samedi 4 avril 2020

Un passeur culturel: "le plus grand des Hongrois" et l'imprimé

Le fils cadet de Ferenc Széchényi est István Széchenyi (avec un seul e accentué !), né à Vienne en 1791, et qui passe son enfance au château familial de Nagycenk, non loin de Sopron / Ödenburg. Il participe aux campagnes contre les Français à compter de 1808-1809, et est présent aux batailles de Leipzig (1813) et d’Arcis-s/Aube (1814). Cependant, dès la paix revenue, il entreprend une série de voyages de formation, d’abord en France et en Angleterre, puis en Italie, en Grèce et jusqu’à Constantinople. Il reviendra en France officiellement à l’occasion de la cérémonie du sacre de Charles X à Reims (1825).
Trois choses retiennent avant tout son attention en Angleterre, à savoir le régime politique, les prodromes de la révolution industrielle, et l’élevage des chevaux, dont il découvre les courses à Newmarket. L’année 1825 marque pour lui un tournant, lorsqu’il prend la tête du parti des réformes à la Diète de Presbourg. Il prononce, pour la première fois, un discours en hongrois (le latin est toujours langue officielle), tandis que son activité visant à la modernisation et à l’enrichissement de la Hongrie devient incessante.
Dans [la] salle de la diète et près de la porte se tient ordinairement debout le fameux comte Széchényi, agitant à la main son kalpack aux fourrures luisantes et au revers de pourpre, avec son regard perçant, ses gestes orientaux et cette animation fébrile de toute sa personne qui résulte de l’importance contemporaine que la politique révolutionnaire a donnée. C’est une âme de feu, un cœur d’or, une physionomie dévastée par l’amour dévorant de la patrie (…). C’est un homme prodigieux d’activité (André Delrieu, La Vie d’artiste, II, Paris, 1843, p. 205-207).
Cette action se développe sur trois axes. D’abord, dans la tradition des Lumières, le travail sur la sociabilité éclairée: Széchenyi prend l’initiative de la fondation de l’Académie des Sciences, pour laquelle il reçoit le soutien financier d’un certain nombre d’autres magnats. L’Académie est instituée en novembre 1825, avec comme objectif principal de développer la recherche linguistique sur le hongrois, de soutenir la production et la traduction d’ouvrages importants en hongrois, et de constituer une bibliothèque spécialisée. Le premier fonds de la bibliothèque est constitué par le don de sa bibliothèque par la famille Teleki, soit quelque 30 000 volumes. Le comte Széchényi fonde aussi, à Pest en 1828, le Casino national (Nemzeti Casino), sur le modèle d’un club anglais, pour promouvoir ses idées de réforme:
Pesth est le point de rendez-vous de la noblesse, dont le point de réunion central est un fort beau casino (Rey, p. 90). Le premier étage est réservé aux membres, le rez-de-chaussée reste accessible au public et, bien évidemment, le Casino national de la rue Dorotttya possède une bibliothèque, dont l’essentiel est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque de l’Académie hongroise des sciences. La Casino est également abonné aux principaux périodiques européens, comme le Galingani's Messenger et le Times.
Le Casino national à Pest vers 1840
Le deuxième axe majeur, qui est probablement le principal, est celui de l’économie: le comte a voyagé, il a beaucoup lu, et il inaugure une politique systématique de transferts, fondant sur les modèles anglais un certain nombre d’entreprises stratégiques en vue de l’enrichissement et de la modernisation du pays. Après les encouragements à l’élevage des chevaux, les années 1830 voient ainsi sa participation active à la Compagnie de navigation à vapeur sur le Danube, et le début d’un service régulier de Vienne à Budapest. Cette même année, le Palatin (vice-roi) de Hongrie charge le comte de l’aménagement des Portes de fer, prélude au prolongement de la navigation jusqu’à la mer Noire. En 1836 enfin, c’est la gigantesque entreprise de régulation des cours d’eau de la grande plaine (le Danube, et surtout la Tisza / Theiss, en collaboration avec l’ingénieur Pál Vásárhelyi (1795-1846). On rappellera encore la participation de Széchényi à la fondation de la Banque commerciale de Hongrie (1841). Mais
le plus beau fleuron de sa couronne (…) est l’établissement d’un pont suspendu sur le Danube, entreprise dont Széchényi lance le projet au début de la décennie 1830 et le fait financer par un syndicat bancaire conduit par le baron Györgÿ Sina. Le principe est adopté, de rembourser l'investissement par un droit universel de péage. Après neuf années de travaux, le pont sera ouvert au tout début de 1849. Il vrai que cette question a soulevé des oppositions auxquelles nous n'aurions pas songé, notamment sur le fait que les nobles, en principe  exempts de toute taxe, devraient payer pour l'emprunter...
La dernière fois que j’'arrivai [à Pest], on voyait deux masses sombres s’élevant du sein des eaux et couvertes d’engins, de poutres et d’hommes ; il s’en échappait la respiration précipitée et sifflante de machines à vapeur à haute pression. Depuis lors, ces deux châteaux marins sont devenus les deux piles du pont suspendu de Pesth, le plus hardi du continent (Rey, p. 83-84, et la description des travaux p. 95 et suiv.).
