Reprenons le billet d’hier. Une autre conséquence de la montée en puissance des facteurs économiques concerne la facilité plus ou moins grande qu’aura un atelier typographique ou un groupe d’ateliers à s’imposer sur le marché. Dans les marchés «secondaires», comme l’Espagne ou l’Angleterre au XVe et encore pendant une partie du XVIe siècle, il est longtemps impossible, ou du moins très difficile, pour les imprimeurs et les libraires locaux, de concurrencer les grands ateliers européens, notamment s’agissant de la production internationale en latin. Il est logique qu’ils s’orientent par contrecoup vers la langue vernaculaire, pour laquelle la concurrence est relativement faible. Là aussi, les déterminants économiques semblent décisifs pour la problématique des langues imprimées.
En France, les choix du roi et de la cour en faveur de la langue vernaculaire poussent dans la première moitié du XVIe siècle à introduire un certain nombre de signes diacritiques destinés à éviter les confusions éventuelles: il s’agit surtout des accents (où ≠ ou, a ≠ à), mais aussi, à terme, de l’usage du y (ÿ), et de la distinction entre le i et le j et entre le u et le v. Cette problématique dérive de l’idée selon laquelle le texte écrit (ou imprimé) constitue comme la reproduction du discours oralisé, une des difficultés étant de savoir si l’on conserve ou non la trace de l’étymologie, c'est à dire de l'histoire des mots. Mais plus généralement, la spécificité de certains alphabets complique les choses, et cela d’autant plus que le coût des fontes typographiques est très élevé alors même que les marchés correspondants à ces écritures sont précisément les plus étroits.
Le modèle le plus spectaculaire illustrant, en Europe, la problématique des signes diacritiques et des fontes typographiques susceptibles de leur correspondre, concerne probablement l’albanais. L’albanais combine en effet les difficultés dues à un marché limité et très spécifique (l’albanais n’est pas une langue indo-européenne), à la durée de la domination turque et aux problèmes récurrents de translittération. Dans La Turquie et l’hellénisme contemporain : la Macédoine… (Paris, Alcan, 1893), Victor Bérard explique:
Une «Société albanaise» s’est fondée à Buckarest, la Drita, le Droit (…). Les adhérents s’engagent à verser une cotisation annuelle d’un franc; le Gouvernement roumain accorde une subvention (…). Écoles albanaises, Journal albanais, Revue albanaise, Bibliothèque albanaise, recueil de chants et légendes d’Albanie, Musée albanais, chaque jour on tente quelque nouveauté (…).
La première et la plus grande difficulté était de fixer l’albanais, langage non encore écrit en caractères particuliers. Les «Albanophones» avaient précédemment adopté l’alphabet turc, mais [celui–ci] ne pouvait pas rendre exactement toutes les inflexions de la parole albanaise. Le bazar et le clergé emploient, d’habitude, les lettres grecques pour écrire par à peu près les phrases courantes (…).
Les Valaques ont imaginé un nouvel alphabet de trente–cinq lettres : les vingt–cinq lettres latines, plus dix modifications de ces lettres. Deux ans furent employés à la confection des ABC, des grammaires, des dictionnaires, des livres scolaires…
Ce n’est pas le lieu de discuter ici des concepts de causalité et de déterminisme en histoire, mais il est bien certain que, s’agissant du rôle de la langue dans l’édition, il est impératif de prendre en compte la conjoncture la plus large. Du XVe siècle à l’époque contemporaine, le contexte change, donc aussi la problématique, donc aussi la signification de tel ou tel terme –dont, notamment, celui de langue «nationale».
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