À l'occasion de la nouvelle année, notre petit blog va s'offrir un luxe étonnant, à savoir celui d'être tout simplement le premier à ouvrir l'Année Raphaël! Bien sûr, il s'agira aussi de livres... et de bibliothèques. Une manière, pour nous, de renouveler à tous nos lecteurs nos vœux les plus cordiaux.
Entrons maintenant dans une ancienne bibliothèque tout particulièrement célèbre: au Palais du Vatican, la pièce servant, selon la tradition, de bibliothèque privée et de cabinet de travail à Jules II (1503-1513) est la troisième d’une enfilade de Chambres (Stanze) dont la décoration à fresque a été confiée au tout jeune Raphaël (1487-1520…), alors âgé de vingt-cinq ans (1). Imprégné par les doctrines néo-platoniciennes, le choix des motifs de cette Stanza della Signatura a été fait par le pape et quelques-uns de ses familiers:
Voici les célèbres chambres vaticannes, où l’on peut assurer qu’est placé le trône de la peinture, trône que les étrangers viennent admirer de tous les endroits du monde. (…) Par le moyen de Bramante d’Urbin, [Jules II] fit venir de Florence le grand Raphaël, pour en peindre (…) un mur, où il lui ordonna de représenter l’École des anciens philosophes. Lorsque cet ouvrage fut exécuté, le pape en fut si surpris et si satisfait qu’il fit suspendre tous les travaux des autres peintres (Marien Vasi, Itinéraire instructif de Rome, Roma, Pagliarini, 1792, t. I, p. 643 (1)).
Nous sommes en 1508, et le projet a une vocation démonstrative: il s’agit de mettre en scène la cosmogonie humaniste et chrétienne, en articulant l’ordre de la métaphysique, celui de la connaissance empirique (l’ordre du monde physique) et celui de la Révélation. Sur les deux grandes parois, deux fresques se font face: d’un côté, L’École d’Athènes (mais cette appellation est plus tardive) symbolise la culture (παιδεία, humanitas) léguée par l’Antiquité classique et ranimée par le mouvement de l’humanisme; en regard, la Dispute du Saint Sacrement célèbre le mystère de l’Eucharistie. Dans cette perspective, la connaissance scientifique est couronnée par la théologie.
Laissons de côté l’organisation de l’ensemble du programme iconographique mis en œuvre dans la Chambre, pour nous arrêter brièvement sur cette École d’Athènes, thème qui sera repris plusieurs fois pour la décoration des bibliothèques –pour ne pas quitter la France, on pense aux Jésuites de Valenciennes, ou encore à la nouvelle Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris. Une cinquantaine de philosophes et de savants se rassemble sur les gradins qui introduisent à un bâtiment monumental de style antique: peut-être celui-ci est-il inspiré du projet de Bramante pour le nouvelle basilique de Saint-Pierre de Rome? L’hypothèse, en tous les cas, cadre bien avec le programme politico-idéologique de Jules II, visant à faire de la Ville la capitale du monde chrétien et de sa culture.
Le modèle est celui d’une réunion savante, une «académie»: les humanistes italiens du temps et leurs mécènes ne rêvent-ils pas de faire renaître l’âge d’or de l’Antiquité classique, en fondant des académies réunissant savants et artistes –on pense à l’Académie néo-platonicienne de Cosme de Médicis dans sa villa florentine de Careggi, ou à l’Académie aldine au Campo Sant’Agostin de Venise. Chez Raphaël, les personnages de la fresque sont bien individualisés, qui symbolisent le legs de la culture classique –le modèle de la «clé» a cependant trop fasciné les spectateurs, de sorte que la plupart des identifications proposées ne seraient en définitive pas fondées.
Deux figures centrales organisent la perspective: Platon, le disciple de Socrate, représente l’idéalisme; face à lui, Aristote est le fondateur d’une philosophie de l’expérience, et il a été à Miéza (auj. Naoussa) le maître d’Alexandre de Macédoine et du jeune Ptolémée Sôter, probable initiateur de la Bibliothèque d’Alexandrie. Si Aristote se place dans la filiation de Platon dont il a fréquenté l’Académie, il renoncera à l’idéalisme: son projet devient celui d’«organiser rationnellement les objets d’expérience et de savoir, construisant à partir d’observations détaillées des explications formelles visant à l’universel» (Alexandrie, I, p. 152). Il existait certes déjà des collections de livres à Athènes, mais c’est Aristote qui le premier institue le modèle de la constitution et de l’utilisation raisonnée de la bibliothèque, modèle plus tard transposé à Alexandrie. Il est un homme de l’écrit et du livre (on le surnommait d’ailleurs «le Liseur» à l’Académie), pour lequel la parole se transmue en discours, puis en discours écrit (2).
