Madame Annika Hass, docteur de l’EPHE et de l’université de Sarrebruck, nous communique un texte peu connu mais très significatif s’agissant de la situation des bibliothèques au début du XXe siècle, du statut des femmes, de l’anthropologie des pratiques et du comparatisme franco-allemand. Nous remercions très vivement Madame Hass pour sa communication. Voici son courriel:
"Je lis le journal intime de Victor Klemperer (1), où il décrit comment il travaille à la Bibliothèque nationale rue de Richelieu vers 1912. Il décrit les toilettes, et les femmes qui se remettent du rouge à lèvre dans la salle de consultation, ce qu’il trouve très étrange. Il compare constamment la situation des bibliothèques françaises à celles en Allemagne:
«In unseren Bibliotheken gab ein nüchternes Klingelzeichen das Schlußsignal. In der Bibliothèque nationale sang ein alter Aufsichtsbeamter – wirklich, es war ein Sprechgesang, halb cri de Paris, halb kirchliches Psalmodieren – laut und feierlich vom Katheder herab mit großen Atempausen: `Messieurs – on va – bientôt – fermer.‘ Wobei die Ausschließlichkeit der maskulinen Anrede das hohe Alter der Formel bezeugte.
[Dans nos bibliothèques, un simple son de cloche annonçait la fermeture. À la Bibliothèque nationale, un gardien âgé chantait à haute voix et solennellement depuis la chaire –c’était vraiment un récitatif, moitié cris de Paris, moitié psalmodie religieuse–, avec de grandes pauses pour respirer: «Messieurs –on va –bientôt –fermer». L'exclusivité de la forme masculine de l'annonce témoignait de l'ancienneté de la formule].
Ehe die Dunkelheit allzu katastrophal früh eintrat, wurde ich auf die Bibliothek am linken Ufer, die Sainte Geneviève dicht bei Odéon, aufmerksam. Es war ein sehr einfacher Arbeitssaal, im wesentlichen eine Handbibliothek für studentische und populäre Zwecke, ganz ohne die unermeßlichen Schätze der Bibliothèque nationale, aber manches notwendige Nebenbei ließ sich hier, wo es bis zehn Uhr Gasglühlicht gab, sehr wohl erledigen. Tagsüber stand die Geneviève jedem offen; abends durfte sie von Frauen nur mit Erlaubnis der Direktion betreten werden, und sie erhielten diese Erlaubnis nur unter der Androhung des sofortigen Widerrufs bei ungebührlichem Betragen.
[Avant que l'obscurité ne tombe bien trop tôt, j'avais repéré la bibliothèque de la rive gauche, Sainte Geneviève, près de l'Odéon. C'était une salle de travail très simple, essentiellement une bibliothèque d’usuels pour les besoins des étudiants et du grand public, sans les incommensurables trésors de la Bibliothèque nationale, mais une partie du travail secondaire indispensable pouvait très bien y être effectuée, et il y avait l’éclairage au gaz jusqu'à dix heures. Pendant la journée, Sainte-Geneviève était ouverte à tous; le soir, les femmes n'étaient autorisées à y entrer que sur permission de la direction, et elles ne recevaient cette permission qu’accompagnée de la menace d’une suppression immédiate en cas de comportement inapproprié (1)].
Klemperer décrit aussi comment il est allé chercher une lettre de recommandation à l’ambassade d’Allemagne rue de Lille, pour pouvoir avoir accès à la Bibliothèque nationale.
Quand je lis ce genre de choses, cela me paraît vraiment drôle et beaucoup de ces pratiques se retrouvent toujours aujourd’hui dans nos sociabilités universitaires et dans notre travail.
Klemperer est quelqu’un de relativement connu, mais surtout pour son journal intime décrivant la situation pendant la période des Nazis en Allemagne. C’est aussi à ce moment-là qu’il écrit ses mémoires sur le début de sa vie et sur son parcours académique. J’ai l’impression que c’est moins connu, mais c’est amusant et intéressant à lire, par exemple quand il explique comment il a écrit sa thèse en huit semaines, etc.
Bonne journée à tous et bon courage pour cette semaine! "
Notes
(1) Victor Klemperer, Curriculum vitae. Erinnerungen, 1881-1918, t. II, éd. Walter Nowojski, Berlin, 1996.
(2) Des palais pour les livres, dir. Jean-Michel Leniaud, Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, Maisonneuve et Larose, 2003, notamment p. 55 à paropos des toilettes, des séances du soir et de l'admission des femmes à la Bibliothèque Sainte-Geneviève.
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Bonjour M. Barbier,
RépondreSupprimerdans le même registre - je suppose cette référence déjà connue, mais au cas où ...-, je signale les premières pages des Faux - Saulniers (1850) de Gérard de Nerval, qu'on peut lire dans le tome 2 de la Pléiade. Le récit s'ouvre par les déambulations du narrateur homme de lettres et journaliste parmi les libraires de Francfort, où il remarque, sans l'acquérir, un livre curieux. De retour en France et en quête du volume destiné à garantir la véracité historique d'un feuilleton qu'il prépare pour Le National, ses recherches l'amènent à la Bibliothèque nationale, puis à la Mazarine et à l'Arsenal occasion d'évoquer au passage personnel et public de ces institutions dans un récit capricieux et fantaisiste. Le texte de Nerval est marqué d'ailleurs par la problématique de la législation contemporaine de la presse.
J'espère que vous traversez sans encombre cette période si difficile!
Bien cordialement,
Rémy Casin