L’image est fixe et se donne à voir, quand la parole est fluide, et se donne à proférer et (ou) à entendre. Dans un article suggestif relatif au Moyen Âge classique (les XIIe et XIIIe siècles), Isabelle Toinet souligne que le premier stade de visibilité de la parole réside dans la représentation de la bouche ouverte, ou d’un certain geste de la main, ou encore d’un phylactère.
La visite du magnifique Musée Unterlinden de Colmar nous propose plusieurs exemples venant à l’appui de cette typologie. Dans les années 1520, le retable de Kientzheim, attribué au «Maître HSR», met ainsi en scène quatre épisodes de la vie du Christ, dont la représentation de l’enfant âgé de douze ans et discutant avec les docteurs du Temple (voir aussi ici). L’épisode est rapporté par l’apôtre Luc (2, 42-49): ici, le jeune garçon est assis dans la chaire dominant l’assemblée et d’où, le livre ouvert devant lui, il tend l’index droit vers les auditeurs. C’est la gestuelle qui parle, d’autant plus que la bouche du Christ reste close –peut-être parce que, comme le suggère Isabelle Toinet, la représentation de la bouche ouverte «exprime souvent un rang social inférieur, une nature mauvaise ou méchante» (Musée Unterlinden, Legs Fleischhauer, S8.24).
L’hypothèse est confirmée par une autre représentation de la même scène figurant sur un panneau du retable des Dominicains (Musée Unterlinden, 88.RP.453: atelier de Schongauer, vers 1480): les deux personnages qui ouvrent la bouche sont effectivement deux docteurs, donc connotés de manière négative, et l’un d’eux semble même tirer la langue.
Bien entendu, un autre procédé permettant de rendre visuellement le déroulé du discours est fourni par l’utilisation de phylactères. Le même retable nous en offre une illustration très remarquable, avec les deux panneaux représentant l’Annonciation. Le symbolisme de l’image est très complexe (une chasse mystique), mais nous nous arrêterons aujourd’hui à la seule présence du texte et à la figuration de la parole. D’un panneau à l’autre, le cadre est celui d’un jardin clos (hortus conclusus), enfermé derrière une muraille crénelée. La vierge est représentée sur le panneau de droite (la scène se lit donc de gauche à droite: cf cliché 2).
Sur le panneau de gauche, celui qui nous retiendra principalement, l’archange vient d’arriver, il est agenouillé, mais dans la tenue et dans la posture d’un chasseur (il porte une lance, souffle dans une trompe et tient quatre lévriers en laisse) (cliché 1). Les phylactères présentent deux types d’inscriptions.
1) Les unes fonctionnent à la manière de légendes, et servent donc à expliciter la signification de tel ou tel symbole figurant dans une représentation effectivement très complexe, et qu’il convient de décoder: ce sont des légendes (< legenda), au sens moderne du terme. Au-dessus de la porte fermée du jardin, l’inscription «Porta clausa» est une allusion à la virginité de Marie, tout en renvoyant à la prophétie d’Ézéchiel, 44, 1:
Et l’Eternel me dit: cette porte sera fermée et ne s’ouvrira point, et personne n’y passera. Car l’Éternel, le Dieu d’Israël, est entré par là. Elle restera fermée.
De même, la fontaine est-elle surmontée d’un phylactère portant les deux mots: «Fons signatus» (= la source intacte), nouvelle allusion à la virginité de Marie, en même temps que renvoi à un passage du Cantique des cantiques («Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée, Une source fermée, une fontaine scellée», Cant. 4, 12). Enfin, quatre phylactères précisent les qualités (et les noms?) des lévriers, lesquels personnifient les vertus théologales conduites par l’ange: la vérité, la paix, la justice et la miséricorde.
2) Les autres phylactères relèvent de la parole mise en image. L’ange agenouillé tient en effet une trompe de chasse, d’où sort en se déroulant progressivement un double phylactère:
«Ave gratia plena Dominus tecū» reprend l’annonce de l’évangile de Luc. Le dispositif est celui, classique, de très nombreuses Annonciations (3), mais l’originalité du panneau de Colmar réside dans le fait que l’épisode prend la forme d’une chasse symbolique, et que l’ange s’exprime comme physiquement par le biais d’un instrument –il est représenté comme un messager, qui proclame l'annonce à son de trompe.
Le même dispositif se retrouve dans une très remarquable Annonication en criblé, attribuée au «Monogrammiste D», personnage que la BnF identifie comme un artiste de la seconde moitié du XVe siècle ayant travaillé dans la région du Rhin inférieur (4) (cliché 3). Les similitudes avec le retable de Colmar sont absolument flagrantes (mais la scène est en miroir), de sorte qu’il semble plausible que la gravure ait été connue dans l’atelier de Schongauer. Poursuivons l’enquête: la complexité des modes et des circuits de diffusion d’un motif iconographique alors très en vogue (5) est encore davantage mise en évidence par la découverte à Lunebourg d’un fragment de pièce d’argile en relief permettant de reporter ce même motif, légèrement simplifié, sur toutes sortes de support, du papier… à la pâtisserie.
Faire entendre par l’image la Parole incarnée qui se manifeste à travers les différents épisodes du Nouveau Testament, et renvoyer dans le même temps à la praefiguratio explicitée par les exégètes de l’Ancien Testament, tel est l’objectif de nos artistes rhénans. Dans le même temps, la complexité de l’image et de ses différents niveaux de signification rend impossible de suivre l’hypothèse selon laquelle les représentations iconographiques s’adressent aux humbles, à ceux «qui ne savent pas lire». Un article (inédit en allemand) du regretté Rudolf Schenda explicite cette thèse, qui n’a rien perdu de son actualité scientifique (6).
Notes
1) Isabelle Toinet, «La parole incarnée: voir la parole dans les images aux XIIe et XIIIe siècles», dans Médiévales, 22-23 (1992/1), p. 13-30.
2) Lat. tadif signatus = bien gardé, intact (Gaffiot).
3) En revanche, le phylactère figurant sur la ligne en-dessous ne relève pas du discours, mais il explicite l’annonce: Ecce virgo concipiet (Mathieu, 1-23).
4) La gravure est reproduite dans la thèse de Bruno Faidutti, Images et connaissance de la licorne (Paris XII, 1996, ici t. I, p. 52), mais l’auteur ne fournit malheureusement aucun élément qui permette de situer l’original.
5) Didier Jugan s’interroge notamment sur la possibilité de considérer le thème comme «un thème marial précurseur de l’immaculée conception?» (communication au Colloque INHA : L’immaculée conception de la Vierge, histoire et représentations figurées du Moyen Âge à la Contre-Réforme, Paris, 2009).
6) Rudolf Schenda, «La lecture des images et l’iconisation du peuple», trad. Frédéric Barbier, dans Revue fr. d’histoire du livre, 114-115 (2002), p. 13-30 (et l’éditorial in memoriam, p. 5-12).
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