Platon et Aristote tiennent chacun un livre sous le bras, en l’occurrence le dialogue du Timée et l’Éthique. Le Timée, probablement l’une des dernières œuvres de Platon, fait référence à un démiurge comme créateur du monde physique et de l’âme humaine. Le dialogue constitue l’un des éléments principaux de la construction théorique de la figure centrale de l’Académie néo-platonicienne, à savoir Marsile Ficin, lequel rédige un Commentaire du Timée dans les années 1456-1457. En définitive, l’École d’Athènes constitue ainsi le premier volet de la synthèse élaborée entre le platonisme antique, l’héritage de la pensée médiévale, et la Révélation chrétienne –à laquelle est consacré le deuxième volet, celui de la Dispute (3).
Mais revenons aux détails de la fresque: Socrate lui-même est en haut des gradins sur la gauche, en train de discuter avec un certain nombre d’auditeurs. Comme son disciple Platon, il obéit à une gestuelle qui fait référence à la disputatio académique: là où Platon pointe le doigt vers le ciel, Socrate développe les points successifs de son argumentation en les décomptant sur les doigts de sa main gauche (c’est le geste du «comput digital» (4)). Parmi les autres protagonistes, des scientifiques: Pythagore figure au premier plan sur la gauche, en train d’écrire, entouré d’élèves penchés vers lui et qui cherchent à suivre son texte (cliché 2): pour Marsile Ficin, Platon serait l’héritier intellectuel de Pythagore, disparu plusieurs générations avant lui. À droite, Euclide explicite une démonstration géométrique à un autre petit groupe d’élèves. Ptolémée est présenté de dos: il tient dans la main une sphère terrestre, tandis que Zoroastre a quant à lui une sphère céleste.
Au centre, allongé sur les marches, Diogène. Enfin, un personnage figure au premier plan, assis en train d’écrire en s’appuyant sur un bloc de marbre: c’est Héraclite, qui présente la particularité de ne pas apparaître sur le carton préparatoire de Raphaël et d’avoir été ajouté plus tard directement sur la fresque. Sa silhouette, à laquelle on identifie Michel-Ange, préfigure comme en miroir celle de la célébrissime Melancholia d’Albrecht Dürer.
Sans entrer plus avant dans des détails par ailleurs bien connus, arrêtons-nous pourtant sur les deux statues qui dominent la scène, en arrière plan: à gauche, en retrait du groupe qui entoure Socrate, se dresse l'effigie d'Apollon et, lui faisant face en regard, celle de Minerve. Pour le souverain pontife, comme pour son entourage et pour les artistes qu’ils commanditent, la bibliothèque fonctionne comme le réceptacle du savoir: elle substitue l’ordre au chaos, sous la figure tutélaire du dieu de la lumière et de la beauté, des arts et des sciences, Apollon Musagète. Nous retrouvons en effet celui-ci dans la troisième fresque réalisée par Raphaël dans cette même Chambre, la fresque du Parnasse, qui symbolise la Beauté et au centre de laquelle le dieu trône, entouré de ses filles les Muses et accompagné des figures de grands auteurs de l’Antiquité ou de l’humanisme. Quant à Minerve, le pendant romain d’Athéna, elle est la déesse des activités intellectuelles: rien de surprenant si l’effigie de la déesse entre, jusqu’au XXe siècle, dans l’iconographie de nombreuses bibliothèques, académies et autres institutions savantes, sous sa propre figure, ou sous celle de son animal symbolique, la chouette (cliché 3: le porche principal de la Bibliotheca Alberftina, Leipzig).
Notre prochain billet traitera de la diffusion du modèle de l'École d'Athènes, avant d'aborder son utilisation dans les bibliothèques de l'époque moderne et contemporaine.
Notes
(1) Léon Dorez a contesté la localisation de la bibliothèque privée du pape dans la Stanza della Signatura («La bibliothèque privée du pape Jules II», dans Rev. des bibl., 6 (1896), p. 97-124). Maurice Brock, «La Chambre de la Signature, ou la naturalisation de la culture», dans Symboles de la Renaissance. Second volume, Paris, ENS, 1982, p. 135-159: «Il est maintenant admis (…) que la Chambre de la Signature était la bibliothèque personnelle de Jules II et son lieu de travail privé» (p. 138).
(2) Soit les trois premières catégories de la médiatisation: la parole oralisée entre deux interlocuteurs, et dont la première unité est la phrase. Le discours, soit un ensemble structuré de paroles, mais dont la signification excède celle du total des paroles qui le constituent. Enfin, le discours mis par écrit, et devenu par là-même autonome par rapport au locuteur initial.
(3) Contre Vasari, Stendhal identifie la première commande du pape à la fresque de la Dispute du Saint Sacrement: cf Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Paris, Gallimard, 1996, p. 818 («Bibliothèque de la Pléiade»). Cette hypothèse est celle généralement admise aujourd’hui.
(4) Gérard Minaud, «Des doigts pour le dire. Le comput digital et ses symboles dans l'iconographie romaine», dans Histoire & Mesure, 21/1 (2006), p. 3-34.
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