Les historiens du livre, mais aussi les historiens de la littérature discutent depuis des décennies autour des thèmes de la lecture «populaire» et de sa «bibliothèque», dont le paradigme idéal reste en France celui de la célèbre «Bibliothèque bleue». D’autres problématiques sont, avec les années, venues se greffer sur ce premier socle, notamment celles relatives aux processus de transferts culturels (étudiés par Michel Espagne), mais aussi aux rapports possible de l’original et de la copie (ou encore, du vrai et du faux), à la définition et au rôle de l’auteur et, d’une manière générale, à tout ce qui peut relever de la bibliographie matérielle et de ce que Henri-Jean Martin a appelé la mise en livre.
Le programme engagé depuis plusieurs années à l’université d’Erlangen par notre collègue Madame Rautenberg porte sur Mélusine, et il constitue un cas d’école pour les travaux actuellement en cours. La légende de Mélusine prend corps en Poitou, sous une forme d’abord oralisée, et sa mise par écrit se trouve directement liée à l’illustration de la maison de Lusignan, dont certains membres porteront les titres exotiques de rois de Chypre, de Jérusalem et d’Arménie. Laissons de côté la tradition manuscrite de Mélusine, qui connaît deux versions autour de 1400, en prose ou en vers, respectivement par Jean d’Arras et par Couldrette. Le duc de Berry, comte de Poitiers, intervient en arrière-plan comme possible commanditaire.
Mais, de manière surprenante, la première Mélusine imprimée n’est pas française : en 1456, Thüring von Ringoltingen traduit en effet le texte en allemand, et dédie son travail à Rudolf von Hochberg, comte de Neuchâtel (Suisse). C’est ce texte qui sera d’abord imprimé, par Bämler à Augsbourg en 1474, sous forme d’un petit volume largement illustré (voir cliché, ci-contre, et la reprod. numérique de l’ex. de la Bayerische Staatsbibliothek). La version allemande est réimprimée à plusieurs reprises à l’époque des incunables.
Antal Lökkós était revenu, dans un article publié en 1980, sur le rôle des premiers imprimeurs genevois dans l’édition de «romans» en langue française. Lorsqu’Adam Steinschaber, lui-même originaire de Schweinfurth, s’installe comme prototypographe dans la cité sur le lac Léman, il donne parmi ses tout premiers titres la première édition connue de l’Histoire de la belle Mélusine en français (1478 : cf GW 12649). L’édition genevoise sera suivie jusqu’en 1501 de six autres éditions en français données à Lyon et à Paris, outre une édition flamande à Anvers et une espagnole issue de presses toulousaines…
L’étude d’histoire du livre permet de suivre l’élargissement du modèle de la distinction lié d’abord au Mélusine français (de la cour à la haute noblesse et aux administrateurs royaux fortunés, puis à la bourgeoisie urbaine), avant son déclassement, qui fera entrer le volume, au XVIIe siècle, dans les collections de ce qu’il est convenu d’appeler la «Bibliothèque bleue» – avec des éditions à Rouen et à Lyon, et surtout à Troyes (cf cliché). Nous reviendrons sur les hypothèses qui peuvent expliquer le passage d'un texte d'abord «distingué» dans une bibliothèque définie au contraire comme «populaire».
Pourtant, l’intérêt des savants se porte à nouveau progressivement vers cette littérature «populaire» et vers ses «romans»: on trouve une édition parisienne de Mélusine dans la bibliothèque de l’évêque d’Avranches Pierre Philippe Huet († 1721), lui-même auteur d’un Traité de l’origine des romans (1670) ; on sait que Charles Perrault publie, en 1697, ses célèbres Histoires et contes du temps passé; et, pour finir, Jean de Castilhon lance, en 1783, une «Nouvelle Bibliothèque bleue» dans laquelle il reprend, pour une clientèle plus aisée, un certain nombre des titres anciennement adaptés et publiés à Troyes.
Dans le même temps enfin, les «romans gothiques» attirent de plus en plus l’attention des amateurs, et les plus fortunés parmi les collectionneurs leur réservent désormais une place de choix dans leurs bibliothèques –malgré la rareté extrême qui caractérise la plupart des éditions les plus anciennes.
Avec l'exemple de Mélusine, ce sont certaines des plus riches problématiques de l'histoire du livre qui sont abordées: l'innovation, la construction du texte, ou encore sa réception et la conjoncture du «populaire» et du «lettré». Mais Mélusine se caractérise aussi comme un étonnant succès européen, dont la diffusion a été étudiée tant en Allemagne qu’en Bohème, ou encore en Pologne et en Russie. Le colloque qui va se tenir à Erlangen du 14 au 16 octobre permettra de confronter les expériences, et il devrait être riche en enseignements pour la construction d’une histoire comparée du livre dans le plus long terme. Programme du colloque (en PDF).
Monsieur Barbier;
RépondreSupprimerMerci pour cette information mais le lien ne marche pas sauf erreur de ma part. D'autre part, dans quel texte Henri-Jean Martin définit le concept de "mise en livre"? Bien à vous. Norbert Verdier
... désormais le lien marche. Il ne me reste plus que la question quant à la mise en livre. Bien à vous. Norbert Verdier.
RépondreSupprimerMerci, cher Monsieur. Je ne crois pas que Martin ait quelque part défini explicitement son concept, et je pensais précisément à en proposer une analyse dans un prochain billet. Votre remarque témoigne de l'intérêt de la chose, et m'engage à donner suite à mon projet.
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