Le Pont des chaînes (Lánchíd)
Le troisième axe intéresse tout particulièrement l’historien du livre, puisqu’il s’agit de la publicistique, et du recours par Széchényi au média de l’imprimé: il présente son programme et le défend systématiquement en s’appuyant sur des publications. L’une des premières est consacrée aux chevaux (Lovakrul, Pest, Trattner, 1828), et fait l’objet de traductions en allemand et en danois (1835). Mais les plus importants de ces titres datent des débuts de la décennie 1830. Le principal est constitué par Hitel (Le Crédit), donné à Pest par Trattner en 1830: l’objet est de réformer la société pour protéger davantage les  créanciers et favoriser par là les investissements profitables. Plusieurs rééditions sont aussitôt proposées, ainsi que des traductions allemandes (Über den Credit), d’abord par Joseph Vojdisek, à Leipzig et à Pest chez Wigand.
Le Crédit est suivi par Világ (Le Monde, Pest, Landerer, 1831 ), également traduit en allemand (par Michael von Paziazi), toujours chez Wigand (1832). Enfin, Stadium (1833) propose un véritable état des lieux (la situation de la Hongrie), débouchant sur un programme de rénovation législative: du coup, l’ouvrage est publié non pas en Hongrie mais à Leipzig (Lipcsében, Wigand Ottónál), à l’abri de la censure .
À [sa parution], en 1833, le Stadium, qui après 1840 devait déjà passer pour un livre conservateur et plus que timide, sembla si radical de ton et de pensée qu’il fut interdit (Angyal, p. 18)i.
Le choix de la langue hongroise pour ces publications est tout particulièrement signifiant, dans un environnement où le latin sert de langue officielle, et où l’allemand s’impose très largement au sein des élites. Le projet de pont suspendu sur le Danube fait aussi l’objet d’une publication en 1833 (Buda-Pesth Allóhid), également très vite traduite en allemand et publié à Presbourg par Paziazi.
Bien entendu, la publicistique s’articule très directement avec l’action politique, qui prend en Hongrie une forme d’urgence dans la décennie 1840. István Széchényi milite de longue date pour la réduction des droits prohibitifs de la noblesse: 
C’est le comte Széchényi auquel revient, en ceci comme pour toutes les autres réformes sérieuses, l’honneur d’avoir le premier élevé sa voix généreuse dans le pays (…). Il fut approuvé de la plupart des hommes éclairés (Rey, p. 127). Pourtant, la question est d’autant plus ambiguë que le Gouvernement de Vienne soutiendrait cette réforme. À l’inverse, les choix de l’opposition conduite par Lajos (Louis) Kossuth sont critiqués par Széchényi, qui y voit une forme de radicalisme irréaliste.
La crise atteint son paroxysme avec les révolutions de 1848, quand un cabinet réformateur est mis en place à Budapest, sous la direction du modéré Lajos Batthyány, cabinet auquel participent aussi bien Kossuth que Széchényi, ce dernier comme titulaire du portefeuille des Transports et travaux publics (23 mars). Mais l’échec des modérés, à l’automne 1848, prélude à l’écrasement sanglant de la révolte hongroise (été 1849), et à l’instauration par le nouvel empereur François-Joseph d’un système néo-absolutiste. Très profondément affecté, Széchényi s’est réfugié depuis le 5 septembre 1848 au sanatorium du Dr Görgen à Döbling (auj. Obersteinergasse, à Vienne).
Il publie encore la plaquette Blick (Coup d’œil, Londres, [s. n.], 1859), mais il se suicide de désespoir à Döbling, d’un coup de pistolet, dans la nuit du 7 avril 1860:
Rarement vit-on un deuil national se manifester d'une façon aussi spontanée, aussi générale, et ces manifestations bien senties durer aussi longtemps qu'on le voit en Hongrie pour la mort du patriote illustre dont nous venons d'écrire le nom [Étienne Széchényi]. Cinq mois ont passé sur cette mort tragique qui avait eu un grand retentissement dans l'Europe entière... (J. E. Horn, dans Journal des débats, 8 août 1860).
Sept ans plus tard, la défaite de l’Autriche dans la guerre contre la Prusse impose à Vienne d’adopter une politique nouvelle avec la Hongrie: par le Compromis de 1867, le royaume devient très largement autonome, et l’appellation traditionnelle d'Autriche laisse place à celle, nouvelle, de monarchie bicéphale d’Autriche-Hongrie. Quant à la manière dont, en définitive et malgré des succès spectaculaire, la Hongrie échouera à constituer un royaume cohérent dans ses limités historiques, c'est une autre histoire, tragiquement sanctionnée par la catastrophe de 1918.

Notice biographique (Dict. biogr. autrich.).
William Rey, Autriche, Hongrie et Turquie, trad. fr., Paris, Cherbulliez, 1849.
David Angyal, «Le comte Étienne Széchényi, 1926, p. 5-28 (utile, même si quelque peu vieilli...).
István Széchenyi, Napló (Journal), éd. Ambrus Oltányi, Budapest, Osiris Kiadó, 2002.

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Et, pour vous distraire quelques billets en particulier:
sur l'Abrégé chronologique du Président Hénault
sur Anvers à l'époque de Plantin
et nos trois billets de début d'année sur Raphaël et son École d'Athènes (premier billet, deuxième billet , troisième billet)
 

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