partie de la noblesse depuis le bas Moyen Âge, d’autant que ces livres sont alors très généralement des objets de grande valeur: il s’agit d’abord de collections dominées par la piété (les livres d’Heures…) et par les lectures de récréation, surtout en langue vulgaire (les «romans»). Une visite au château de Marolles au début du XVIIe siècle nous a montré que ces deux premières composantes avaient été complétées au XVIe siècle par un certain nombre de titres représentatifs des intérêts des humanistes, qu’il s’agisse de traductions de classiques de l’Antiquité ou de textes modernes en vernaculaire.
À partir du moment où le statut de la noblesse impose d’assurer aux jeunes gens une formation intellectuelle de plus en plus poussée, aux XVIe et XVIIe siècles, les bibliothèques de château remplissent le cas échéant une fonction pédagogique, d’autant que l’éducation est d’abord donnée (avant l’envoi au collège) par un précepteur lui-même logé au château (ce qui est précisément le cas à Marolles). Elles développent aussi une forme de spécialisation: la bibliothèque noble du XVIIIe siècle sera une bibliothèque plus encyclopédique, tout en témoignant des intérêts spécifiques de son propriétaire (avec des thèmes aussi variés que ceux de la cartographie et des voyages de découverte, de l’Antiquité, de l’économie politique, etc., sans oublier… la bibliophilie). À une époque où l’idée de progrès est reçue de manière de plus en plus large, les plus riches de ces bibliothèques se caractérisent aussi par un souci d’actualisation, de sorte qu’on y trouvera toutes les nouveautés d’importance.
À Meung: la bibliothèque du château
Mais les bibliothèques de châteaux remplissent désormais aussi une autre fonction, qui relève de la sociabilité, voire de la politique. Lorsque le duc de Choiseul-Stainville tombe en disgrâce auprès du roi, en 1771, il reçoit l’ordre de se retirer dans sa terre de Chanteloup, près d’Amboise. On sait que, dès lors, le voyage de Chanteloup s’impose dans la plus haute société comme une manifestation d’opposition à une monarchie absolue décrite comme despotique. Le somptueux château dispose bien entendu d’une salle de bibliothèque, où les invités ont plaisir à se retrouver pour travailler, pour lire (les gazettes…) voire pour bavarder, notamment avec le savant bibliothécaire et ami du duc, l’abbé Barthélemy.
Autour de Choiseul, c’est tout un groupe qui tombe lui aussi en disgrâce. Parmi les grands personnages qui doivent eux aussi quitter la cour, voici l’évêque d’Orléans, Mgr Louis Sextius Jarente de La Bruyère (1706-1788). Cadet d’une famille de la noblesse provençale, Mgr de Jarente était, selon l’usage, destiné à une carrière ecclésiastique, et il devient évêque de Digne en 1742. Pourtant, notre prélat est d’abord un mondain, et un politique, qui s’inquiète de se rapprocher de Versailles: en 1758, il est évêque d’Orléans, où il réside d’autant moins qu’il est chargé, à partir de 1757, de l’administration de la «feuille des bénéfices», autrement dit de l’ordre des nominations aux principales charges de l’Église –une position stratégique s’il en fut.
Un meuble formant escalier?
Familier du principal ministre, il tombe avec lui, et est «exilé» dans son château de Meung-s/Loire en 1771. Cette forteresse féodale (Villon a été emprisonné dans les souterrains du château...) contrôlait anciennement le passage de la Loire en aval d’Orléans, mais l’évêque la fait alors profondément restructurer et réaménager dans l’esprit des Lumières: la façade arrière du château n’a que peu à voir avec la façade du côté de la ville.
Située en étage, l’élégante salle de bibliothèque conserve aujourd’hui ses anciennes armoires «à jour», mais elle évoque plus une pièces «à vivre» qu’un espace de travail: le confort y est réel, avec la belle cheminée, les fauteuils et les guéridons, voire la petite table de jeu (même si ce mobilier a probablement été réuni postérieurement). Un oiseau empaillé rappelle que nous sommes tout proches du fleuve, et que les curiosités relevant de l’histoire naturelle sont souvent partie de l’habitus des nobles à la campagne. Enfin, nous remarquons deux éléments de mobilier spécialisé: une échelle de bibliothèque (en arrière-plan), et un meuble plus mystérieux, peut-être un de ces étonnants «meubles formant escalier de bibliothèque» dont Monsieur Cappe de Baillon a parlé lors d’une récente conférence de l’EPHE.

