Il est étonnant de constater combien les historiens intéressés par le domaine des «industries polygraphiques» (nous prenons le terme d’industrie au sens le plus large) ont très souvent, jusqu’au XXe siècle, privilégié dans leur travail l’étude des ateliers d’imprimerie.
Certes, l’atelier d’imprimerie, avec son organisation complexe, ses travailleurs très particuliers (les singes, les ours, et les autres) et toute la mythologie qui l’accompagne constitue un espace emblématique, et qui ne peut qu’impressionner le profane. À certains égards, il apparaît comme le laboratoire où s’opère l’alchimie qui rendra accessible à tout lecteur tous les textes que l’on pourrait souhaiter. Son étude se justifie pleinement s’agissant des premières décennies de l’«art nouveau», et plus généralement d’histoire des techniques ou d’histoire de la production imprimée et des pratiques de fabrication – on pourra penser à l’exemple célèbre de la Société typographique de Neuchâtel dans les dernières décennies de l'Ancien Régime (1). Le fonctionnement de l'atelier constitue aussi un préliminaire indispensable aux travaux de bibliographie matérielle.
Pourtant, le cœur des activités de la branche ne réside bientôt plus dans les seules imprimeries, et leur étude devient au fil des générations insuffisante, surtout si l’on privilégie une perspective macro-économique. On le sait, la production d’imprimés marque une rupture quantitative radicale avec l’économie du manuscrit (plus de 30000 titres publiés entre 1454 et 1500), et bientôt les exemplaires s’accumulent dans les entrepôts des fabricants, alors même que les investissements nécessaires restent considérables: lorsque l’on a le matériel d’imprimerie, il faut se procurer un texte à reproduire, puis conduire tout le processus de fabrication (acheter le papier, payer les ouvriers, etc.) avant de pouvoir espérer vendre et rentrer dans ses frais. La grande affaire, c’est la diffusion, comme le montre déjà la mise en scène de la «Danse macabre des imprimeurs» publiée à Lyon autour de 1500.
Bien sûr, il existe des «librairies» dès avant Gutenberg, et des canaux par le biais desquels on peut se procurer des exemplaires de livres manuscrits: le classique des Roose nous éclaire sur la vigueur de la vente des manuscrits à Paris à la fin du Moyen Âge, tandis que François Villon, d’auberge en auberge, vend ses livres pour s’assurer du nécessaire :
À Gandeluz [Gandelu] lès La Ferté [La Ferté-Milon] / Là laissai-je mon ABC…
Mais le changement de régime est là. Les premiers imprimeurs, à commencer par Peter Schoeffer, assurent dès les années 1469-1470 la distribution de leur propre production, parfois aussi de celles de leurs confrères, notamment en publiant des listes de titres disponibles. L’exemplaire de la liste imprimée par Peter Schoeffer et aujourd’hui conservé à Munich (cf cliché), un simple placard, porte à la suite du texte imprimé une note manuscrite en latin qui nous éclaire sur les pratiques de la vente: «On trouvera le vendeur de ces livres à l’auberge dite À l’homme sauvage» – seul le nom de l’auberge est en allemand.
Cette auberge Zum wilden Mann est connue comme étant située à Nuremberg, sur le Marché au vin (Weinmarkt), une localisation qui ne saurait nous surprendre: d’une part, Nuremberg est un pôle commercial de toute première importance, où notre imprimeur mayençais espère trouver des débouchés pour ses titres; d’autre part, l’exemplaire de la liste provient de la bibliothèque du médecin et bibliophile nurembergeois Hartmann Schedel, l’auteur même des célébrissimes Chroniques. Au passage, on ne s’étonnera pas de l’extrême rareté de semblables documents anciens, dont la destination n’est évidemment pas d’être conservés dans les bibliothèques, sinon celle d'un savant amateur.
Quoi qu’il en soit, la procédure est clair: le «voyageur» de Fust est venu dans la capitale de la Franconie, où il s’est établi dans une auberge très connue au cœur de la ville (à l’emplacement actuel du 11 Weinmarkt), non loin de Saint-Sébald. Il fait distribuer son tract, en indiquant où on peut le rencontrer pour se procurer des exemplaires des titres cités –il suffit de compléter le tract pour qu’il puisse servir dans plusieurs villes successivement. Il est probable que le voyageur était accompagné par un ou plusieurs chariots transportant les exemplaires eux-mêmes destinés à la vent: les grandes auberges sont de véritables caravansérails, qui offrent toutes les facilités aux clients, y compris s'agissant des écuries et autres entrepôts.
Bref, les premiers espaces de vente, et de rencontres, ce sont les ateliers d’imprimerie eux-mêmes et les auberges (2), auxquels nous pouvons ajouter les marchés et les foires –comme le fait déjà Gutenberg à la foire de Francfort dès 1454 (3).
Mais une telle procédure ne saurait résoudre le problème à moyen terme et, peu à peu, c’est tout un secteur d’activités nouveau qui va émerger, celui de la distribution des imprimés, avec des structures permanentes (au premier chef, les librairies de détail) et des pratiques professionnelles complexes. Les premiers négociants en livres sont connus dans les décennies 1480-1490: ce sont, dans les pays allemands, les Buchführer, dont Ursula Rautenberg explique qu’ils peuvent être aussi bien des «voyageurs» (4) que, bientôt, des commerçants sédentaires plus ou moins spécialisés. Les librairies au sens moderne du terme commencent ainsi à être ouvertes à partir des années 1500 dans les villes les plus dynamiques.
Notre prochain billet traitera des paradoxes de la géographie des presses typographiques à travers la typologie des villes et autres localisations accueillant des ateliers d’imprimerie.
Notes
(1) La question de la lecture et de ses pratiques n'entre pas dans le champ du présent billet.
(2) Bien évidemment, les acheteurs aussi pourront se déplacer, et nous savons que, dès la décennie 1440, l’abbé de Saint-Aubert de Cambrai envoie un «messager» à Bruges pour se procurer un ou plusieurs exemplaires de petits livrets xylographiés, en l’occurrence un Doctrinal. Il en fera également acheter d’autres sur le marché de Valenciennes.
(3) Comme en témoigne la lettre de Piccolomini au cardinal Carvajal.
(4) Ce qui veut dire que le «voyageur» de Peter Schöffer pourrait lui aussi être qualifié de Buchführer. Cf l’article «Buchführer» dans Reclams Sachlexicon des Buches. Von der Handschrift zum E-Book, dir. Ursula Rautenberg, 3e éd., Stuttgart, Reclam, 2015, qui cite l’article fondamental de Heinrich Grimm, «Die Buchführer des deutschen Kulturbereichs und ihre Niederlassungsorte in der Zeitspanne 1490 bis um 1550», dans Archiv für Geschichte des Buchwesens, 7 (1967), col. 1153-1772.
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