samedi 28 mars 2020

"Passeur culturel" et fondateur de bibliothèques

Il y a quelques années, nous abordions la problématique des «passeurs culturels», d’abord mise en exergue, en France, par le colloque consacré aux « Intermédiaires culturels» à Aix-en-Provence en 1978 (les Actes sont publiés trois ans plus tard). De même, avions-nous notamment traité du rôle de la noblesse à l’occasion d’un congrès à Bucarest. Nous voudrions aujourd’hui revenir sur ce thème, à travers un exemple qui semble particulièrement révélateur, celui des comtes Széchényi. Avouons-le aussi: à côté de leur dimension scientifique, l’un des précieux avantages de ces exempla réside dans le fait qu’ils nous permettent de voyager, même si, bien sûr, virtuellement…
Mais qui sont ces passeurs (un exemple ici)? Leurs statuts et leurs fonctions sont très variés: ce sont des négociants, des pèlerins ou des voyageurs plus ou moins fortunés (comme le comte de Choiseul), ou encore des administrateurs, des acteurs de la sociabilité de leur temps, voire des spécialistes de la «transmission» (au premier chef, les enseignants, mais aussi les libraires et autres acteurs du «petit monde du livre»). Dans un certain nombre de cas, leur objectif est celui de promouvoir la modernisation de la société, parfois aussi avec des visées politiques, comme l'illustre tout particulièrement bien l’exemple du Gabinetto Vieusseux de Florence: Gian'Pietro Vieusseux cherche à articuler le projet d’appropriation des «Lumières» et de la modernité (par le biais du livre et du périodique), et celui de promotion d’un système politique plus libéral (le libéralisme, soupçon éternel du pouvoir). Comme il est logique, le programme du Gabinetto intégrera à terme celui de l’unification politique de la péninsule. Bien sûr, les souverains aussi peuvent se faire «passeurs», comme dans le cas de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg au début du XVIIIe siècle.
Les Széchényi (1) sont l’une des plus grandes familles de la noblesse hongroise, originaire de la ville de Széchényi, aujourd’hui à la frontière de la République tchèque. Ils prennent depuis le XVIIe siècle rang parmi les magnats du royaume, comptant notamment parmi eux plusieurs prélats, et le titre comtal leur est attribué par l’Empereur Léopold Ier en 1697. Nous sommes résolument dans le camp des Habsbourg catholiques, alors même que la conjoncture change radicalement: avec le repli séculaire de l’Empire ottoman (depuis l’échec devant Vienne en 1683), les territoires soumis à la couronne de saint Étienne vont connaître une extension extraordinaire, d’abord dans la grande plaine du Danube, puis en Transylvanie. Peu à peu, la famille s’établira plus à l’ouest, non loin de Sopron / Ödenburg (cf carte), donc pratiquement sur la frontière austro-hongroise… et à proximité de la capitale impériale.
Né à Schlippach (Széplak), sur le lac de Neusiedel, le comte Férenc Széchényi (Ferenz = Franz, François) (1754-1820) fait ses études supérieures au prestigieux Theresianum de Vienne, où il reçoit notamment l’enseignement de Michael Denis (2). Il sera au cours de sa carrière titulaire des plus hautes charges du royaume de Hongrie, comme commissaire royal, administrateur de différents banats, etc. Pourtant, il se démet de l’ensemble de ses charges en 1786, officiellement pour raison de santé, en réalité par opposition à la politique de Joseph II visant à centraliser l’administration à Vienne et à promouvoir l’allemand comme langue officielle dans les États des Habsbourg.
Le comte profite alors de sa «retraite» pour voyager en Bohême, en Allemagne, aux Provinces-Unies et en Angleterre et en France, mais il participe aussi à la diète de Presbourg (1790), à laquelle assistait le roi Ferdinand de Naples, beau-frère de l’Empereur. À la suite de cet événement, il est désigné pour conduire l’ambassade de remerciements à Naples –ce qui lui permet  de découvrir aussi les grandes villes de la péninsule, au premier chef Rome et Florence (il fera  un second voyage vers le sud en 1818-1819).
Avant tout, Széchényi est un acteur résolument engagé pour les Lumières, et le média imprimé est pour lui le principal vecteur de leur diffusion. Il finance des éditions (notamment dans le domaine de la cartographie) et il participe à la fondation, à Vienne en 1789, du périodique Hadi és más nevezetes törtenek (Histoire remarquables tirées de la vie militaire), dirigé par Demeter Görög, précepteur dans des familles de la noblesse, et par Sámuel Kerekes, professeur au Theresianum. À l'époque, la famille est au palais Wilczek, dans la Herrengasse. L’année suivante (1790) voit les débuts de la Societas eruditorum (1790), qui est à l’origine de la future Académie des sciences de Hongrie. Enfin, très tôt entré dans la maçonnerie, le comte sera aussi l’un des fondateurs de l’Institut d’agronomie de Keszthély (le Georgikon), sur le lac Balaton (Plattensee), en 1797: le nom désigne l'initiateur principal du projet, le comte György Festetics, beau-frère de Széchényi (cf cliché: détail de la bibliothèque du Georgikon).
Un temps attiré par les penseurs radicaux du jacobinisme, Széchényi revient pourtant en définitive au service de l’Empereur, désormais François II, en 1797.
Mais sa grande œuvre concerne la bibliothèque qu’il réunit dans sa résidence du château de Nagycenk et dont il fait sans doute très tôt (1792?) le projet de la léguer à la Nation. Il s’agit d’un ensemble considérable, et surtout très original, puisqu’il est caractérisé par la proportion des titres récents et par l’objectif de constituer un fonds «national» axé sur la langue hongroise et sur la géographie, l’histoire et l’économie du pays. La bibliothèque, soit quelque 20 000 imprimés, outre des fonds de manuscrits, de gravures, de médailles et de sigillographie, est confiée à Józef Hainóczy (1750-1795) et à Mihály Tibolth (1765-1833).
En 1802, Ferenc Széchényi obtient le décret royal l’autorisant à fonder dans la capitale la nouvelle «Bibliothèque du royaume» (Bibliotheca Regnicolaris), dont le cœur est formé par sa propre collection. La bibliothèque est confiée à Jakab Ferdinánd Müller (Miller), qui est également en charge de la fondation d’un «Musée national» dont il prendra la direction: selon le modèle du British Museum, la Bibliothèque devient en 1808 un département du nouveau Musée. Ajoutons que, depuis 1799, Széchényi publie le catalogue en sept volumes de l’ensemble de ses collections livresques, catalogue qu’il enverra en don aux institutions et aux savants à travers l’Europe (3). Enfin, il enrichira encore en 1819 cette première collection par le don de sa propre bibliothèque de travail, soit quelque 10 000 volumes, outre un ensemble exceptionnel de cartes géographiques (cf cliché: article du Litterarischer Anzeiger, 1, Vienne, 1819, col. 200). La bibliothèque deviendra la Bibliothèque nationale de Hongrie, connue sous l'appellation de Bibliothèque Széchényi (OSZK).
À partir de 1810-1811, Széchényi s’est établi à demeure à Vienne, où il se met en retrait de la vie active. D'abord revenu au palais Wilczek, il se transporte en 1815 dans la Landstraße, où son salon littéraire s'impose comme l’un des plus fréquentés de la capitale impériale.
Avec Ferenc Széchényi, nous assistons ainsi à la conjonction de plusieurs caractéristiques que nous aurions a priori pu croire antinomiques: un membre de la plus haute noblesse dans un environnement encore largement féodal (4), et un catholique partisan de l’Empereur, mais un intellectuel engagé, et qui cherche dans le même temps à promouvoir une modernité passant par la connaissance –et par la reconnaissance– de la «patrie». Au tournant des années 1800, les livres et les périodiques s’imposent comme le premier vecteur de l'aggiornamento culturel, tandis que le périmètre de la science politique (la Kameralistik) inclut bien évidemment au premier chef le domaine de l’économie, à commencer par l’agronomie. Dans une période charnière, nous observons ainsi le glissement de la collection éclairée à la collection de Hungarica, à la promotion de la modernité, et, in fine, au «patriotisme».
Outre des ex libris gravés (cf cliché), nous conservons plusieurs portraits de Ferenc Széchényi, dont un très beau cuivre réalisé par Samuel Czetter à Vienne en 1798 (signé dans le coin inférieur gauche). Dans un cadre ovale, le buste du comte en grand uniforme est entouré d’une légende en latin («Com[es] Franc[iscus] Széchényi de Sárvári», etc.), qui précise qu’il est chevalier de saint Janvier (à la suite de son ambassade à Naples). En-dessous, les armoiries familiales, des livres (dont les titres se lisent sur la tranche : par ex. «Bibliotheca hungarica») et des médailles («Collectio numorum hungaris»), dont l’une à l’effigie du couple royal de Naples. Enfin, la légende: «Patriae commodis et honori se suaque» (il s’est consacré et a consacré ses biens pour les avantages et pour l’honneur de sa patrie).