jeudi 19 juillet 2012

Anniversaire de Michel de Marolles

À l’approche du 22 juillet, nous allons, une fois n’est pas coutume, commémorer un anniversaire. La plupart des bibliographes et des historiens du livre connaissent en effet le nom de Michel de Marolles (1600-1684), dont la célèbre collection d’estampes constitue l’un des fonds principaux à l’origine du Cabinet des estampes de l’ancienne Bibliothèque royale. Mais moins nombreux sont probablement les spécialistes qui ont noté que, si Michel de Marolles a souvent été désigné comme l’abbé de Marolles, c’était en tant que supérieur de l’abbaye bénédictine de Villeloin, en Touraine.
Villeloin est habitée à l’époque gallo-romaine: le bourg possède des traces de villa, au lieu-dit Noir-Pied, près du confluent de l’Indrois et de la Tourmente. Le cartulaire de l’abbaye fait mention d’un lieu appelé Milium (donc peut-être une ancienne borne), tandis que, pour Pierre Audin, l’étymologie de Coulangé, à proximité immédiate, viendrait de columna, columniaco, par référence à une colonne gallo-romaine.
Mais nous sommes surtout, à Villeloin, dans la dynamique de la christianisation des campagnes au cours du premier millénaire de notre ère. Tours s’est imposée comme pôle majeur de la chrétienté en tant que ville de saint Martin († 397), lequel avait surtout travaillé à la christianisation des païens (les pagani, païens, alias paysans). Quatre siècles plus tard, Charlemagne a entrepris de réformer et de réorganiser l’Église: Ithier, abbé de Saint-Martin de Tours, achète Cormery après 770, et transforme par testament le prieuré de la Celle-Saint-Paul en abbaye (791). Le célèbre Alcuin (vers 735-804), lui aussi abbé de Saint-Martin de Tours (796), y installe en 799 vingt moines qui suivront la règle de saint Benoît.
Encore deux générations, avant que ne survienne un événement majeur: le 27 mai 850 en effet, deux personnages importants de la région, Mainardus et son frère Mainerius, consacrent une partie de leur patrimoine familial pour fonder, sur la rivière d’Indrois, la cella (monastère) de Villeloin, en tant que fille de Cormery. La basilique fait l’objet d’une dédicace en 859 par Hébrard, archevêque de Tours, en présence d’Audacher, abbé de Cormery, et de plus de soixante témoins. Enfin, en 965, Villeloin devient autonome par rapport à Cormery, notamment pour la désignation de son abbé.
Nous sommes donc devant une abbaye bénédictine dont la fondation se donne à comprendre en articulation avec le vaste mouvement de la renaissance carolingienne. Même si les éléments d’information sont rares, il existait évidemment à Villeloin une bibliothèque ancienne, probablement couplée avec un atelier de copistes (scriptorium). Quelques références mentionneront une bibliothèque à partir du XVIe siècle: en 1515, Jacques Le Roy, archevêque de Bourges et primat d’Aquitaine est élu abbé de Villeloin. C’est lui qui «fit faire l’escalier par lequel on monte à la bibliothèque que faict faire Monsieur l’abbé d’aprésent et en la petite chambrette du hault nommée le petit Paradis…».
