mardi 25 août 2020

Michel de Marolles (4): les espaces du livre (2)

3- Le commerce des libraires, des savants et des littérateurs
Notre troisième angle d’analyse portera sur l’espace du livre dans la cité et sur le «commerce» de l’abbé avec les savants et autres littérateurs.
    Le «petit monde du livre»
    Un exemple rare est donné par cette scène croquée dans la grande salle du Palais d’Angers en 1633, et qui fait tout naturellement penser à la représentation de la Galerie du Palais par Abraham Bosse:
Je ne veux pas oublier que, nous étant allés promener au Palais, où il y a une grande salle, & m’étant arrêté à la boutique d’un libraire, où j’achetai des livres, un jeune homme du barreau, qui s’y étoit déjà acquis de la réputation, j’ai su depuis que c’étoit M. Ménage, me vint accoster & m’y fit voir ma traduction de Lucain, de la première édition (p. 96).
De fait, Gilles Ménage est né à Angers en 1613: il a donc vingt ans lorsqu’il rencontre Marolles, et vient d’être reçu l’année précédente comme avocat. Mais, comme on sait, le jeune homme a peu de goût pour le droit, au contraire des lettres –et nous le voyons en effet familier des librairies, et des parutions récentes, dont le Lucain de Marolles. Peu après cette rencontre, il «montera» à Paris pour y faire carrière.
Pourtant, lorsque l'abbé voyage, il ne dit pratiquement rien des éventuelles visites de bibliothèques ou, le cas échéant, de cabinets privés: par ex. la bibliothèque de Bourges n’est pas mentionnée à l’occasion de la visite des curiosités de la ville (p. 112). Nul doute, en définitive, que la sociabilité ne prime, et en l’occurrence les relations de personne à personne: il emploie d’ailleurs la formule de «République des lettres» pour désigner la société des auteurs, savants et amateurs dont il est lui-même partie (p. 191). De même, David Blondel est-il qualifié de «bibliothèque animée» (1): la visite d’une bibliothèque et la lecture de tel ou tel ouvrage sont évidemment bénéfiques, mais elles ne sauraient éclipser les rencontres faites à cette occasion, les conversations savantes que l’on peut alors conduire, etc.
C’est à ce titre que Marolles déplore, en 1651, la mort de Dupuis, «ce grand homme [qui] avoit soin de la Bibliothèque du Roy, avec M. de Saint-Sauveur son frère» (p. 190): il s’agit de Pierre et de son frère, Jacques Dupuy, prieur de Saint-Sauveur lès Bray. D’autres notes très brèves traitent de l’impression de petites plaquettes sur les affaires de Pologne, etc. (p. 208), mais, dans l’ensemble, les témoignages sur les rapports entre l’abbé et le petit monde des professionnels du livre n’apparaissent que rarement dans les Mémoires.
    Auteurs, littérateurs et savants
    La sociabilité littéraire et savante apparaît en revanche constamment au fil des pages, mais nous limiterons ici notre brève analyse à trois exemples, qui semblent plus particulièrement significatifs en même temps qu'il dessineraient le cadre d'une typologie sommaire. Michel de Marolles est très intéressé par la généalogie, à laquelle il consacre une partie importante de son livre. Nous l’avons vu se plonger dans les archives de la Maison de Nevers, réunissant plusieurs milliers de pages de copies, mais il suit aussi très attentivement les travaux en cours et la bibliographie récente. Ayant entrepris une généalogie de la noblesse de Touraine, et d’abord des familles alliées à la sienne, il vient à Valençay en 1635, où il retrouve précisément le spécialiste des généalogies scientifiques, en la personne de Pierre d’Hozier (1592-1660), qu’il avait déjà rencontré à Paris et qui avait été appelé par Jacques d’Étampes pour dresser la généalogie de sa famille (2):
Or, comme il m’asseura qu’il avoit aussi dessein de me voir en mon abbaye, je fus ravi de l’emmener avec moy; de le retenir le plus long-temps qu’il me fut possible & de l’accompagner chez Mons. le vicomte de Brigueuil & chez quelques-uns de mes proches où il voulut aller, aussi bien qu’à Loches & à Tours, où il n’avoit jamais esté (p. 102).
Mais c’est un tout autre personnage que l’abbé rencontrera l’année suivante, à l’occasion de son séjour à Nevers, où il est reçu par la princesse Marie et où il reste une semaine. Il emploie ses matinées à «voir les honnestes gens de la ville», à commencer par l’évêque. Pourtant, un matin, voici que se présente à son «hostellerie»
maître Adam Billaud [Billaut], menuisier, [qui] (me) vint saluer (…) par les ordres qui luy en furent donnés (p. 107).
Or, le menuisier est connu comme poète. Il présente ses vers à l’abbé, qui les admire, en parle à la duchesse, s’étonne de voir que l’auteur est jusqu’alors resté totalement inconnu, et propose d’aider à la publication de son travail. Pour lui, Maître Adam est «l’une des plus rares choses du siècle». En définitive, c’est par le truchement de Marolles que Les Chevilles de Me Adam menuisier de Nevers paraîtront à Paris, chez Toussaint Quinet, en 1644. Marolles en a donné la préface, dans laquelle il présente l’auteur et revient sur les circonstances de leur rencontre:
M’estant des premiers apperçeu de l’excelence d’un si beau naturel & voyant comme d’une façon particulière il estoit orné des dons de l’esprit poëtique, j’ay crû que je devois ce petit éloge à l’entrée de son livre pour témoignage de l’estime que j’ay toujours faite de luy (…). Du moins souviens-toy [,Lecteur,] qu’un menuisier sans autre estude que des outils de sa vacation est l’autheur de ces beaux vers, & que Dieu est toujours libre dispensateur de ses trésors (f. †iii r° et v°).
De manière inattendue, la maison d’Adam Billaut est elle aussi passée à la postérité pour avoir été choisie comme motif par Johan Barthold Jongkind au cours de l’un des séjours du peintre à Nevers en 1874 (Musée d’Amsterdam).

