Les premières décennies suivant l’apparition de la typographie en caractères mobiles constituent un moment très propice pour l’étude des migrations professionnelles «internationales» qui ont alors marqué le «petit monde du livre». En deux générations en effet, l’art nouveau apparu dans les années 1450 sur le Rhin «conquiert le monde» (H.-J. Martin), même si le réseau des villes européennes abritant des ateliers se rétracte au tournant du XVe au XVIe siècle. Si les typographes allemands occupent bien évidemment une place clé dans cette diffusion, et cela à travers toute l’Europe, les logiques de l’émigration suivent pourtant une conjoncture plus complexe, articulée en trois temps.
1- Le premier modèle est celui du secret: la mise au point de la technique typographique nécessite du temps et des investissements très lourds, de sorte que capitalistes et inventeurs sont attentifs à préserver le secret d’un procédé dont ils s’emploient à conserver l’exclusivité.
Mais la contestation autour du siège archiépiscopal de Mayence débouche sur le siège et sur la prise et le sac de la ville par les troupes d’Adolphe de Nassau (28 octobre 1462), à la suite de quoi les compagnons ayant jusque- là travaillé pour Gutenberg et ses anciens associés prennent la route pour progressivement s’établir dans d’autres centres –au premier chef les villes de la région rhénane (Cologne), d’Allemagne méridionale (Bamberg, et surtout Augsbourg et Nuremberg), et Bâle. À Venise, nous retrouvons alors Johann et Wendelin von Speier (de Spire), et il est possible qu’un jeune tourangeau, en la personne de Nicolas Jenson, ait lui aussi fréquenté l’atelier de Gutenberg, avant de s’établir moins de dix ans plus tard comme l’un des premiers typographes de la Sérénissime, en association avec des Allemands.
2- Dans un second temps, les ateliers créés dans un certain nombre de villes dans la décennie 1460 attirent à leur tour des compagnons imprimeurs, lesquels poursuivent le cas échéant leur route pour s’installer à l’étranger. Pour la première fois, des presses sont établies hors d’Allemagne, en Italie en 1465-1467, et ce sont des techniciens allemands qui les font «gémir».
La ville de Bâle, où les presses apparaissent vers 1468, fonctionne comme un pôle de redistribution non seulement des hommes et des savoirs techniques, mais aussi des modèles iconographiques et typographiques, et des capitaux: Bernhard Rihel (Richel) vient d’Ehrenweiler, il est un probable ancien compagnon de Gutenberg, et son atelier s’impose comme un point de passage pour nombre de pérégrins. En 1470, les typographes qui montent la première presse parisienne, dans l’enclos de la Sorbonne, ont été recrutés à Bâle, et Bâle occupe toujours une position clé dans les développements de l’imprimerie à Lyon, troisième ville de production de livres en Europe à la fin du XVe siècle.
3- Mais la dernière décennie du XVe et le début du XVIe siècle voit la branche de la «librairie» intégrer progressivement une conjoncture nouvelle, marquée par la rationalisation: après la crise de surproduction de la décennie 1470 et l’«invention du livre imprimé», la branche est soumise à un processus accentué de concentration, avec la domination d’un certain nombre de pôles majeurs de production, la montée en puissance d’ateliers plus importants et, parallèlement, la disparition de nombreux centres secondaires. Dans l’équilibre interne de la branche, ce sont désormais les grands entrepreneurs et les capitalistes qui occupent l’avant-scène –certains ne sont même plus imprimeurs.
On connaît les démêlés de Gutenberg avec la famille Fust qui le finance, mais nombre d’ateliers n’ont pu s’établir et fonctionner que grâce aux investissements de familles de négociants-banquiers comme celle des Buyer à Lyon. À la fin du siècle, on devine le rôle de puissants groupements d’intérêts, organisés en réseaux et soutenant le développement de la branche. C’est le cas à Venise comme à Bâle, où la famille Amerbach, à la tête d’une des principales entreprises, contrôle un réseau qui s’étend à Paris et à Lyon, et qui finance les premières presses de Dole et de Dijon.
La statistique de la production lyonnaise permet de prendre la mesure du phénomène: les émigrés d’origine allemande donnent 44% des titres publiés dans ville jusqu’en 1501 (soit 638 titres), mais le déséquilibre interne s’accroît. Les deux premiers ateliers, ceux de Johann Syber (de Nördlingen) et de Matthias Husz (de Bottwar), assurent 43% de la production «allemande» de Lyon, quand les huit ateliers les moins importants n’en regroupent plus que quelque 12%.
Il est particulièrement intéressant d’observer que ces émigrés jouent aussi le rôle d’initiateurs dans le cadre de leurs cultures d’accueil: on sait que Neumeister, originaire de Treysa, donne à Foligno la première édition de la Divine comédie en italien (1472: cf. deux clichés. Voir notamment le colophon du cliché 2), tandis que Steinschaber, qui vient de Schweinfurth, est le premier à publier un ancien «roman» en langue française, en l’espèce du Mélusine de 1474. Il continuera dans cette voie, qui démontre, s'il en était besoin, combien transfert et appropriation sont, en définitive, des concepts proches l'un de l'autre.
Philippe Niéto, «Géographie des impressions européennes du XVe siècle», dans Le Berceau du livre: autour des incunables. Mélanges offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses collègues, ses élèves et ses amis, dir. Frédéric Barbier, Bordeaux, Sté des Bibliophiles de Guyenne; Genève, Droz, 2004, p. 125-174, notamment la carte n° 10. On pourra consulter, dans le même ouvrage, l’article de Lotte Hellinga, «Nicolas Jenson et les débuts de l’imprimerie à Mayence», p. 25-53.
Jeanne Veyrin-Forrer, «Les premiers ateliers typographiques parisiens: quelques aspects techniques», dans Villes d’imprimerie et moulins à papier du XIVe au XVIe siècle…, Bruxelles, Crédit communal de Belgique, 1976, p. 317-335 (repris dans Jeanne Veyrin-Forrer, La Lettre et le texte, Paris, École normale supérieure de jeunes filles, 1987, p. 213-236).
Frédéric Barbier, «Aux XIIIe-XVe siècles: l’invention du marché du livre», dans Revista portuguesa de história do livro, 2006, n° 20 (Lisboa, 2007), p. 69-95.
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