La seconde moitié du XVIe siècle est difficile à Villeloin, par suite des troubles liés aux Guerres de religion, mais l’attention pour les livres est ici et là toujours mentionnée: en 1595, une source indique que « tous les livres de l’église furent reliez à neuf au deppans de mond. sieur abbé pour la somme de XXV escus ». Apparemment, il ne s’agit pas de la bibliothèque proprement dite, mais plus probablement des livres déposés dans l’église elle-même, en principe pour l’usage des services religieux.
À Villeloin: les armes de Michel de Marolles
Michel de Marolles naît le 22 juillet 1600 dans le petit fief homonyme que sa famille tient près de Genillé. Son père, de petite noblesse et sans grande fortune, est sans cesse absent, au service du roi ou en campagne militaire, de sorte que l’enfant est pratiquement élevé par sa mère. On le destine à l’Église, de manière à faciliter la carrière de son aîné: dès 1609, il reçoit de Henri IV le brevet de la «petite abbaye (…) appellée Baugerais», et il sera abbé de Villeloin à vingt-quatre ans. Dans l’immédiat, son éducation est prise en mains par un jeune ecclésiastique, que l’on fait venir «pour dire la messe au logis», puisque l'habitation est relativement éloignée de la paroisse. Les livres ne sont pas absents, que le jeune garçon découvre bien plus volontiers qu’il n’apprend le latin:
«[Mon précepteur me] rendit capable à dix ans d’entrer [en] cinquième: mais je me rendis bien plus savant dans les romans & dans quelqu’autres livres françois que nous avions, que dans les rudimens du latin. Il avoit chez [mon précepteur] un Homère en vers françois de la traduction de Salomon Certon (…), le grand Olympe & les Métamorphoses d’Ovide de la traduction de François Habert d’Issoudin, un Ronsard, un du Bartas, Robert Garnier, Plutarque en deux volumes de la traduction d’Amiot, les Essais de Michel de Montagne[sic], l’Histoire de France de du Haillan, les deux premiers livres d’Amadis de Gaule, les Œuvres de Grenade, & peu d’autres livres… » (Mémoires de Michel de Marolles, Amsterdam, 1750, t. I, p. 15-16: signalons au passage que ces Mémoires pourraient faire l'objet d'une étude de micro-anthropologie sociale, selon une problématique dont nous avons récemment dit l'intérêt).
Bref, une petite bibliothèque bien caractéristique, que celle que nous pouvons trouver dans un manoir de campagne dans les premières décennies du XVIIe siècle. Une recherche ciblée dans les fonds anciens de la région ne permettrait-elle pas d’identifier l’un ou l’autre de ces exemplaires?