Enfin, notre dernier exemple nous amènera dans le monde du jansénisme et des querelles doctrinales. En 1632 en effet, rentrant de Tours à Villeloin, Marolles y retrouve l’abbé de Saint-Cyran, lui-même en route pour son abbaye: il s’agit évidemment de Jean Duvergier de Hauranne, titulaire de l’abbaye de Saint-Cyran,  mais qui n’y réside que rarement. L’abbaye est située à une vingtaine de kilomètres de Loches, en remontant l’Indre. Il n’est pas douteux que Marolles ait pour l’abbé de Saint-Cyran une très sincère admiration, et qu’il ne déplore «le crédit et l’animosité de ses ennemis» (p. 91, et les commentaires sur la mort de Saint-Cyran, p. 151) –on appréciera tout particulièrement de terme de «crédit»...
Une dizaine d’années plus tard, au cours d’un voyage à Forges où la princesse Marie prend les eaux (juin ? 1643), on leur montra «quelques feuilles du Livre de la fréquente communion de Monsieur Arnauld» (p. 145). Il s’agit très probablement de la première édition de l'ouvrage (3), à propos duquel Marolles souligne que sa réception a été considérablement favorisée par le scandale soulevé par ses adversaires. On pourra s’amuser du commentaire de l’abbé sur les conditions du succès de librairie:
Comme (…) cela fait un volume d’une assez juste grosseur, dont le sujet n’est pas le plus agréable du monde, je croy que si ses adversaires ne s’en fussent pas émus si fort qu’ils ont fait, cet ouvrage auroit eu beaucoup moins de débit qu’il n’a eu; parce qu’outre son propre mérite, il faut avouer que la contradiction a bien aidé à le faire connoistre & à le faire estimer.
L'abbé reviendra à plusieurs reprises sur la querelle du jansénisme dans la deuxième partie de son livre, notamment après la publication de l’Augustinus en 1640 (4). Alors que, en 1653, le pape Innocent X condamne «cinq propositions» soutenues par Jansen sur la question de la Grâce, l’abbé de Villeloin, discutant avec l’archevêque de Toulouse, souligne les difficultés de l’interprétation: une première question est de savoir si les propositions condamnées figurent effectivement dans le texte (et si oui, où et en quels termes exacts), une seconde, si elles reprennent ou non des propositions déjà faites par le docteur de l'Église…
L’abbé de Villeloin est résolument pieux, et attaché à la modération et à la concorde – on pourrait le qualifier de «politique». Cet ancien élève des Jésuites, mais admirateur d’un pasteur protestant comme Blondel, n’est certainement pas favorable à l’exacerbation de la controverse sur la Grâce, et il en rend d’abord responsables les adversaires de Jansenius. Que la querelle apparaisse à plusieurs reprises dans un récit de Mémoires qui sont a priori un récit personnel témoigne de la place qui est la sienne dans les préoccupations de notre savant abbé. Pourtant, s’agissant de l’espace du livre, nous nous bornerons à souligner brièvement trois points en manière de conclusion: 1) Le livre apparaît rarement au premier plan du récit, mais il est bien omniprésent dans le quotidien de l’abbé, qu’il s’agisse d’écriture, de lecture savante ou pieuse (pour autant qu’il soit possible de distinguer radicalement l’une de l’autre), voire de lecture de récréation, ou de discussion sur tel ou tel sujet. 2) Le premier objectif de l’imprimé est bien évidemment de transmettre un certain contenu, mais son utilisation a une signification anthropologique bien plus large: les dédicaces, la remise d’exemplaires, les préfaces et autres pièces liminaires sont autant de signes d’appartenance à une société choisie, déjà désignée comme la «République des lettres». Cette société inclut les personnes «de condition», et elle comprend, pour les raisons que nous avons dites, un certain nombre d’ecclésiastiques, mais elle accueille aussi de nouveaux venus sur la base de leurs seuls mérites –le «menuisier de Nevers» en est l'exemple le plus remarquable. 3) Et, dernier point, la sociabilité mondaine qui est celle de Marolles et à laquelle celui-ci sacrifie si volontiers recouvre une constellation de sensibilités et d’intérêts qui ne correspond nullement à ce que nous désignerions, aujourd’hui, comme les «people»: le savoir, voire l’érudition, mais surtout la piété et une certaine forme de morale policée y sont toujours essentiels.

