vendredi 24 avril 2015

Les passeurs argentins

À plusieurs reprises, nous avons évoqué dans ce blog la question des «passeurs», autrement dit des individus et des groupes qui prennent en charge l’acculturation et la modernisation d’une société donnée, notamment dans la seconde moitié du XVIIIe et au XIXe siècle. Dans une Allemagne très dispersée sur le plan politique, on sait que le rôle des intellectuels, mais aussi des libraires, est essentiel. La modernisation est, à Vienne, prise en charge de manière spectaculaire par la monarchie elle-même, à l'époque du joséphisme, tandis que la dépendance du royaume de Hongrie par rapport à la capitale impériale explique que ce rôle y soit d’abord rempli par un certain nombre de grands magnats, dont plusieurs membres de la famille Széchényi.
Autre schéma encore dans les colonies espagnoles d’outre-Atlantique, où ce sont les créoles qui prennent l’initiative. Peu de mots sont aussi ambigus, en français, que celui de créole: cet ancien terme espagnol désigne en fait, dans la colonie, les descendants d’émigrés autrefois venus de la métropole mais qui sont eux-mêmes nés outre-mer. C’est en ce sens que la future impératrice des Français, Joséphine de Beauharnais, est, en effet, une créole.
Dans le vice-royaume de La Plata, l’actuelle Argentine, l’élite créole contrôle l’activité économique, dispose de fortunes importantes, et a le plus souvent reçu une formation intellectuelle de qualité dans les écoles et les universités sur place, ou en Europe. Elle est favorable à la liberté de commerce, pratiquement acquise en 1778 mais bientôt remise en cause. À la même époque, la Guerre d’indépendance américaine de 1776 offre un modèle pour les projets de libération des «Indes», tandis que la Révolution de 1789 a aussi une influence certaine. Pour autant, les créoles ne sont pas admis aux charges principales: le vice-roi Liniers est un français au service de l’Espagne, même s’il se marie dans une riche famille créole de Buenos Aires. Son successeur, Baltasar Hidalgo de Cisneros, est quant à lui un espagnol né à Carthagène, et ancien élève de l’Académie de marine de Cadix.
Le "Première Junte" à Buenos Aires.
On sait que les événements européens ont une influence décisive sur le passage de l’Argentine à l’indépendance: or, ce sont les représentants de la bourgeoisie créole qui prennent l’initiative sur place. L’entrée des Français à Lisbonne en 1807 suit de peu le départ de la famille royale de Portugal pour Rio de Janeiro. L’année suivante, c’est l’abdication du roi d’Espagne, son remplacement par Joseph Bonaparte à Madrid, et le déclenchement de la Guerre d’Espagne. La Junte de Séville se substitue au pouvoir empêché, tandis que les colonies espagnoles affirment leur loyalisme: Buenos Aires accepte de recevoir Cisneros, le nouveau vice-roi désigné par Séville. Quant à l’héritier du trône, le futur Ferdinand VII, il est envoyé par Napoléon en résidence à Valençay, avec son oncle et son frère, avant que le traité de décembre 1813 ne lui rende son trône.
Dans l’intervalle, les choses se sont précipitées sur les rivages du Rio de la Plata, où, en 1810, le vice-roi Cisneros est déposé et une Junte temporaire de neuf membres mise en place (la Junte prétend exercer le pouvoir au nom de Ferdinand VII, empêché). Ces «hommes de mai» sont pratiquement les représentants de la bourgeoisie créole qui prend ainsi le pouvoir. Tous sauf deux sont nés dans les vices-royaumes du Pérou ou de La Plata, et la plupart ont fait des études poussées: le président de la Junte, Cornelio Saavedra (1759-1829), est un ancien élève du Collège San Carlos, où ont aussi étudié Mariano Moreno (1778-1811), secrétaire à la Guerre, et Juan José Castelli (1764-1812). Juan José Paso (1750-1833) est le fils d’un émigré venu de Galice, et un ancien élève du Collège de Montserrat à Córdoba, où Castelli terminera ses études secondaires après Buenos Aires.
Une formation supérieure est souvent de règle: Moreno fait son droit à l’université de Chuquisaca, fondée par les Jésuites à Sucre en 1624, et l’un des pôles du mouvement pour l’indépendance à la fin du XVIIIe siècle. Depuis 1775, l’Academia Carolina est la principale institution de formation dans le domaine juridique en Amérique du Sud. Nous y retrouvons précisément Castelli, qui a préféré Chuquisaca aux universités espagnoles de Salamanque ou d’Alacalá de Henares auxquelles ses parents pensaient... D’autres membres de la Première Junte sont d’anciens étudiants de Córdoba: Juan José Paso (1750-1833), qui y passe le doctorat en droit, sera secrétaire de la Junte en charge des Finances; le P. Manuel Alberti (1763-1811) y est, quant à lui, reçu docteur en théologie, avant d’être ordonné prêtre.
Plusieurs autres se sont, bien évidemment, formés en Espagne: c’est le cas de Miguel de Azcuénaga (1754-1833), à Malaga et à Séville, et de Manuel Belgrano (1770-1820), cousin de Castelli et étudiant en droit à Salamanque. En définitive, seuls deux membres de la Junte sont des Espagnols de souche: il s’agit des Catalans Dominigo Matheu (1765-1831) et  Juan Larrea (1782-1847). Tous deux installés à Buenos Aires en 1793, ils ont fait fortune dans le négoce, et leur participation à la  Junte semble surtout répondre au besoin de s'assurer de l’appui des élites économiques et financières de la capitale, appui décisif à l’aube du nouveau régime politique. Au total, c’est peu de dire que ces intellectuels «révolutionnaires» sont des hommes de la presse périodique et du livre –mais c’est là un autre sujet, sur lequel nous nous réservons de revenir.

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