dimanche 15 juillet 2012

Retour à la campagne: du Lochois à la Hongrie

Dans la région de l’Indrois et à l’orée de la forêt de Loches, nous découvrons, à quelques dizaines de kilomètres à l’est de Tours, le petit bourg de Genillé, avec sa belle église d’origine romane remontant au XIe siècle et profondément réaménagée aux époques gothique et Renaissance (cf. cliché, détail de la carte de Cassini).
Genillé et la vallée de l'Indrois: détail de la carte de Cassini
Nous sommes ici dans le fief d’une dynastie célèbre de la Renaissance française, celle des Fumée, dont le représentant le plus connu est Adam (Ier) Fumée (Tours, 1403?-Lyon, 1494), docteur de l’université de Montpellier, médecin de Charles VII et de Louis XI, chancelier de France et garde des sceaux. Son fils, Adam (II), cité par Moréri, sera quant à lui conseiller du parlement du Paris: c’est lui qui, à Genillé, fait très probablement élever le château, en grande partie conservé aujourd’hui (cf. cliché), et réaménager l’église, avec une décoration inspirée de la Renaissance italienne.
Pour La Croix du Maine, les Fumée sont une «très-noble et très-ancienne famille»: ils illustrent parfaitement le modèle de ces bourgeois de Tours entrés dans l’administration royale et dont la fortune est assurée par l’installation de la monarchie dans la région. La belle chapelle seigneuriale qu’ils font aménager dans l’église conserve ses rinceaux et ses putti italiens, ainsi que la devise (en latin): «Seigneur, j’ai aimé la beauté de Ta maison».
Le château de Genillé, appartenant anciennement à la famille des Fumée
Comme on pouvait s’y attendre, les Fumée collectionnent naturellement les livres: Adam (Ier) possédait lui-même une bibliothèque, et l’on connaît aussi Nicolas Fumée (†1593), abbé de La Couture au Mans puis évêque de Beauvais, qui possédait une Bible lyonnaise de 1538, exemplaire signalé par Marius Michel pour la magnificence de sa reliure. L’évêque de Beauvais est un esprit qui cherche la conciliation: c’est lui qui est appelé par Henri IV pour présider aux obsèques du roi Henri III à Compiègne, et il sera d’ailleurs emprisonné un temps par les Ligueurs.
On ne peut, du coup, que s’étonner de l’ignorance du libraire qui, lors de la vente de la bibliothèque du duc de La Rochefoucauld à La Roche-Guyon, signalait en ces termes un exemplaire de la Zoologie de Gesner relié en vélin souple du XVIe siècle: «signature d’Adams [sic!] Fumée écriture ancienne dans tous les volumes» (n° 554). Il s’agit presque certainement d’un descendant du médecin de Louis XI, peut-être son fils Adam (II) ou plus probablement son arrière petit-fils, Adam (III). Avouons que l’identification de l’exemplaire de Gesner portant les notes d’un représentant d’une des plus célèbres dynastie de la Renaissance française ne serait pas sans intérêt…
Le cousin de l’évêque de Beauvais, Martin (II) Fumée, a hérité de la seigneurie de Genillé et est gentilhomme de la chambre du duc d’Anjou. Il est lui-même l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages, dont une traduction de Procope et, de manière surprenante, une Histoire des troubles de Hongrie publiée à Paris en 1594. Il s’agit de la première histoire de Hongrie à avoir été donnée en français, et on ne peut que s’étonner du lien improbable qu’elle établit entre notre bourgade du Lochois et le destin tragique d’un royaume lointain, qui plus est pratiquement détruit par les Ottomans à la suite de la défaite de Mohács (1526).
Histoire des troubles de Hongrie, 1594
C’est que la question des Ottomans et de leurs progrès en Europe intéresse très largement l’opinion occidentale dans la seconde moitié du XVIe siècle, comme en témoignent le nombre croissant d’éphémères sortant alors sur le sujet, et le fait que l’Histoire de Martin Fumée sera presque aussitôt traduite et publiée en allemand et en anglais. L’auteur traite de la période la plus contemporaine (de Mohács à la mort de Maximilien, en 1578), sur laquelle il s’est documenté avec autant de précision qu’il était possible.
Mais il a aussi voulu proposer une leçon politique applicable à ses contemporains: la ruine de la Hongrie est venue à la fois de la décadence du pouvoir monarchique et des luttes engagées au sein du royaume pour s’assurer la suprématie: «À ce bruit, réfrénez votre rage, reprenez vos esprits, et faites que vos folies soient si courtes qu’elles en soient enfin estimées meilleures». Avec l’Histoire des troubles de Hongrie, nous sommes devant un des premiers titres d’histoire européenne, qui plus est en langue vernaculaire, mais surtout devant un livre témoignant de l'émergence de la réflexion politique moderne en France après l'expérience traumatisante des Guerres de religion.

Martin Fumée, Histoire des troubles de Hongrie, contenant la pitoyable perte et ruine de ce royaume et les guerres advenues de ce temps en iceluy entre les chrestiens et les Turcs, Paris, Laurens Sonnius, 1594.

Sur la même région, voir: Loches, Mame, Montrésor, Touraine, Villeloin, etc. Utiliser l’outil de recherche, en haut de la colonne de droite. 

