Le 54e colloque annuel du Centre d’études supérieures de la Renaissance est consacré aux passeurs de texte et, de manière en définitive prévisible, il a donné l’occasion de revenir sur la problématique du «livre machine»: comment le livre (entendons, l’écrit, ou de manière plus restrictive l’imprimé) fonctionne-t-il aussi comme une «prothèse» externalisée susceptible (ou non) de démultiplier les capacités de l’esprit humain? (cliché : une pause dans la cour du CESR).
Le colloque n’avait pas à s’arrêter sur la dimension proprement sémiologique qui est à la base de ce questionnement: le langage articulé est usuellement considéré comme le propre de l’hominisation, et il introduit à un système de représentations de plus en plus complexe. La discussion sur le statut des signifiants (des mots) et des signifiés (les concepts désignés par les mots) a occupé les penseurs au moins depuis l'Antiquité grecque et tout au long du Moyen Âge.
La transcription du mot oralisé sous une forme écrite introduit un autre niveau de codage, dont la typologie varie selon la nature de l’articulation entre l’oreille et l’œil: l’écriture par idéogrammes transcrit directement le signifié, sans tenir compte de la prononciation du signifiant. Par suite, comme cela se passe entre les Chinois et les Japonais, deux locuteurs de langues différentes peuvent lire un même texte, mais ils ne peuvent pas parler entre eux. L’écriture alphabétique au contraire transcrit non pas le signifié, mais le signifiant oralisé: du coup, il est possible à quelqu’un d’alphabétisé de lire tous les textes dans une écriture qu’il connaît, mais sans nécessairement les comprendre.
Le système alphabétique présente deux caractéristiques capitales: d’une part, il constitue un code particulièrement efficace, puisqu’un très petit nombre d’éléments (généralement vingt à trente lettres) permet de transcrire pratiquement tous les discours possibles. Plus facile à assimiler qu’une écriture idéographique mobilisant des milliers de signes spécifiques (par exemple les hiéroglyphes), il est plus propice à la diffusion de l’écriture dans la société, donc à une forme large de participation, voire à la démocratie.
Dans les civilisations anciennes (Égypte, Mésopotamie) ou en Extrême-Orient, l’écriture est comme confisquée par un groupe de professionnels, les scribes, alors que les promoteurs de l’alphabet occidental, les Grecs, sont précisément aussi les inventeurs de la démocratie. Précisons qu’il ne s’agit pas ici, pour l’historien, d’établir un lien de causalité, mais bien de repérer un champ de possibilité. On voit comment les caractéristiques propres de l’écriture débouchent nécessairement sur l’étude non seulement de ses supports et de ses usages, mais aussi sur une problématique de sociologie et de sociologie culturelle qui est précisément celle envisagée par le colloque sur les «passeurs» (ci-contre: l’apôtre au travail, ms grec conservé à la Palatina de Parme).
Le deuxième ordre de réflexions concerne la pensée philosophique. Nous avons montré (dans L’Europe de Gutenberg) comment la lecture oralisée dominante occultait largement, jusqu’au XIIe siècle, l’existence du «triangle sémiotique» (le concept, le signifié (la chose, res), le signifiant). Au contraire, la lecture silencieuse favorise une réflexion sur la théorie du signe, puis du discours, en introduisant un troisième, voire un quatrième terme: le concept, le signifié, le signifiant (le mot, vox) et sa transcription. Nous entrons dans le monde de la médiation et de la représentation, dans lequel la réflexion et la manipulation d’objets virtuels (les mots et les discours) non seulement constituent la connaissance, mais orientent ses applications pratiques.
Pour l’historien du livre, les rapports entre le média (le livre, puis la collection de livres), les pratiques de lecture et de travail intellectuel, et jusqu’à la réflexion la plus abstraite, se déploient dans une logique dialectique: d’une part, les besoins et les pratiques des lecteurs déterminent la structure des textes et des livres –c’est, toujours pour l’historien du livre, la double problématique de la mise en livre et de la mise en texte. Mais inversement, les caractéristiques du média encadrent nécessairement, à un certain moment de l’histoire, ses usages possibles, et donc, d’une certaine manière, le travail intellectuel (ci-contre: la «presse ascencienne» met en scène la nouvelle économie du média).
Envisager la trajectoire de ces processus à travers les changements profonds qui se produisent dans le «petit monde du livre», notamment au XVe siècle avec l’invention de la typographie en caractères mobiles, tel est l’un des enjeux de la recherche actuelle. Et, pour en revenir au colloque de Tours, le statut et le rôle des passeurs, voire leur sociologie, sont nécessairement déplacés par les transformations de l’«économie» de l’écrit et du livre entre les XIVe et XVIe siècles. L’actualité de cette problématique très large est évidente, à l’heure où s’impose la «troisième révolution du livre», celle des nouveaux médias, et où nous sortons de plus en plus de l’environnement gutenbergien tel qu’il a fonctionné durant des siècles dans les civilisations occidentales.
Note bibliogr:
Voir aussi sur ce blog la note sur «l’esprit et la lettre».
Frédéric Barbier, « Le texte et l’image : quelques observations sur le livre imprimé à l’aube de la période moderne », dans La Gravure et l’histoire. Les livres illustrés de la Renaissance et du baroque à la conquête du passé, dir. Sandra Costa, Grenoble, CRTHIPA, 2010, p. 9-33.
Frédéric Barbier, « L’imprimé et le virtuel », à paraître dans les Actes du colloque de Lyon/ Villeurbanne, 2008.
Frédéric Barbier, «Les codes, le texte et le lecteur », dans La Codification : perspectives transdisciplinaires, dir. Gernot Kamecke, Jacques Le Rider, diff. Genève, Librairie Droz, 2007, p. 43-71. (« Études et rencontres du Collège doctoral européen EPHE- TU Dresden », 3).
Frédéric Barbier, « Discours rapporté, citation, référence », dans Texte. Revue de critique et de théorie littéraire, 31/32, [Toronto], 2002, 57-87.
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