Notes
1) Le pasteur David Blondel (Châlons, 1590- Amsterdam, 1655), historien de l’Église, généalogiste, appelé comme successeur de Voss à l’Athenaeum d’Amsterdam.
2) Anne Gérardot, Les Étampes, seigneurs de Valençay, XVe-XVIIIe siècle, Valençay, Les Cahiers de Valençay, 2019.
3) Antoine Arnauld, De la Fréquente communion, Paris, Antoine Vitré, 1643, [90-]790-[2] p., 4°. On sait que Saint-Cyran est à l’origine de la controverse, et que la publication du volume fait du Grand Arnauld le premier représentant du parti janséniste contre les Jésuites. Marolles commente: «De là sont nées en partie les grandes animositez pour la doctrine qui n’ont pas encore cessé; mais si nous avions un peu plus de charité, nous serions moins colères», avant de revenir sur les controverses dont on discute dans la petite société mondaine qui séjourne alors aux eaux.
4) Cornelius Jansenius, Cornelii Iansenii episcopi Iprensis Augustinus, Lovanii, typis Iacobi Zegeri, Anno M. DC. XL., 2°.

Cliché: Philippe de Champaigne, Portrait de l'abbé de Saint-Cyran (Musée des Granges, Port-Royal des Champs, D. 1962 1.001).
Précédents billets:  L'enfance de Michel de Marolles; Michel de Marolles (2); Michel de Marolles (3): les espaces du livre.


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