dimanche 8 juillet 2012

... Toujours les émigrés

Les premières décennies suivant l’apparition de la typographie en caractères mobiles constituent un moment très propice pour l’étude des migrations professionnelles «internationales» qui ont alors marqué le «petit monde du livre». En deux générations en effet, l’art nouveau apparu dans les années 1450 sur le Rhin «conquiert le monde» (H.-J. Martin), même si le réseau des villes européennes abritant des ateliers se rétracte au tournant du XVe au XVIe siècle. Si les typographes allemands occupent bien évidemment une place clé dans cette diffusion, et cela à travers toute l’Europe, les logiques de l’émigration suivent pourtant une conjoncture plus complexe, articulée en trois temps.
1- Le premier modèle est celui du secret: la mise au point de la technique typographique nécessite du temps et des investissements très lourds, de sorte que capitalistes et inventeurs sont attentifs à préserver le secret d’un procédé dont ils s’emploient à conserver l’exclusivité.
Mais la contestation autour du siège archiépiscopal de Mayence débouche sur le siège et sur la prise et le sac de la ville par les troupes d’Adolphe de Nassau (28 octobre 1462), à la suite de quoi les compagnons ayant jusque- là travaillé pour Gutenberg et ses anciens associés prennent la route pour progressivement s’établir dans d’autres centres –au premier chef les villes de la région rhénane (Cologne), d’Allemagne méridionale (Bamberg, et surtout Augsbourg et Nuremberg), et Bâle. À Venise, nous retrouvons alors Johann et Wendelin von Speier (de Spire), et il est possible qu’un jeune tourangeau, en la personne de Nicolas Jenson, ait lui aussi fréquenté l’atelier de Gutenberg, avant de s’établir moins de dix ans plus tard comme l’un des premiers typographes de la Sérénissime, en association avec des Allemands.
2- Dans un second temps, les ateliers créés dans un certain nombre de villes dans la décennie 1460 attirent à leur tour des compagnons imprimeurs, lesquels poursuivent le cas échéant leur route pour s’installer à l’étranger. Pour la première fois, des presses sont établies hors d’Allemagne, en Italie en 1465-1467, et ce sont des techniciens allemands qui les font «gémir».
La ville de Bâle, où les presses apparaissent vers 1468, fonctionne comme un pôle de redistribution non seulement des hommes et des savoirs techniques, mais aussi des modèles iconographiques et typographiques, et des capitaux: Bernhard Rihel (Richel) vient d’Ehrenweiler, il est un probable ancien compagnon de Gutenberg, et son atelier s’impose comme un point de passage pour nombre de pérégrins. En 1470, les typographes qui montent la première presse parisienne, dans l’enclos de la Sorbonne, ont été recrutés à Bâle, et Bâle occupe toujours une position clé dans les développements de l’imprimerie à Lyon, troisième ville de production de livres en Europe à la fin du XVe siècle.
3- Mais la dernière décennie du XVe et le début du XVIe siècle voit la branche de la «librairie» intégrer progressivement une conjoncture nouvelle, marquée par la rationalisation: après la crise de surproduction de la décennie 1470 et l’«invention du livre imprimé», la branche est soumise à un processus accentué de concentration, avec la domination d’un certain nombre de pôles majeurs de production, la montée en puissance d’ateliers plus importants et, parallèlement, la disparition de nombreux centres secondaires. Dans l’équilibre interne de la branche, ce sont désormais les grands entrepreneurs et les capitalistes qui occupent l’avant-scène –certains ne sont même plus imprimeurs.
On connaît les démêlés de Gutenberg avec la famille Fust qui le finance, mais nombre d’ateliers n’ont pu s’établir et fonctionner que grâce aux investissements de familles de négociants-banquiers comme celle des Buyer à Lyon. À la fin du siècle, on devine le rôle de puissants groupements d’intérêts, organisés en réseaux et soutenant le développement de la branche. C’est le cas à Venise comme à Bâle, où la famille Amerbach, à la tête d’une des principales entreprises, contrôle un réseau qui s’étend à Paris et à Lyon, et qui finance les premières presses de Dole et de Dijon.
La statistique de la production lyonnaise permet de prendre la mesure du phénomène: les émigrés d’origine allemande donnent 44% des titres publiés dans ville jusqu’en 1501 (soit 638 titres), mais le déséquilibre interne s’accroît. Les deux premiers ateliers, ceux de Johann Syber (de Nördlingen) et de Matthias Husz (de Bottwar), assurent 43% de la production «allemande» de Lyon, quand les huit ateliers les moins importants n’en regroupent plus que quelque 12%.
Il est particulièrement intéressant d’observer que ces émigrés jouent aussi le rôle d’initiateurs dans le cadre de leurs cultures d’accueil: on sait que Neumeister, originaire de Treysa, donne à Foligno la première édition de la Divine comédie en italien (1472: cf. deux clichés. Voir notamment le colophon du cliché 2), tandis que Steinschaber, qui vient de Schweinfurth, est le premier à publier un ancien «roman» en langue française, en l’espèce du Mélusine de 1474. Il continuera dans cette voie, qui démontre, s'il en était besoin, combien transfert et appropriation sont, en définitive, des concepts proches l'un de l'autre.