Notes
(1) Au passage, rappelons que le hongrois est une langue agglutinante, dans laquelle le complément de nom se marque par le suffixe i, lequel correspond par conséquent au français de ou à l’allemand von.
(2) Johann Nepomuk Cosmas Michael Denis (1729-1800), ancien élève du collège jésuite de Passau, puis de l’Université de Graz, jésuite, professeur et bibliothécaire au Theresianum de Vienne, où il continue à exercer après la destruction de l'ordre (1773). Bibliothécaire de la Hofbibliothek (1784). Auteur notamment d’une Introduction à la science des livres (Einleitung in die Bücherkunde).
(3) Catalogus Bibliothecae hungaricae Francisci com[itis] Szechenyi. Tomus I scriptores hungaros et rerum hungaricarum typis editos complexus, pars I [II], Sopron, Typis Siessianis, 1799, 2 vol. Plusieurs suppléments et compléments sont donnés, avant un catalogue des manuscrits, publié en 1815: Catalogus manuscriptorum Bibliothecae nationalis hungaricae Szécényiano-regnicolaris, Sopron, Typis Haeredum Sissianorum, 1815.
(4) Ce n’est pas ici le lieu de développer une théorie du statut et du rôle de la noblesse en Hongrie autour de 1800. Gérard Lacuée, alors secrétaire de l’ambassade de France à Vienne, explique que la «nation hongroise» désigne les «100 000 nobles qui habitent ce royaume», et que le «peuple» des 7 millions de paysans ne joue aucun rôle.

István Monok, «Le projet de Ferenc Széchényi et la fondation de la Bibliothèque nationale hongroise», dans Les Bibliothèques centrales et la construction des identités collectives, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2005, p. 87-100 («L'Europe en réseaux», 3). Donne une importante bibliographie dans les notes.
Notice biographique sur Ferenc Széchényi dans: Biographisches Lexicon des Kaisersthums Österreich, 41, p. 246 et suiv.

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