Le personnage central est ici Jacques Nicolas Moreau, un avocat qui a
fait carrière dans les bureaux des finances à l’époque où François de L’Averdy
en est contrôleur général: ce dernier n’a aucune formation pour ce poste,
mais il est le représentant des Parlements, l’ami du duc de Choiseul et l’adversaire
résolu des jésuites.
À la suite du mariage du dauphin (1770), Moreau, «intendant de la Maison et général des Finances», est nommé
comme bibliothécaire de Marie-Antoinette, alors âgée d’une quinzaine d’années.
Il entreprend de constituer une collection des livres estimés indispensables en vue de la formation de la jeune fille,
et commence parallèlement à publier une série de petits volumes présentant le
fonds: Bibliothèque de Madame la
Dauphine. Seul le tome I sortira en définitive:
Bibliothèque de
Madame la Dauphine; N° I. Histoire, À Paris, chez Saillant et Nyon, et chez
Moutard, 1770 (imprimerie de Lambert, 1771). Frontispice de Eisen (cf. cliché).
On a cru devoir
joindre ici, par forme de supplément, un triage des meilleurs Livres François
dont on puisse composer une Bibliothèque historique. Lorsque l’on se sera bien
approprié le plan tracé dans cet Essai, on peut, sans danger, multiplier les
lectures; en comparant les témoignages, on s’assurera la preuve des
faits, sans craindre de les confondre et de les déplacer (p. 158).
On soulignera la présence de certaines expressions, témoignant des
conceptions sans doute quelque peu traditionnelles de Moreau sur les pratiques de
lecture: il existe bien des livres «meilleurs» que les
autres, et surtout, la «multiplication des lectures» suppose
quelques précautions. Il convient donc de se fixer une ligne générale
d’interprétation pour pouvoir élargir «sans dangers» ses
curiosités. Sans nous arrêter aux idées apparemment assez sommaires de Moreau
sur la philosophie de l’histoire et sur la question de la causalité (voir aussi
p. 14 et suiv.), nous revenons dans un instant sur la «méthode»
qu’il présente comme nécessaire.
La liste des titres comprend 166 numéros, exclusivement en français (parfois traduits),
et classés systématiquement: Histoire universelle, puis Histoire
ancienne, Histoires modernes par pays (France, Allemagne, Espagne et Portugal,
Italie, Angleterre, Républiques de Hollande, des Suisses et de Genève, Royaumes
du Nord). Puis viennent l’Histoire de l’Asie, celle de l’Afrique et celle de
l’Amérique (pour cette dernière, trois titres seulement…). On ne peut se
défaire de l’impression qu’il s’agit peut-être aussi d’une opération de
promotion pour la librairie Saillant et Nyon, étant donné le grand nombre de
titres à cette adresse figurant dans la liste.
Mais l’essentiel du volume concerne le commentaire de
Moreau. Celui-ci explique, dans l’Avertissement
liminaire:
Je voulois d’abord ne
faire qu’un Catalogue raisonné des Livres de Madame la Dauphine; j’ai cru
que la servirais plus utilement en lui présentant successivement, sur tous les
objets dont ses Livres peucvent l’entretenir, un plan qui la mît à portée de
les saisir plus facilement, & de les ranger avec plus d’ordre dans sa
mémoire.
Il s’agit, en somme, d’une manière de miroir du prince présenté sous couvert
de conduire sa formation et ses réflexions. Certaines formules reviennent sur le problème de la
lecture, notamment en s’appuyant sur la métaphore de la lumière :
«Si l’obscurité nous égare, trop de lumière éblouit» (p. 6). La question
du genre est abordée, avec une image qui exhibe des «lois de la
Nature» pour faire de la femme l’auxiliaire de l’homme («on ne
croit point leur obéir, on leur cède toujours», p. 8).
Il est significatif de voir le programme de Moreau aussitôt brocardé
par Grimm dans la Correspondance
littéraire de janvier 1771:
L’avocat Moreau qui
(…) est devenu depuis quelques mois bibliothécaire de madame la Dauphine, ne
veut pas être un bibliothécaire en herbe; il veut verbiager (…). Il veut
encore être son docteur et son instituteur [de la dauphine]. En conséquence, il
traite dans sa brochure (…) trois point, savoir: l’objet moral de l’étude
de l’histoire; la carte générale des empires dont l’histoire offre la
succession; Plan de lectures, et suite des livres français qui peuvent
nous instruire de l’histoire (…). [Ce] dernier [point] exige une critique
éclairée et sage, qui indique moins les livres médiocres ou mauvais que nous
avons, que les bons qui nous manquent. M. Moreau (…) n’est sur les trois points
qu’un bavard, qu’un phrasier d’autant moins estimable qu’on voit à chaque
instant qu’il écrit contre sa pensée. Il n’y a pas dans toute sa brochure un
mot qui s’adresse à l’âme d’une jeune princesse; et où le prendrait-il?
dans la sienne? Est-ce qu’un courtisan peut en avoir une? (…).
Je ne sais pourquoi
je me fâche… et encore contre M. Moreau, que je n’ai jamais vu, que je n’estime
pas et qui devrait par conséquent m’être bien indifférent.
Les critiques de Grimm ont peut-être eu un effet sur la diffusion du
volume, puisque ce tome I de la Bibliothèque
de Madame la Dauphine est apparemment le seul qui ait été publié. L'analyse sérielle des fonds de bibliothèques est très généralement difficile, mais elle l'est encore plus dans le cas d'un membre de la famille royale comme la dauphine, bientôt la reine, qui a des bibliothèques notamment à Versailles et aux Tuileries. Paul Lacroix, conservateur à l'Arsenal, avait publié en son temps une plaquette sur La Bibliothèque de la reine Marie-Antoinette au Pertit Trianon (Paris, Jules Gay, 1863). Nous laissons ici cette problématique de côté, pour envisager plus particulièrement le rôle du bibliothécaire et la fonction de la bibliothèque dans la famille royale de France en ce dernier tiers du XVIIIe siècle.
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