Philippe Niéto, «Géographie des impressions européennes du XVe siècle», dans Le Berceau du livre: autour des incunables. Mélanges offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses collègues, ses élèves et ses amis, dir. Frédéric Barbier, Bordeaux, Sté des Bibliophiles de Guyenne; Genève, Droz, 2004, p. 125-174, notamment la carte n° 10. On pourra consulter, dans le même ouvrage, l’article de Lotte Hellinga, «Nicolas Jenson et les débuts de l’imprimerie à Mayence», p. 25-53.
Jeanne Veyrin-Forrer, «Les premiers ateliers typographiques parisiens: quelques aspects techniques», dans Villes d’imprimerie et moulins à papier du XIVe au XVIe siècle…, Bruxelles, Crédit communal de Belgique, 1976, p. 317-335 (repris dans Jeanne Veyrin-Forrer, La Lettre et le texte, Paris, École normale supérieure de jeunes filles, 1987, p. 213-236).
Frédéric Barbier, «Aux XIIIe-XVe siècles: l’invention du marché du livre», dans Revista portuguesa de história do livro, 2006, n° 20 (Lisboa, 2007), p. 69-95.

jeudi 5 juillet 2012

Encore les émigrés...

Jean-Yves Mollier, Bruno Dubot,
Histoire de la librairie Larousse (1852-2010),
Paris, Fayard, 2012, 736 p., ill.
ISBN 978 2 213 64407 3

Table des matières
Première partie
Aux temps de Pierre Larousse et d’Augustin Boyer
Deuxième partie
La librairie Larousse au temps de l’apogée du capitalisme familial (1895-1951)
Troisième partie
De la Librairie Larousse à l’intégration dans un groupe à vocation mondiale (1952-2010) Sources, bibliographie, index nominum

Deux thèmes évoqués par de récents billets semblent être d'actualité: il s'agit, d'une part, des monographies d'entreprise (la maison Mame, sur laquelle une véritable somme vient d'être publiée); et, d'autre part, du rôle des migrants dans l'économie du livre depuis le XVe siècle. Les deux thèmes se retrouvent dans une étude récemment parue: c’est en effet à Pierre Larousse et à sa maison que Jean-Yves Mollier et Bruno Dubot ont consacré un travail probablement définitif, et leur livre éclaire non seulement une page de l’histoire de l’édition française à la période contemporaine, mais aussi certaines caractéristiques qui sont propres à Paris à la même époque.
Bornons-nous à de dernier point. Paris est une ville qui vit de l’émigration (mais nos deux auteurs ont sans doute le tort de considérer implicitement que le phénomène ne daterait que de la fin du XVIIIe siècle, et qu’il se limiterait aux migrants intérieurs):
«Trois ensembles géographiques devaient en profiter [de l’ouverture des métiers du livre à l’époque de la Révolution]: la Normandie des frères Garnier, à cause du colportage ancien; la Champagne, des Ardennes de Louis Hachette au plateau de Langres de Diderot et d’Ernest Flammarion; et la Bourgogne de Pierre Larousse, d’Eugène Renduel et d’Armand Colin. Nourrissant la capitale des richesses de la province, (…) ces remues d’hommes et de femmes n’ont cessé de faire de Paris une ville où l’on s’installe plutôt que l’on y vient au monde, dans laquelle on transporte ses espoirs et à qui on lance des défis. Chez Pierre Larousse, que ses camarade surnommeront affectueusement «le bibliothécaire», il y aura de cela dans les années 1840…» (p. 22).
Rien ne prédisposait en effet, dans son bourg natal de Toucy, le jeune Pierre Larousse à une carrière dans la «librairie», mais son itinéraire illustre, au tout début de la monarchie de Juillet, le modèle de la réussite méritocratique à la française. Soutenu par l’instituteur en poste à l’école primaire de la localité, Larousse passe en effet le concours de l’École normale d’instituteurs de Versailles, où il décroche une des quatre bourses créées par le département de l’Yonne et où il entre à dix-sept ans, en 1834. Le voici nommé à Toucy, quatre ans plus tard.
Il n’y restera que peu de temps: le cadre d’action de l’instituteur d’une grosse bourgade comme la sienne est trop étroit à ses yeux, et Larousse est bientôt de retour à Paris, où il est auditeur régulier de nombre de cours et conférences, lecteur assidu des principales bibliothèques publiques et, pour finir, répétiteur dans une institution du quartier du Marais, sur la rive droite.
C’est dans les années qui suivront qu’il commence à rédiger des manuels scolaires, avant de se lancer, en 1852, dans l’édition proprement dite, en grande partie pour ne pas céder à un éditeur extérieur les droits sur ses livres. La maison est d’abord établie boulevard Beaumarchais (1851), mais la clientèle visée est celle des enseignants de sorte que, bientôt, la librairie se déplace dans le quartier Latin, rue Pierre Sarrazin, où elle voisine… avec la Librairie Hachette. La célèbre marque de Larousse, avec sa figure féminine, symbolise avec bonheur cette conception du média imprimé comme servant avant tout à diffuser des connaissances elles-mêmes articulées avec une véritable morale, voire avec un choix politique (celui du système républicain).
Nous ne pouvons qu'engager les lecteurs à découvrir la saga de la maison fondée par Pierre Larousse, dont Jean-Yves Mollier et Bruno Dubot font en même temps un exemple idéaltypique du changement de conjoncture, du capitalisme familial aux groupes protéiformes et aux conglomérats financiers dominant l'édition française contemporaine.

