samedi 16 octobre 2010

Enseigner l’histoire du livre: un aggiornamento nécessaire

La Franconie (Franken) constitue certes un «pays» historique, mais elle ne constitue pas un Land (région administrative) de l’Allemagne d’aujourd’hui, et se trouve intégrée dans la Bavière. Elle possède un certain nombre de villes qui intéressent l’historien du livre, à commencer par Nuremberg, mais aussi Bamberg –où Pfister imprima pour la première fois des textes illustrés. Au XVIIIe siècle, le pays est divisé entre plusieurs micro-états, trois évêchés et un certain nombre de villes libres d’Empire.
À une vingtaine de kilomètres au nord de Nuremberg, Erlangen est une ville relativement ancienne, mais qui a longtemps vécu dans l’orbite de sa puissante voisine. Intégrée au margraviat de Baryreuth, elle est pratiquement détruite pendant la guerre de Trente ans (1634). Reconstruite comme une ville neuve, elle accueille (1686) les protestants français fuyant le royaume après la révocation de l’Édit de Nantes –plusieurs bâtiments ou toponymes rappellent aujourd’hui cette présence des huguenots. Au XVIIIe siècle, Erlangen est un modèle de ces «villes de résidence» (Residenzstadt) caractéristiques de l’Allemagne du temps, et qui sont marquées en profondeur par la problématique de la raison politique éclairée.
Parmi les fondations du margrave, l’université est créée en 1743. La base du fonds ancien de la Bibliothèque universitaire actuelle est  constituée par la bibliothèque privée du margrave Friedrich von Bayreuth, enrichie par ses successeurs. Elle est établie en 1913 dans un bâtiment Jugendstil, qui sera utilisé jusqu’en 1974, et abrite toujours les services de l’administration et la salle de la Réserve.
Aujourd’hui, l’université d’Erlangen-Nuremberg (Friedrich-Alexander Universität) compte un peu moins de 30000 étudiants. Elle est l’une des rares en Allemagne à proposer une spécialisation «Science du livre» (Buchwissenschaft): trois autres instituts de ce type existent en Allemagne, à Leipzig, Mayence et Munich.
On pourra discuter sur la mode qui consiste à qualifier de «sciences» toutes sortes de domaines: le terme fonctionne apparemment comme une étiquette magique censée garantir la pertinence d’un projet et la qualité de son contenu. Mais, s’agissant du «livre», la formule nous semble avoir au moins un effet tactique important: elle permet d’intégrer sous une même désignation des problématiques et des domaines relativement éloignés les uns des autres, même si leur objet est commun –non pas le livre au sens propre du terme, mais la communication écrite. Et nous ne pouvons que souligner les avantages d’une organisation de ce type.
Le «livre», pour l’historien que nous sommes, c’est d’abord l’histoire du livre, voire l’histoire plus générale, notamment dans une perspective socioculturelle. Les enseignements le concernant intéressaient traditionnellement la formation des bibliothécaires, orientation qui est à l’origine de la plupart des enseignements spécialisés de niveau universitaire créés depuis le XIXe siècle (en 1869 à l'École des chartes à Paris) : la bibliographie, l’histoire du livre et les techniques bibliothéconomiques constituaient jusqu’à il y a peu le cœur de la formation des futurs conservateurs des bibliothèques.
Mais, dans nos années 2000, voici le livre entré pleinement dans la logique de sa «troisième révolution», de sorte que la «science du livre» intéresse aussi, et peut-être surtout, les transformations effectivement en cours, et que l’on désignera par commodité comme la «nouvelle économie» des médias. Soit un champ qui touche à l’économie, mais aussi à la technique, au droit et d’une manière générale à toute la problématique des systèmes de communication et d’information, dont les bibliothèques –on comprend bien que c’est là que se trouve l’essentiel des débouchés possibles pour les étudiants.
Il est extrêmement précieux de pouvoir associer des connaissances et des expériences qui sont trop souvent disjointes selon qu'elles relèvent de l’histoire ou des «sciences de l’information et de la communication». Dans une structure du type de celle d’Erlangen, la transdisciplinarité est nécessairement au cœur du dispositif, et cela d’autant plus que des cursus intégrés d’enseignement ont été mis en place avec d’autres instituts de l’université, notamment celui d’histoire de l’art.
C’est la perspective historique qui donne leur profondeur aux phénomènes que nous vivons, et qui permet d’en enrichir la compréhension. Elle est la condition nécessaire pour la formation de spécialistes compétents dans toutes sortes de secteurs, même parfois relativement éloignés de toute perspective historique. L'histoire du livre, discipline relevant de la recherche historique, gagnerait grandement à s'ouvrir à des échanges du type de ceux engagés à Erlangen. La question de créer des structures intégrées qui pourraient s'en inspirer doit être aujourd'hui posée.

Clichés: 1) Ancienne Bibliothèque universitaire, inaugurée en 1913; 2) Mme Rautenberg, titulaire de la chaire Buchwissenschaft à l'université d'Erlangen-Nuremberg, ouvre le colloque "Mélusine" organisé par son Institut; 3) Les moyens financiers sont généralement alloués par la DFG (Deutsche Forschungsgemeinschaft= Communauté allemande de la recherche, en fait une sorte d'agence). Ils permettent de financer les projets, mais aussi de compléter la documentation, comme ci-contre avec une rare édition allemande de Mélusine sortie des presses de Leipzig probablement autour de 1810.

Information sur l'Institut de "Sciences du livre" à Erlangen: Buchwissenschaft (en allemand et en anglais).
Histoire de la Bibliothèque universitaire d'Erlangen: Bibliothèque d'Erlangen (en allemand). 

2 commentaires:

  1. voilà un sujet qu'il faut vraiment poser, du moins en France, en cette période de réorganisation profonde, de tentatives pour cacher l'histoire du livre derrière les "sciences de l'information" et le magique "numérique", nouveau nom qui recouvre aussi bien des vieux vieux trucs (l'informatique a 50 ans!) que des vieux trucs (les toujours nouvelles TIC) et donne des noms ronflants à des domaines qui sont moins de la recherche que des techniques. Ne faudrait-il pas trouver le moyen de poser réellement cette question? Comment faire?
    Raphaële

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  2. C'est en effet l'objet du billet ci-dessus. Qd à savoir "comment faire", autrement dit "comment aboutir", c'est en effet toute la difficulté. Il conviendrait peut-être d'ouvrir un forum sur le sujet.

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