dimanche 1 juillet 2012

Pour une anthropologie des migrations professionnelles

Les développements de la recherche historique récente mettent l’accent sur la transdisciplinarité, et sur l’articulation étroite construite avec l’anthropologie, par le biais d’études portant sur les réseaux de parentés, sur les solidarités sociales, sur les pratiques et sur les représentations des différents groupes et, bien sûr, sur les identités collectives. L’histoire du livre n’échappe pas à la règle, et la perspective d’anthropologie apparaît par exemple dans un certain nombre d’articles du récent Dictionnaire encyclopédique du livre (sur les ouvriers typographes, sur leur argot, sur le rôle des femmes, etc.).
Cette même perspective constitue l’un des thèmes majeurs des travaux consacrés par Laurence Fontaine au colportage et aux réseaux de solidarités sous-tendant la réussite étonnante de certains de ses acteurs. L’anthropologie figure encore, même si implicitement, à l’arrière-plan de nombreuses monographies d’entreprises, qui recouvrent largement des monographies familiales. Plus rares sont les études envisageant par exemple le fonctionnement même de la «maison», imprimerie, librairie ou maison d’édition, au quotidien: un livre comme celui consacré par Thomas Keiderling aux fêtes organisées par l’éditeur Friedrich Arnold Brockhaus pour ses employés et autres, à Leipzig au XIXe siècle, reste à cet égard un cas exceptionnel.
Un domaine particulièrement important pour l’histoire du livre dans le long terme concerne les mouvements migratoires. Des compagnons de Gutenberg aux réfugiés huguenots de Francfort et surtout de Genève, puis des Pays-Bas, d’Angleterre et du Brandebourg, aux colporteurs et aux libraires des Lumières, aux inventeurs de la Révolution industrielle (rappelons que König et Bauer mettent au point la première presse mécanique à imprimer en Angleterre, et qu’Hippolyte Marinoni descend d’une famille italienne) et aux grands libraires internationaux du XIXe siècle, c’est peu de dire que cette problématique intéresse l’historien du livre. Il est d’autant plus paradoxal de constater combien, malgré la publication de monumentaux répertoires des imprimeurs et des libraires depuis le XVe siècle, le thème a pu se trouver et se trouve toujours négligé, y compris aujourd’hui, alors même que tout un courant d’études se porte sur les «transferts culturels».
On peut envisager ces migrations d’abord dans le cadre des différentes géographies politiques, et l’on sait la place tenue, en France, dans l’économie du livre par les jeunes gens «montés» de leur province à Paris durant toute l’époque moderne. Le phénomène est suffisamment fréquent pour passer au rang de cliché littéraire –il n’est que de rappeler les noms de Restif de la Bretonne, ou encore de Balzac dans ses Illusions perdues.
«Montés» de Lyon en 1691, les Anisson compteront, à Paris, parmi les principaux notables de la corporation –avec Étienne Alexandre Anisson-Duperron, guillotiné en 1794, et dernier directeur de l’Imprimerie royale sous l’Ancien Régime. Nous pourrions encore citer les Debure, qui viennent de Guise, en Thiérache, mais l’exemple le plus exceptionnel est sans doute donné, pour le XVIIIe siècle, par le Lillois Charles-Joseph Panckoucke (1736-1798). Panckoucke commence sa carrière dans sa ville natale, avant de venir à Paris en 1762 et de s’y imposer comme le libraire des «philosophes» et comme un éditeur de haut vol, qu’il s’agisse des périodiques (Gazette de France, Journal de Genève, Mercure, Moniteur…) ou des collections monumentales (réédition de l’Encyclopédie et de l’Histoire naturelle de Buffon, lancement de l’Encyclopédie méthodique, des Œuvres de Voltaire, etc.).
Le phénomène migratoire semble s’accentuer au lendemain de la Révolution et au XIXe siècle : Hector Bossange, Louis Hachette, Calmann et Michel Lévy, Auguste et Hippolyte Garnier, tous viennent de province et tous comptent parmi les principaux éditeurs industriels. Flammarion et son commis Albin Michel, lui-même futur éditeur, sont originaires de Haute-Marne, tandis qu’Armand Colin est le fils d’un libraire de Tonnerre et que Pierre Larousse, autre bourguignon, est né à Toucy (Yonne) en 1817… Même s’il croisera la route d’autres émigrés et d’autres traditions professionnelles et savantes, Honoré Champion (1846-1913) s’inscrit dans cette même logique, lui qui descend d’une famille venue de Bourgogne et qui n’a pratiquement aucune fortune, mais qui réussira dans un des secteurs d’activité les plus difficiles, celui de la librairie savante (cf. ci-joint: le monument funéraire d'Honoré Champion au cimetière du Montparnasse à Paris. Cliché FB).
Pourtant, Honoré Champion s’y montre aussi le dépositaire attitré des pratiques de travail importées en France par d’autres émigrés, ceux-là d’origines alsaciennes ou allemandes: Treuttel et Würtz, leur élève et successeur le Nurembergeois Friedrich Klincksieck, ou encore Techener, sans oublier Frankh et Vieweg. Le rôle des migrants étrangers fera l’objet d’un prochain billet.
L’anthropologie culturelle est donc au cœur d’une étude de fond, toujours attendue, sur les groupes de migrants dans le secteur de la «librairie» à l’époque moderne et contemporaine. L’enquête systématique nous éclairerait non seulement sur les pratiques professionnelles, sur le devenir des entreprises, et sur la sociologie familiale, mais aussi sur des phénomènes plus profonds, et qui concernent notamment les sensibilités religieuses et les préférences politiques. Elle s’inscrit parfaitement dans les problématiques des études transnationales si fort à la mode aujourd’hui.

Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, XVe-XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1993 («L’Évolution de l’humanité»).
Thomas Keiderling, Betriebsfeiern bei F. A. Brockhaus. Wirtschaftliche festkultur im 19. und frühen 20. Jahrhundert, Beucha, Sax-Verlag, 2001.
Renato Pasta, «Hommes du livre et diffusion du livre français à Florence au XVIIIe siècle», dans L'Europe et le livre. Réseaux et pratiques du négoce de librairie, XVIe-XIXe siècle(s), dir. Frédéric Barbier [et al.], Paris, Klincksieck, 1996, p. 99-135.
Éric Le Ray, Marinoni, le fondateur de la presse moderne (1823-1904), Paris, L’Harmattan, 2009 («Graveurs de mémoire»).
Frédéric Barbier, «Pour une anthropologie culturelle des libraires: note sur la librairie savante à Paris au XIXe siècle», dans Histoire et civilisation du livre, 2009, 5, p. 101-120. Id., «Émigrations et transferts culturels: les typographes allemands en France au XVe siècle», à paraître dans les Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles lettres.